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Entre les fougères et les orties

" . il faut des ailes de chaque côté du sexe. "

Denis Payette

Sinon pour forêt le silence

Nu. Complètement nu, j’écris ce récit. Nu comme ce jour où je marchais sur un sentier en terre battue, bordé de fougères d’une part et d’orties de l’autre. Si j’avais été moine, c’est dans ces orties que j’aurais choisi de jeter mon froc, à cause de la beauté des fougères, à cause du soleil qui se faufilait avec parcimonie à travers la ramure des grands ormes, hauts et droits comme des vigiles, la vigne vierge couvrant leur tête d’un heaume de dentelle verte, protégeant ainsi le sous-bois des rayons ardents.

Devant la fenêtre où j’écris, au troisième étage, rue Marquette, un érable centenaire filtre les rayons du soleil et me protège des regards indiscrets. Je regarde mon corps et je réalise que je ne suis plus aussi nu que lors de cette mémorable balade en forêt : je porte maintenant un anneau au sein gauche ; un autre, connu sous le nom pour le moins singulier de " Prince Albert ", transperce mon sexe depuis deux mois. J’appréhendais ce deuxième piercing, mais l’expérience fut tout autre. Le sein, c’était il y a deux ans, par hardiesse. Deux amis scellaient ainsi leur amitié, j’ai voulu être des leurs. Sur la chaise de mon tortionnaire, rue Saint-Denis, j’ai eu peur lorsque j’ai vu l’aiguille qui transperçait le sein de l’un. " Un clou ! me suis-je dit, comme ceux qui ont transpercé le corps du Christ. " Les séquelles de mon éducation religieuse chez les Franciscains refaisaient surface, comme chaque fois que je croyais commettre un péché, aussi véniel soit-il. J’allais être damné. Mon tour venu, dans la fraction de seconde où le clou m’a mortifié, contre toute attente, j’ai joui. Allongé sur la chaise, j’ai serré les bras du fauteuil, mon corps entier s’est tendu, mes jambes ont frémi, mes pieds se sont cambrés. La douleur et la jouissance se sont unies. Mon esprit s’est embrouillé alors que de mon sexe mou s’écoulait une jouissance inopinée. Plus tard, rue Saint-Denis, j’ai glissé ma main dans mon jean. C’était visqueux. J’ai senti et j’ai goûté. Rue Sainte-Catherine, j’ai répété ce geste à maintes reprises pour ancrer dans ma mémoire le souvenir de ce parfum libidineux. On m’aurait vu que cela n’aurait fait qu’aviver mon plaisir ! Dans les heures qui ont suivi, j’ai ressenti de nombreuses jouissances de moindre importance, comme des secousses telluriques secondaires.

* * *

J’avais perçu l’appétence dans le regard impudique de quelques personnes qui me regardaient quitter la clairière. Je les ignorai délibérément. Je recherchais la thébaïde de la forêt pour me recueillir, tel Saint-François-d’Assise cherchant à se faire une vie d’ascèse après avoir rendu son vêtement à son père. Je voulais communier avec la nature. Je méditais en marchant, sans but, entre les fougères et les orties. Le lieu me troublait. Je sentais la terre fraîche sous mes pieds nus, la brise de terre purifiait mes esprits chemin faisant.

Je percevais l’ombre et la lumière à la manière des peintres impressionnistes. Je ne voyais plus que le maculage de la terre et du bois sur une palette de verts édéniques et d’infimes fragments de bleu céleste dans la pénombre du sous-bois moucheté d’ocelles de lumière vive, telles des givrures sur le manteau d’émeraude d’un félin endormi. Je trouvai là mon chemin de Damas, la révélation de mon alliance avec la nature. Je voulais être l’amant de cour de la forêt. J’aimais le contraste de ma peau basanée devant ce chimérique fauve de verdure qui se dessinait devant moi. J’étais peintre et modèle à la fois. Je peignais avec minutie ce tableau dans ma tête pour immortaliser le souvenir de ma nudité dans ce jardin aux mille délices. J’étais voyeur de mon propre corps et exhibitionniste pour moi seul.

J’atteignis un bout du sentier ensoleillé, boudé par les fougères et les orties, envahi de hautes et flamboyantes verges d’or. Le soleil sur ma peau faisait naître en moi une envie insoupçonnée. Je sentais la fébrilité dans tout mon corps, un désir irrépressible. Je regardais mon sexe flasque se balancer nonchalamment au rythme de mes pas. Ex abrupto, j’eus l’envie de moi, là, sous le soleil, au mitan du jour. Je m’arrêtai et fouillai du regard les alentours. J’étais seul. Je palpai mes seins qui me répondirent d’emblée par un frisson intérieur. Je mouillai mon index dans ma bouche et caressai longuement le bout de ma verge ballante. Je pris mon gland entre le pouce et le majeur et j’écartai les parois du méat urinaire pour en caresser l’intérieur avec mon index. Un liquide clair s’écoulait de mon sexe mou. Je m’en humectai les lèvres et les léchai aussitôt en m’en délectant. Je glissai mes doigts dans les poils de mon pubis où perlaient déjà des gouttes de sueur fragrantes et enivrantes avant de les porter à mon nez pour les humer. Je prolongeai la caresse le long de ma verge qui s’élevait à la grâce de Dieu. J’ouvris la main gauche, celle que mon sexe connaît peu, l’étrangère, j’en mouillai la paume de mon nectar et la refermai sur le bout de mon gland pour le masser en douceur. Je glissai le long de la hampe et revins sur l’extrémité pour y cueillir la sève qui continuait de fluer. Je sentis l’afflux de sang dans le lacis du corps caverneux et son impact immédiat sur l’élévation virile de mon phallus. Je pressai mon scrotum dans ma main fiévreuse et fis dodeliner mes testicules qui ballaient très bas à cause de la chaleur. La sueur ruisselait sur tout mon corps. Mes pulsations s’accentuaient. J’avais chaud, très chaud. Je ressentis une soudaine mollesse dans les jambes.

* * *

D’une main attentionnée, je fais tourner le " Prince Albert " de façon à sentir, à l’intérieur de mon sexe, la caresse des perles d’acier qui le couronnent. Je me remémore mon appréhension quand le perceur m’a montré cet anneau. Pendant qu’il me parlait, je pensais au sacrilège, à l’acte blasphématoire que je m’apprêtais à poser : la profanation de la sexualité pour " me perdre " dans la luxure, le libertinage, l’immoralité ! Mais des préoccupations plus terre-à-terre me ramenèrent à la réalité : la crainte des complications, les dangers de blessure pour mes partenaires sexuels et, avant tout, la peur de la douleur. J’avais pensé au stretching, commencer par un petit anneau et le changer pour un diamètre plus important au fil des mois. Le perceur avait une autre philosophie. Je n’avais pas envisagé d’arborer un bijou d’un tel diamètre, même à la fin du stretching. Je m’imaginais le clou qu’il devrait utiliser pour me transpercer la verge. J’ai revu le Christ ensanglanté, puis je me suis rappelé le sein, la jouissance, et j’ai dit oui.

* * *

Je regagnai la fraîcheur du sous-bois. Les fougères-à-l’autruche qui bruissaient sous l’effet d’un doux zéphyr entre les ormes séculaires m’envoûtaient. La musique à peine audible qui en émanait témoignait de leur origine alors qu’elles n’étaient que de simples têtes de violon. Je marchais comme un contemplatif, à la recherche d’un lieu sacré pour me purifier. Je m’arrêtai à la croisée de deux sentiers, les fougères devant moi, les orties derrière. Apercevant un corps nu au loin, très loin, au bout du sentier par où j’étais venu, tel un satyre impudique, je contrains mon sexe sous le joug de ma main gauche, l’inconnue, et m’imaginai qu’elle appartenait à ce corps nu qui venait vers moi. Dans ce soliloque érotique que m’inspiraient les fougères, alors que je m’abandonnais à l’onanisme, les veines en saillie escaladant mon phallus turgescent, comme la vigne sur un thyrse de chair, se gonflèrent au comble de leur capacité et s’empourprèrent comme gêne au visage. Le fluide coulait si abondamment sur ma pomme de pin que j’eus la folle idée de croire à une source intarissable où s’abreuvait le félin de verdure imaginaire, couché à mes pieds après une chasse effrénée à travers les bois. Je massai virilement mon gland entièrement lubrifié et en fis reluire la couronne, richement sertie de minuscules perles de chair gorgées de sang, comme autant de rubis sur celle d’un monarque. Je voulais jouir dans ces fougères qui ployaient gracieusement devant moi leurs ailes finement dentelées, comme un ange devant le Créateur, comme un vassal devant son seigneur.

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S’excusant d’abord du froid qu’il faisait dans la pièce, le perceur me demanda d’enlever mon pantalon et mon caleçon. Je suis resté nu, allongé sur la chaise, mon sexe au centre de l’univers pendant qu’il m’expliquait les tenants et les aboutissants de l’intervention : le produit désensibilisant qu’il allait m’introduire dans l’urètre, la sensation désagréable comme celle ressentie lors d’un test de dépistage, le tube qu’il fallait insérer pour y passer l’aiguille – le deuxième clou de ma crucifixion ! ai-je pensé -, le sang, abondant peut-être, les soins. Lorsqu’il me montra l’anneau qu’il me proposait, je lui demandai si la grosseur de l’alliance pénienne dépendait de celle du pénis en érection. Il me répondit par l’affirmative, ajoutant rapidement qu’il avait l’habitude d’évaluer la taille du bijou en fonction des physionomies. J’avais peur qu’il se trompe à cause de ma gêne et du froid qu’il faisait dans la pièce. Au moment de percer, il me demanda de respirer profondément ; à l’expiration, c’était déjà fini. Je n’ai pas joui comme pour le sein, heureusement, ça m’aurait gêné sans pantalon. Ensuite, il referma l’anneau et me prévint à nouveau pour le sang. Quelle euphorie ! Quelle félicité ! En voyant ma verge abondamment ensanglantée, mais divinement nimbée, je me sentis brave, intrépide, hardi, altier, fier comme Artaban ! Je serais sorti ainsi rue Saint-Denis, nu, exhibant fièrement mon audacieuse couronne, pour proclamer haut et fort la fin du règne des péchés, de la censure et des tabous religieux refoulés depuis l’enfance.

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Je voyais le corps nu se rapprocher dans le sentier. Mes pulsations augmentaient. Je me masturbais avec ardeur. Mes lourds testicules tapaient tour à tour mon anus et le revers de ma main gauche. J’étais sur le point de jouir. J’écartai les jambes pour assurer mon équilibre et, ce faisant, la pointe d’une fougère, comme une langue étrangère, me toucha le bout du sexe. Un filet translucide nous unit. Je me rapprochai pour sentir à nouveau ce baiser sublime. Je regardai au loin, je savais que je jouirais sur cette fougère prosternée devant moi avant que le corps nu me rejoigne. J’atteignis le point de non-retour. Je regardai au ciel. Je perçus un changement de lumière sur ma droite. Je détournai rapidement le regard. Un deuxième corps nu se trouvait tout près de moi. Je ne l’avais pas vu venir. Il était arrivé par là où je pensais fuir. Je fus surpris. Je perdis pied. Je tombai dans les orties, comme sur un tapis d’aiguilles. Ça piquait, ça chauffait, ça brûlait. Je criais à tue-tête, je hurlais, je rugissais. On me flagellait, on me stigmatisait, on me criblait de flèches comme Saint-Sébastien sous le tir des archers de Dioclétien. Je me vautrai dans les orties. Mon corps entier se tendit, mes jambes frémirent, mes pieds se cambrèrent tandis que les orties me lacéraient les mains. Je jouissais comme jamais je ne l’aurais imaginé ! J’ouvris les yeux en sentant le contact de mains qui m’aidaient à me relever. Les deux corps nus s’étaient précipités en entendant mes hurlements. Ils croyaient que je souffrais le martyre. Ils ne pouvaient pas savoir. Moi non plus.

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Je caresse les anneaux sacrés que je porte au sein et au sexe. Je décroche le téléphone et compose le numéro griffonné sur un bout de papier. Je me réjouis d’avance à l’idée des piqûres d’aiguilles à coups redoublés sur mon pubis et je prends rendez-vous pour me faire tatouer des ailes de chaque côté du sexe !