Livres

Écrire

"Des armes au secret des jours

Sous l’herbe, dans le ciel et puis dans l’écriture

Des qui vous font rêver très tard dans les lectures

Et qui mettent la poésie dans les discours"

-Léo Ferré

Je les ai d’abord crus magiciens. Des gens marquants, ayant un don, un talent ou un je ne sais quoi qui leur a permis de traverser mon être et de faire échos dans mes pensées, de m’atteindre et me toucher sans même faire acte de présence physique. Leurs armes : les mots. Leurs corps étaient ailleurs ou n’étaient plus, n’en reste pas moins que je détenais une partie de leur âme entre mes mains. Et puis j’ai arrêté de croire à la magie.

Ils n’étaient qu’humains, comme vous, comme moi. Oui, comme moi.

L’écrivain a un pouvoir : celui d’immiscer son ouvre, ses idéologies dans l’esprit d’une foule hétéroclite de gens. Il les touche sans les affronter directement. Il ne les connaît pas et ne les connaîtra jamais. Il s’en cache, à sa grande joie, puisqu’il s’agit là de l’enjeu de l’écriture. S’il souhaite réellement faire résonner sa pensée, il se doit de se dévoiler, en partie du moins. Bien souvent, il ne se doute pas de l’impact de ce qu’il écrit au moment où il l’écrit puisqu’une ouvre littéraire comme n’importe quelle manifestation artistique, prend toute sa signification de par les yeux de ceux qui la regardent.

Le point de départ de l’écriture est, et sera toujours la lecture. On n’apprend pas autrement. La lecture est le début et la fin de tout roman, de toute écriture. Sans visée créatrice, l’écriture a pour fin l’extériorisation d’une intériorité. Qu’on veuille la faire lire à autrui ou non, on veut sans doute se lire, ou plutôt se relire, comme on le dit souvent. Pourquoi se relire? Parce qu’elle est une première lecture de soi. Je n’imagine pas un écrivain n’aimant pas lire. Il se doit d’entretenir plus d’un rapport entre lui et les mots. C’est l’amour qui ne s’exprime pas que d’une seule et unique façon pour garder la passion brûlante. Sinon, l’écriture comme l’amour s’égare dans le manque, le besoin de s’enrichir par la multiplicité du monde et de se renouveler continuellement. Sans cela, tout devient vite répétitif de ce qui fût avant. L’amour comme l’écriture deviennent réécriture. L’amour des mots devient la condition sine qua none pour garder l’écriture vivante. Sans lui, l’expression perd son sens passionnel et les phrases s’alignent tristement, banalement.

Ce maniement de maître implique de savoir vivre dans un silence-torture. La sonorité de l’écriture passe dans les craquements d’une maison, dans les coups de vents sur les parois extérieures, dans les soupirs d’un enfant. La sonorité se trouve dans le silence que l’homme fait en lui et autour de lui, dans sa préséance à capter les mots et les ambiances qui refléteront ses pensées. Car c’est là que les silences sont les plus difficiles à imposer : dans les pensées d’autrui. Le rythme commandé par la plume doit être plus fort que celui du lecteur pour qu’il le ressente. Et une fois entendu, il doit faire vibrer. C’est le silence derrière les mots, celui qui laisse perplexe, celui qui fait frissonner. C’est aussi le silence d’écrire. À ce sujet, Marguerite Duras dit : " C’est curieux un écrivain. C’est une contradiction et aussi un non-sens. Écrire c’est aussi ne pas parler. C’est se taire. C’est hurler sans bruit. " Comme si écrire voulait dire de vivre dans le paradoxe du silence. Écrire pour dire, sans un son. Écrire pour dénoncer, sans un bruit.

Écrire, pour tout exprimer. J’écris pour dire ce que je ne dis pas. J’écris pour exprimer la totalité de mon être. Le tout qui ne se saisit pas, du moins jamais en entier. Ça se devine petit à petit, perdant ainsi son caractère d’unicité, de ses éléments qui viennent ensemble, entremêlés, entrecroisés. Cette entièreté, dans l’écriture, ça se jette sur papier, ça imbibe pour se perdre à travers les mots et les phrases pour leur donner un sens et mille à la fois. Et quand ça n’imprègne pas le papier, ça gicle partout, ça arrose ceux qui s’en cache et ça salit ceux qui n’en veulent pas. Le lecteur le ressent sans arriver à mettre le doigt dessus. Il est la présence à côté du texte, par delà du texte, mais dans la lecture de celui-ci. Il est là, on le sait, on le sent mais il demeure impossible à démystifier. Il nous fait vibrer, rire, pleurer, se fâcher, sans qu’on en connaisse les ramifications.

Se livrer aux lecteurs parce qu’à quelque part, c’est soi sur le papier. Parfois, le soi que peu de gens connaissent, le soi timide, érotique, assassin. C’est l’âme. Dans son essai Écrire, Duras affirme qu’écrire, " c’est toujours la porte ouverte vers l’abandon. Il y a le suicide dans la solitude de l’écrivain. On est seul jusque dans sa propre solitude. Toujours inconcevable. Toujours dangereux. Oui. Un prix à payer pour avoir osé sortir et crier. " L’écriture crée ce malaise : c’est une antinomie en soi. Complètement seul pendant l’écrit, on se dévoile à soi-même, on laisse tomber les barrières de la censure, on se découvre. Ça épuise mais ça régénère. Comme l’amour. Mais écrire ça veut aussi dire se faire lire. Se montrer tel qu’on s’est découvert dans la solitude. C’est sortir dehors et oser crier ce que l’on est, ce que l’on pense. Oser. Ça prend le courage de s’exposer au jugement des autres. De se voir à travers leurs yeux. Le courage de se faire descendre devant tous, le courage de s’élever. C’est le courage de sortir en pleine bataille et de clamer la paix. Est-ce que le suicide est un acte de courage?

Parallèlement à l’écriture, le suicide n’est certainement pas de la lâcheté. À moins que la lâcheté de l’écriture réside dans le fait qu’on substitue la vie à la vie dans l’écrit. Elle peut donc être un exutoire de l’auteur, de l’être humain du monde. Sans nécessairement être une fuite de la réalité, on s’isole pour en inventer une nouvelle. Isolement.

Solitude de l’homme devant le blanc. Devant l’infini.

Rien ne se crée sans elle.

On s’enferme seul avec soi-même pour se délivrer de ce qui se bat à l’intérieur. On le laisse émerger et on écrit. On le traduit. L’auteur n’est plus là sauf comme chemin à ce qui veut être dit. C’est ce combat qui guide sa plume. Les tranchées sont bondées et il se retrouve tout de même seul avec soi-même, au milieu de ces deux cents solitudes qui cherchent une façon de mourir honorablement. Seule l’écriture le sortira de ce trou. Il n’y a qu’elle pour le sauver.

*

Ces mots. L’envie de les coucher, jouer avec, les transformer, les créer, les tuer emporte la plume qui souvent sèche patiemment au vent des idées. Ou bien le contraire : c’est eux qui, par surprise, se jouent de nous, nous transforment, nous tuent pour faire sens entre eux. Ils s’emboîtent et se déboîtent, se parlent et se répondent dans des enchaînements parfaits, délicatesses d’une ballerine. Ça finit par rendre fou à quelque part cette justesse calculée au millionième près qui sort de sa propre tête, sans commandement préalable, sans disposition particulière. C’est l’obsession.

Écrire c’est tellement plus que de vouloir vendre des livres. S’ils savaient. Descendre dans des bas fonds, explorer la noirceur, se perdre, se retrouver, oublier, se souvenir. C’est avancer sans voir devant tout en sachant que le chemin déjà parcouru s’efface derrière soi. La peur de l’inconnu amène l’écrivain à dépasser ce qu’il est, à aller ailleurs de ce qu’il connaît pour la surmonter. Écrire c’est laisser la peur nous habiter sans défense aucune. Vulnérabilité. À la merci de la folie qui est en soi, celle qui nous guette, celle qui veut crier et hurler son envie de vivre, on la côtoie, on la frôle, on s’emporte et on la laisse écrire sans savoir si elle se rétractera une fois les lignes attablées. En toute lucidité du danger, on s’abandonne à celui-ci. À soi-même.

Si on ne devient pas fou, c’est parce qu’on reste conscient qu’un pas nous sépare de l’aliénation. On ne l’oublie pas. Ceux qui l’ont fait y ont sombré. C’est une lutte sans répit entre celui qui écrit et sa folie. Une guerre entre un seul homme et le néant. On doit être fort, plus fort que soi, se tenir debout, les mots comme précieuses armes, le silence comme fidèle ami. Une guerre incontournable pour découvrir une autre petite partie de soi. Sans combat, pas de victoire, pas d’écrit. Être seul contre l’univers. Pour mieux le raconter, le vivre, l’aimer. L’atome contre la masse. La solitude au centre d’une foule. Tant de gens au même endroit et même pas un qui a vraiment de l’importance à ses yeux. On regarde autour, hagard et observateur à la fois, sans s’identifier à rien ni personne mais tout en demeurant en proie à l’écriture. Quand on écrit, on écrit toujours. Que ce soit en observant, en lisant, en mangeant, en rêvant, en écrivant. On écrit. Par l’acte physique d’écrire naît l’ouvre mais l’écrivain écrit partout, tout le temps, dans la mesure que la solitude nécessaire pour se faire réside en lui.

C’est ça écrire. Il faut d’abord vivre pour écrire. C’est tomber en amour à chaque phrase, chaque mot. C’est un combat de tous les instants. C’est parler et se taire. C’est égoïste et généreux. C’est vital comme besoin. Écrire.