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Génétique et politique, la vie après la modernité

" C’est avant tout à notre époque que revient la tâche

de revendiquer en tant que propriété de l’homme – du

moins en théorie – les trésors que l’on avait par trop

généreusement attribués au Ciel. Mais quelle sera l’époque

assez forte pour faire valoir ce droit et pour entrer en

possession de ces biens? "

Hegel

GÉNÉTIQUE ET POLITIQUE

La vie après la modernité

Il y a de ça plus de quatre milliards d’années, des molécules s’organisèrent afin de lutter contre l’entropie et le temps. Ainsi naquit la vie. On sait depuis Darwin qu’elle évolue par adaptation et mutation. Or, avant longtemps, l’évolution ne sera plus naturelle. Elle sera l’ouvre de l’humain. Par ses savoirs, l’humain se transformera en canal par lequel la vie améliorera sa lutte contre le désordre et le temps. La vie utilisera l’humain afin qu’il l’utilise pour la renforcer : " La vie utilise la vie. "

Chaque espèce correspond à une nouvelle invention de la nature pour lutter contre le temps et l’entropie. Pour exister, chacune d’entre elles a adapté sa biologie pour perdurer. Ainsi, l’humain se distingue des autres espèces par son néocortex, centre de contrôle du langage. La parole, c’est une nouvelle astuce de la vie pour se renforcer. L’échange d’informations nous a ouvert un vaste univers. Il a fait en sorte que l’humain s’est adapté en apprenant de ses semblables. Au fil des générations, les informations transmises se sont accumulées et complexifiées.

Si la vie évolue par mutation et adaptation, force est de constater que certaines espèces sont meilleures que d’autres en ces matières. Par exemple, lorsque des bactéries au génome instable se trouvent dans des conditions difficiles, celles-ci, pour survivre, mutent. Cette nouvelle génération de bactéries mutantes est alors adaptée au milieu dans lequel ses ancêtres vivaient avec difficulté. Elles arrivent ainsi à se reproduire et à perdurer sans problème.

D’autres espèces, tel l’oiseau qui construit son nid, s’adaptent à leur milieu. L’être humain est le maître de cette catégorie. Grâce à ses capacités intellectuelles à transformer ses expériences en savoirs, puis en innovations technologiques, il arrive à dominer toutes les autres espèces. Il a ainsi inventé le silex pour chasser afin de se nourrir et survivre. L’être humain est roi et maître en matière d’adaptation. C’est le seul membre du patrimoine vivant dont on trouve un spécimen sur chacun des continents, et grâce à ses inventions, sous les océans, sur ceux-ci, dans les airs et même, grâce à la station spatiale, dans l’espace. L’adaptation lui appartient. Aucune espèce ne peut prétendre rivaliser.

L’humain, c’est encore, aussi et surtout, l’espèce qui utilise, plus que toutes les autres, l’ensemble de son environnement pour perdurer en conquérant la terre, l’argent ou l’épouse de son voisin. Ce n’est pas pour rien que nous inscrivons l’issue de ces batailles dans l’Histoire comme la victoire de l’humanité sur la barbarie. Par sa témérité et son courage, le guerrier devient héros pour que l’humanité garde son souvenir et demeure vivant.

Toujours, en filigrane, le temps. Lutter pour l’existence signifie tout. Or, la science offre à l’humain une manière plus pacifique et plus complète de s’héroïser et de vaincre le temps.

Depuis que les chercheurs Watson et Crick découvrirent l’ADN en 1954, l’humain a commencé à s’approprier l’autre versant de l’évolution naturelle, la mutation. Nous contrôlons encore peu de chose en cette matière. La génétique en est à ses balbutiements. Mais elle promet de nous expurger des limites de notre support biologique.

Biotechnologie et génétique

À force de persévérance et de recherche, nous avons développé quelques techniques qui nous mènent à l’appropriation par l’homme des processus de mutation. Aucune de celles-ci ne fonctionne parfaitement. Nous sommes encore loin du grand succès, mais nous voyons poindre à l’horizon des victoires qui étaient encore inespérées il y a à peine quelques années.

Les biologistes actifs en transgenèse, l’opération par laquelle on introduit un gène d’une espèce dans le fotus d’une autre espèce, ont depuis longtemps imaginé la production d’organes humains chez des porcs. Vos reins ont une défaillance, qu’à cela ne tienne, on transfert l’ADN de vos reins dans un fotus de porc et dans six mois, on vous installe vos nouveaux reins. Fini la dialyse.

Le Québec participe à cette aventure. À Montréal, des scientifiques de l’Institut de recherche en immunovirologie et cancérologie cherchent à utiliser des virus afin d’attaquer les tumeurs cancéreuses. Le modus operandi du virus est simple, il s’agit d’un organisme qui s’attache aux génomes des cellules saines afin de le modifier et de se reproduire. Si on remplace le code génétique d’un virus par le code sain d’une cellule cancéreuse, le virus attaquera la tumeur en lui rendant son code génétique original. Voilà les virus transformés en taxi pour vaincre le cancer.

À Québec, une équipe de l’Hôpital Saint-Sacrement a découvert une manière de reproduire des cellules de peau en laboratoire afin de traiter les grands brûlés. Elle a ainsi amélioré leur espérance de vie de 40 %. Pourra-t-on un jour photocopier une conscience en reproduisant de la matière grise par génie tissulaire ?

Déjà, le biologiste Aubrey de Grey du département de génétique de l’Université de Cambridge a établi un plan de recherche pour vaincre les processus du vieillissement. La vie semble avoir trouvé une nouvelle manière de lutter contre le temps.

La génétique fait peur parce qu’elle joue dans le sacré comme celui qui jadis, jouait avec le feu afin de tenter de se l’approprier. À la fin du moyen âge, Thomas D’Aquin avait dû convaincre l’ordre établi, le clergé, dont il faisait partie, que l’étude de la nature était un exercice valable. Celle-ci étant la création de Dieu, sa compréhension permettrait de saisir le dessein divin. La construction du savoir était alors légitimée auprès d’un ordre appelé à perdre sa pertinence par l’édification de la raison. Dans la modernité, la vie ne s’organise plus autour de postulats religieux, mais plutôt à travers la volonté humaine et sa raison.

Le politique

La question n’est pas de savoir si l’on doit utiliser les savoirs de la génétique, mais comment on doit les utiliser. Personne ne souhaite être malade et souffrir des limites de son corps. Le génie génétique nous promet de nous en expurger.

Les conseillers du président George W Bush s’opposent, au nom de la dignité humaine, aux recherches sur les cellules souches. Il s’agit d’un point de vue largement inspiré par la tradition religieuse. Or, les États-uniens religieux pratiquants souffrant d’avaries génétiques ne se gênent pas pour faire appel à la science afin de s’en libérer. Ces pratiquants qui agissent aux antipodes de leurs croyances le font également au nom de la dignité humaine, à cette différence près qu’il s’agit de leur dignité.

Au diable les prêchi-prêcha conservateurs. " Les révolutions politiques commencent par le sentiment croissant que les institutions existantes ont cessé de répondre d’une manière adéquate aux problèmes posés par un environnement qu’elles ont contribué à créer. " Qu’en sera t-il si le projet scientifique devait réussir?

Les innovations technologiques influencent l’organisation sociale. L’invention du moteur à vapeur a permis, au XVIIe siècle, l’industrialisation et l’urbanisation de l’Europe. Elle a favorisé l’apparition d’une nouvelle classe sociale, la bourgeoisie. C’est elle qui a fait la Révolution française et adopté une charte de droits et liberté des citoyens afin de bâtir une société plus juste. Le moteur à vapeur est-il responsable des avancées sociales? Non, le moteur à vapeur a influencé l’évolution politique, comme l’invention du condom et de la pilule ont modifié nos rapports à la sexualité. L’appropriation par l’humain des processus génétiques transformera notre relation au corps et au temps.

Si l’on en vient un jour à réaliser l’utopie scientifique, alors la maladie et le vieillissement auront disparu. Les paramètres de la lutte pour la survie seront modifiés par les transformations de notre support biologique. Aura-t-on alors envie de réformer notre conception de la justice et son application?

Aujourd’hui, une majorité de citoyens estiment inacceptables les famines alors que l’on produit suffisamment de nourriture pour nourrir l’ensemble de l’humanité. La crainte de manquer de ressources et de mourir justifie peut-être la cupidité ambiante. Si le temps est de l’argent et que nous bénéficions d’une espérance de vie démesurée, à quoi servira-t-il alors de tolérer les iniquités d’aujourd’hui? En tuant la mort, la lutte pour la survie deviendra moins intense. L’appropriation de la terre, de l’épouse et de l’argent de son voisin devrons se justifier par d’autres vecteurs moins violents que la peur de la mort.

Pour passer d’un régime féodal à un régime bourgeois, il a fallu une révolution marchande; pour passer d’un régime bourgeois à un régime humaniste, il faut peut-être passer par une révolution biologique.