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Justice particulière

Ce matin-là, Pierre et Julie prenaient leur déjeuner avant de se rendre au travail. Il tentait de fixer son attention sur le journal tandis qu’elle mangeait sans grande conviction tout en s’affairant à préparer les casse-croûte à emporter au boulot. Elle commençait à faire un troisième goûter quand les larmes lui vinrent aux yeux. Désormais, il n’y aurait plus trois personnes dans la famille. Cela faisait maintenant trois semaines que le temps s’était arrêté pour eux. Trois longues semaines qu’ils ont perdu leur fille unique Virginie, neuf ans, dans un accident tragique.

" Quoi de nouveau dans le journal d’aujourd’hui? questionna Julie en s’efforçant de cacher les trémolos de sa voix.

– Toujours la même rengaine, marmonna Pierre. Ils ont encore arrêté un homme soûl qui conduisait quand même sa voiture. Te rends-tu compte? C’est la sixième fois qu’il se fait prendre. La justice attend encore que quelqu’un soit tué avant de faire quelque chose? Bande d’abrutis! "

Exaspéré, Pierre lança le journal sur la table et alla enfiler ses vêtements de travail avant de se rendre au garage. Préoccupée par son propre chagrin, Julie ne porta aucune attention aux commentaires de son mari.

L’agent de police Jacques Pilon venait d’arriver au travail et choisit une place dans le local 101 pour l’habituelle réunion d’information qui se tient à chaque changement d’équipe.

" Messieurs, je serai bref. La nuit dernière a été assez tranquille, annonça le capitaine Moreau. Le lot habituel de broutilles : tapage nocturne fait par les jeunes du coin, chicane de couple et même le vieux Fred Bronsard a remis cela en faisant une embardée avec sa vieille camionnette alors qu’il était soûl. Nous l’avions déjà arrêté à cinq reprises par le passé, mais cette fois c’est plus grave, car en plus d’être ivre, il conduisait sans permis. Voilà tout. Il n’y a aucune consigne particulière pour la journée qui s’annonce. Merci Messieurs. "

L’agent Pilon échangea quelques railleries avec ses confrères de travail tout en sortant de la réunion matinale et s’installa au volant de l’auto-patrouille pour ce qui s’annonçait une journée tranquille.

Au retour du travail, Julie s’était arrêtée faire quelques courses. Elle arrivait sur le pas de la porte, les bras chargés de paquets lorsqu’elle entendit la sonnerie persistante du téléphone à l’intérieur. Elle ouvrit non sans laisser tomber quelques choses et se précipita pour aller répondre.

" Allô? répondit-elle haletante.

– Salut! c’est moi, dit Pierre sur un ton monocorde. J’appelais juste pour te faire savoir de ne pas m’attendre pour le souper. J’ai une voiture à terminer et ça va être long. Et tu peux aussi te coucher sans moi. Je risque de finir tard. La voiture du client était très cabossée et il vient la reprendre demain à la première heure.

– Il me semble que tu travailles beaucoup trop ces derniers temps, tu ne trouves pas?

– .

– Après tout, fais ce que tu veux, se résigna Julie. On se reparlera demain. "

Julie sait que Pierre ne cesse de trouver des prétextes pour rester au garage le plus tard possible. Bien qu’il soit le meilleur débosseleur de la région et que l’on vienne de loin pour lui confier sa voiture, elle se doute bien que le travail n’est qu’une partie de la raison qui le retient à l’extérieur de la maison. Il se tue à la tâche afin d’oublier la perte de Virginie. C’est sa façon à lui de vivre son deuil. Au moins, son atelier ne recèle aucune trace du court passage de sa chère fille ici-bas. Julie, quant à elle, cherche plutôt le réconfort auprès de sa famille et de ses amies proches, car lorsqu’elle est seule, elle erre de pièce en pièce, perdue dans ses pensées, essayant de refermer la plaie béante causé par la mort prématurée de son enfant unique.

Julie dormait déjà depuis plusieurs heures lorsque Pierre rentra enfin à pas feutrés et se glissa entre les draps. Malgré l’heure tardive, le sommeil se fit tout de même attendre jusqu’aux premières lueurs du jour.

Le lendemain matin, Julie terminait la préparation des casse-croûte lorsqu’elle se décida à parler à son mari.

" Pierre, ça ne peut plus continuer comme ça. Il n’y a que trois semaines que nous avons perdu Virginie et le fossé entre nous est de plus en plus profond. Il me semble qu’ordinairement les épreuves rapprochent un couple au lieu de l’éloigner. C’est le contraire qui se produit dans notre cas. Nous vivons notre deuil chacun de notre côté et je ne suis pas certaine que ce soit la bonne solution. Si tu veux nous pourrions aller consulter un professionnel ou aller chercher de l’aide.

– Pourquoi consulter? Tu sembles assez bien t’en remettre jusqu’à maintenant. En ce qui me concerne, j’ai besoin de temps pour accepter ce qui est arrivé. Il me semble que c’est normal. Ma petite fille me manque et je ne sais pas comment remplir le vide que son départ a produit dans ma vie. Je n’ai pas le goût de papoter avec des amis qui sont d’ailleurs mal à l’aise et nous regardent comme si nous étions un phénomène de foire. Ils sont mal à l’aise, cela se voit.

-Tu as peut-être raison, soupira Julie. Donnons-nous encore un peu de temps. "

Perdue dans ses pensées, elle remarqua que la voiture de Pierre n’était pas dans l’entrée.

" Comment se fait-il que ton véhicule ne soit pas là?

– Je suis rentré en taxi hier soir. Elle ne démarrait plus. J’ai ma petite idée sur l’origine du problème, mais il était trop tard pour la réparer. Je vais rester après le travail ce soir pour arranger cela. J’ignore pour combien de temps j’en aurai alors ne m’attend pas pour le souper.

En arrivant au poste de police ce matin-là, l’agent Pilon remarqua une effervescence inhabituelle.

"Qu’est-ce qui se passe ici ce matin? demanda-t-il à un collègue qui passait en trombe près de lui.

– Quoi tu n’es pas au courant? Le vieux Fred Bronsard a été renversé par un chauffard à la sortie du bar l’Éponge cette nuit. Le conducteur s’est enfui en le laissant baignant dans son sang sur la chaussée. Il était déjà mort à l’arrivée de l’ambulance. On recherche toujours le gars qui a fait ça. Pauvre Fred, la seule et unique fois où il n’aura pas pris son véhicule en état d’ébriété!

– Avez-vous des indices sur le coupable?

– Il semblerait qu’il y ait un témoin. Un autre gars plutôt éméché qui aurait vu toute la scène. Je crois qu’on attend qu’il ait déssoûlé pour l’interroger.

– Nous vivons dans une petite ville. Je crois que nous trouverons le coupable rapidement. "

Jacques Pilon était sous le choc, mais surtout, il ressentait une impression de déjà vu. Il se rappela qu’un fait similaire avait eu lieu quelques temps auparavant. Il se rendit donc à la salle des archives où il trouva rapidement ce qu’il cherchait. L’accident datait de seulement trois semaines. L’homme qui avait été victime du délit de fuite mortel s’appelait Éric Corbin. Il avait été arrêté à plusieurs reprises pour conduite avec les facultés affaiblies. Sa dernière virée avait tourné au drame. En plein après-midi, après une visite bien arrosée au bar des environs, il prit quand même son automobile. Deux coins de rue plus loin, il faisait un embardée sur le trottoir, fauchant au passage une fillette de 9 ans, Virginie Marion.

L’agent Pilon remarqua immédiatement la similitudes entre ces deux morts. Les deux victimes étaient des récidivistes ayant un lourd passé de conduite avec les facultés affaiblies, les deux hommes ont été frappés alors qu’ils circulaient à pied à la sortie du bar l’Éponge et enfin, ils étaient en liberté en attendant leur comparution devant un juge. Il y avait décidément trop de concordances pour que ce fût une coïncidence. Mais voilà, qui pouvait bien tirer profit de la mort de deux ivrognes. À moins que. Si son intuition se confirmait, il se devait d’agir rapidement. Il interpella son collègue de patrouille et lui fit part de ses soupçons.

Vers la fin de son quart de travail, l’agent Pilon et son coéquipier décidèrent d’aller interroger les parents de la petite Virginie. Ils voulaient surtout vérifier quel genre d’automobile possédait les Marion. Plus tôt dans la journée, les policiers avaient pris connaissance de la déposition du témoin de l’accident ayant causé la mort de Fred Bronsard et une description détaillée de la voiture du chauffard y figurait.

Julie rentrait du travail lorsqu’elle aperçut l’auto-patrouille garée devant chez elle. Elle se mit aussitôt à trembler redoutant une autre mauvaise nouvelle. Serait-il arrivé quelque chose à Pierre?

Les deux policiers vinrent immédiatement à sa rencontre.

" Mme Marion, je suis l’agent Jacques Pilon et voici mon collègue Steve Richard. Nous aurions quelques questions à vous poser concernant un délit de fuite mortel et nous croyons qu’il pourrait y avoir un rapport avec la mort de votre fille.

– Mais l’accident de ma fille n’est pas un délit de fuite! C’est un homme ivre qui l’a fauchée sur le trottoir. "

À ce souvenir, Julie ne put contenir ses larmes.

" Je ne vois pas ce qu’il y a à rajouter à ce sujet. Le dossier est clos puisque le coupable est six pieds sous terre, dit-elle entre deux sanglots.

– J’ai seulement besoin d’informations qui pourraient m’être utiles pour résoudre une enquête en cours. La voiture que je vois ici est le seul véhicule que vous possédez?

– Non. Pierre mon conjoint possède également une automobile.

– De quelle couleur et de quelle marque est-elle?

– C’est une Magentis noire. Je ne vois aucun rapport, répondit-elle de plus en plus mal à l’aise. "

L’agent Pilon se délectait de la tournure des évènements. Il continua son interrogatoire en jubilant intérieurement.

" Dites-moi madame Marion, avez vous remarqué quelque chose d’inhabituel sur la voiture de votre mari ce matin?

– Elle n’était pas dans l’entrée. Elle est tombée en panne hier soir et Pierre doit justement rester après son travail afin de la réparer. "

Les deux policiers échangèrent des regards entendus.

" Merci des renseignements Mme Marion. Nous allons rendre visite à M. Marion à son travail afin de lui poser quelques questions. "

Julie regarda s’éloigner l’auto-patrouille avec inquiétude. Elle pressentait qu’un autre malheur allait frapper.

" Je crois que l’affaire des délits de fuite est sur le point d’être résolue, lança Jacques Pilon de plus en plus fébrile.

– En effet, mais soyons quand même vigilants, retorqua Steve. Nous ignorons ce que nous trouverons là-bas. Je vais demander à une équipe de se tenir prête à intervenir. "

Pierre Marion s’agita lorsque les policiers entrèrent dans le garage Il ne cessait de jeter des coups d’oil à la porte de derrière. Tandis que Steve commençait à le questionner, Jacques se dirigea vers l’atelier de débosselage et un spectacle désolant s’offrit à lui: une Magentis noire, visiblement celle de Pierre Marion, était dans un piteux état. Le capot enfoncé, le pare-choc à moitié arraché et le pare-brise en miettes. Il s’approcha de la voiture pour examiner les dégâts de plus près et c’est à ce moment qu’il vit les éclaboussures de sang sur ce qui restait de la vitre avant. L’impact avait dû être très violent. Pas étonnant que Fred ne s’en soit pas sorti. Il alla rejoindre son collègue à l’avant et lui dit de procéder à l’arrestation de Pierre Marion tandis qu’il appelait les enquêteurs de la section des homicides.

Toute l’équipe était sur les lieux quand Julie arriva en trombe et s’immobilisa dans un crissement de pneus. Juste à temps pour voir Pierre être inculpé de meurtre et embarqué sans ménagement. Elle venait de comprendre que personne ne peut se faire justice soi-même.