Moi je n’étais rien,
mais voilà qu’aujourd’hui,
je suis le gardien
du sommeil de ses nuits…
(Francis Cabrel)
Sophie a cassé sa voix. Elle s’était dit que jamais, jamais elle ne lui dirait. Mais sa gorge a cédé. Ses poumons ont parlé. Elle a vu ses mots s’enfoncer en lui comme des projectiles, au ralenti. Ses mots ont tué. Le regard de son père est mort. En brisant son père, Sophie a brisé sa voix.
Sophie fait souvent ce même rêve. Chaque fois, c’est Martin qui caresse son visage trempé de sueur et de larmes afin de la calmer. Au bout de cinq minutes, elle se rendort toujours. Bien des nuits, il la veille, écoutant le rythme de son sommeil. Martin se dit que si le rêve resurgit, il pourra le chasser avant qu’il ne fasse trop de dommages.
Depuis quatre mois, Martin manque souvent le travail pour rester auprès de Sophie. Au début, Martin refusait son silence. Il vivait ce mutisme comme une douloureuse exclusion. Puis, de jour en jour, il s’est désintéressé des mots et a laissé le calme venir à lui. Martin sait maintenant qu’il occupe une place privilégiée dans le silence de Sophie.
Ils sont seuls sur une île où les vagues se brisent sans bruit, où le tumulte de la mer est aspiré par l’eau bleue des yeux de Sophie.
Lorsqu’il se présente au boulot, Martin n’a qu’une idée en tête : retrouver le silence enveloppant de Sophie. Les regards de fausse sympathie et les salutations polies de ses collègues l’incitent constamment à fuir. Réfugié à l’intérieur de son corps, Martin n’est plus qu’un battement de coeur, qu’une expiration silencieuse.
Martin déteste ses nuits. Il sait que s’ouvre alors en Sophie un monde dont il n’a pas la clé. Il sait son impuissance face aux démons qui la hantent. Martin voudrait plonger dans l’univers nocturne de Sophie. Il voudrait la soustraire de cette force qui a fait éclore son silence. Martin se demande parfois s’il existe un endroit sur la terre où la lune ne remplace jamais le soleil. Un endroit où le ciel ne ferme jamais les yeux.
La bouche de Sophie s’est close et le temps s’est arrêté. La vie a marqué une pause. Depuis le suicide de son père, Sophie vit en apnée. Elle a tourné son corps vers le fond pour explorer le silence. Elle sent la main de Martin dans la sienne. Elle le sait tout près. Pourtant, lorsque la nuit tombe, les profondeurs l’avalent et Sophie plonge en solitaire. Martin essaie toujours d’empêcher son corps de glisser dans l’abîme. Mais Sophie est aspirée. Quand l’obscurité relâche son emprise, elle revient vers le jour où Martin la guette.
Depuis quatre mois, Martin veille le sommeil de Sophie. Elle a moins peur de plonger lorsqu’elle le voit alerte, les bras tendus vers l’abysse. Martin craint que Sophie ne revienne pas de ses voyages. Que les ombres la gardent. Mais surtout, il redoute que Sophie accueille les ténèbres. Qu’elle ne les subisse plus. Qu’elle s’y abandonne. Il sait que Sophie lutte contre ces pulsions depuis toujours. S’il fallait qu’elle renonce… Que la nuit obscurcisse l’eau bleue de ses yeux à jamais…
Une nuit, alors que Martin guettait l’abîme, Sophie réapparut plus tôt qu’à l’habitude. L’eau de ses yeux était calme et sereine. Elle entraîna Martin en serrant très fort sa main et déchira la surface de l’eau la première. Sophie aspira vigoureusement l’air chaud et salé et perça le silence de sa voix encore désaccordée : "Je veux vivre !" Sophie avait trouvé un peu de lumière parmi les ombres.