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Fatalité

Le temps coulait sur mon quotidien tel l’eau sur le dos d’un canard. Routinier et sans remous, ainsi aurions nous pu le qualifier. Je vivais paisiblement dans un minuscule ermitage niché contre une colline. Mon métier d’écrivaine me permettait de besogner bien au chaud dans le calme douillet de ma tanière. Je composais mes journées, selon un horaire bien établi : je prenais mes repas à heures fixes, je m’enivrais de poésie et de prose et je profitais amoureusement de la flore qui m’entourait. Complice de mes fréquentes insomnies, la musique conjurait mes craintes et mes inquiétudes.

Tous les vendredis je m’offre une escapade au village. Je déverse fréquemment mes humeurs sur mon éditeur. Le soir venu, je retourne chez-moi, la voiture bondée de victuailles et l’esprit grisé des derniers potins. Je suis encore jeune, pétillante de vie, brillante et pourtant, si secrète et méfiante. Qui saura apprivoiser l’enfant et la femme qui m’habitent?

Depuis quelques jours, je me sens épiée et violée dans mon intimité. Hier soir encore, j’ai cru apercevoir quelqu’un derrière la fenêtre qui s’ouvre sur mon jardin. Pourtant, à l’extérieur tout semble figé et silencieux. Tel un félin, l’obscurité peu à peu me traque et fait naître en moi un soupçon d’inquiétude. Au fil des nuits qui suivront, mes cauchemars se métamorphoseront en quelque chose de plus réel, de plus humain. Il me semble entendre une créature gratter à ma porte, sonder en douceur chacune de mes fenêtres. Je perçois aussi sa haine et je sens son emprise sur moi croître avec le temps. Pourtant, lorsque je trouve le courage de tenter une percée en " territoire ennemi ", c’est inévitablement la solitude des lieux qui m’accueille.

Je pourrais toujours appeler la police mais comment leur expliquer mon problème. L’esprit cartésien de ces hommes ferait vite de moi, la risée du village.

Cette nuit, l’hiver nous a fait un clin d’oil. La neige encore virginale enlace ma demeure et ramène avec elle, le calme et la sérénité. Novembre s’écoule et malgré de fréquentes sautes d’humeur, je me sens en paix avec moi-même car la créature semble avoir désertée ma vie.

Décembre se pointe coiffé de froidure. Engourdie par de fréquentes migraines, je me sens l’ombre de moi-même. J’ai besoin de changements, de nouveaux horizons. Très bientôt, je devrai prendre une décision mais quelque chose me retient toujours. Voilà que le téléphone fait encore des siennes. Il ne cesse de sonner mais lorsque je prends le récepteur, aucun son ne se fait entendre. J’ai le goût de sortir. d’oublier mes malaises.

Dehors, le soleil tel un monarque, trône fièrement au firmament. Ses rayons dardent amoureusement la carrosserie de ma voiture. aux pneus affaissés. ! Qui a osé molester mon bijou? Sous l’emprise de la colère, je sors en trombe de chez-moi, oubliant de me vêtir convenablement et de prendre les clés de ma demeure. Ma voiture est là, captive de la dernière bordée de neige. Ouf! C’est ce qui a trompé ma vision!

Adossée contre la portière de ma bagnole, je prends alors conscience de mon imposture. La porte du vestibule s’est refermée, me laissant prisonnière de toute cette beauté hivernale! Nul doute ne subsiste, je devrai fracasser une fenêtre pour retrouver la chaleur de mon nid. Absorbée par mes songes, je demeure sourde aux pas qui naissent dans mon dos. Je ne peux donc parer efficacement le coup qui m’est destiné et qui me clouera au sol.

Une main gantée me soulève alors sans ménagement et peu à peu, une créature masquée prend forme devant mes yeux rougis. Trapue et puante, elle se colle à moi. Entre deux nausées, je lui assène un coup de pied entre les jambes. Telle une tigresse, je lui martèle la poitrine, luttant ainsi pour le respect de mon corps et de ma vie. Aiguillonnée par mes débats, la bête s’excite et me bouscule. Transie de peur et frigorifiée, je tente une dernière ruse. Je me jette à pleines dents sur la peau velue de son poignet dénudé. Aux hurlements du monstre, je marie ma propre tourmente. Il se jette alors sur moi et fouille de ses sales pattes, les douces rondeurs de mon corps transi. Je tente de griffer son visage masqué mais mes efforts sont vains. En réponse à ma parade, la créature m’assène un coup de poing à l’abdomen et le souffle court, je glisse au sol. Ma tête tourne et de vives douleurs me clouent sur place. Ma vision se brouille et je sens fondre ma résistance. La bête déchire mes vêtements avec ardeur. Je veux mourir, partir loin. Je sens alors son désir me pénétrer et me souiller. J’ai terriblement mal de cette vie trahie et violée. Mon corps se meurt et mon essence s’envole. Le froid tuera ce que l’ignoble aura ruiné.

Depuis quelques jours, la neige tombe à profusion sur la campagne laurentienne. Froide et silencieuse, elle cache jalousement et sans relâche ce qui fut et ce qui aurait pu être.

De retour de vacances, Mike, l’éditeur de Lisa, est sidéré par ce qu’il vient d’entendre. La radio locale relate avec détails, la tragique découverte.

-.morte depuis quelques jours.corps violenté.dévoré par les animaux sauvages.probable perte de conscience et chute mortelle…sujette aux vertiges et migraines.tumeur au cerveau.états dépressifs et hallucinations..prélèvements difficiles et peu significatifs.

Mike se remémore une conversation qu’il a eue avec Lisa en octobre dernier. Elle voulait différer la date de parution de son bouquin, reprendre contact avec sa famille. Tout en caressant distraitement son poignet encore endolori, Mike se souvient encore.