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La Distance

En tentant de choisir un sujet pour écrire cet essai, je n’arrivais pas à me décider entre deux thèmes qui me tiennent à cour : l’incompréhension et les mésententes qui perdurent entre êtres humains, ou le cycle de la guerre et de la paix. Puis j’ai compris qu’il existe un lien commun à ces deux thèmes : la distance entre individus. C’est bien ce sujet qui me préoccupe vraiment.

Depuis toujours, l’être humain est un animal social, c’est-à-dire qu’il ne pourrait vivre sans les autres. Cette constatation ne vaut pas uniquement pour les services rendus à l’un et à l’autre; sa racine est beaucoup plus profonde.

Par exemple, dans une expérience malheureuse menée avec des nouveau-nés, les chercheurs ont isolé les petits dans leurs espaces respectifs avec interdiction d’avoir tout contact physique avec eux. En contrepartie, ils recevaient toute la nourriture dont ils avaient besoin. Les pauvres malheureux sont tous décédés quelques semaines plus tard. Évidemment, ce genre d’expérience ne serait pas permis aujourd’hui pour une question d’éthique. Mais là n’est pas la question : c’est la distance, le manque de présence et de sécurité qu’il aurait fallu leur prodiguer et qui ont été les vrais responsables de leurs décès.

Je soupçonne donc cette distance entre êtres humains d’être la cause de plusieurs de ses malheurs.

En voici un autre exemple : chez les petites souris de laboratoire, d’autres chercheurs ont tenté l’expérience suivante : grâce à la technologie, ils ont pu retirer un gène qu’ils croyaient responsable de l’affection maternelle chez la femelle du rat pour ses petits. Ce gène s’appelle Phos B. Les chercheurs ont tapé dans le mille : après avoir mis à terme, la rate, indifférente, ne s’occupait pas de sa progéniture, et les petits, égarés et impuissants, ont terminé au même endroit que les cobayes de l’expérience précédente. Cruel, direz-vous? Évidemment. Peut-on blâmer la femelle de cette tragédie? Bonne question. Mais je ne veux pas me faire l’avocate du diable; je veux simplement me pencher sur cette distance qui fait mal et qui tue.

C’est cette même distance qui empêche quelqu’un de venir en aide à un autre qui se fait agresser. Ce passant a sans doute peur que l’agresseur se retourne contre lui, ou peur d’avoir des problèmes avec la justice, alors il n’ose pas intervenir. Et de toute façon, le coût n’en vaudrait pas la chandelle puisqu’il ne connaît pas la victime.

Pourquoi croyez-vous que l’amour est un des thèmes préféré des chanteurs? Elle fait fuir cette distance temporairement, elle nous rattache et nous fait tenir debout. Et tous ces chanteurs l’ont bien compris.

Alors pourquoi toutes ces atrocités et toute cette indifférence envers certains si " l’amour " est censé être notre colonne vertébrale à tous et à chacun? Pourquoi ces maudites guerres recommencent sans cesse et qu’on ne semble pas pouvoir arrêter ces cycles? Je crois qu’une partie de la réponse se trouve au niveau génétique. Je ne crois pas à l’existence d’un gène de la violence, mais à la possession d’une empreinte de l’agressivité quelque part en nous, et qu’elle est nécessaire pour notre survie individuelle. Au cours de notre évolution, cette empreinte se serait taillé une place de choix, bien au chaud au creux de notre cerveau. Pour le reste, je laisse à nos braves chercheurs le temps et la manière de nous expliquer comment cette empreinte agit sur nous.

Un jour, pendant l’observation du comportement des chimpanzés, Jane Goodall a été estomaqué de constater qu’il n’y avait aucune raison apparente pour qu’un groupe en attaque un autre. Ces deux groupes, selon elle, s’entendaient bien et possédaient respectivement un territoire, des ressources naturelles et étaient composé chacun de mâles et de femelles. Pourtant, le pire est arrivé et le massacre fut atroce.

Il semble que chaque être vivant en arrive à un point où ce qu’il possède ou ce qu’il entreprend ne lui suffit plus : il doit conquérir à nouveau, faire valoir sa force, agrandir son pouvoir ou son territoire, grimper les échelons, bref, il doit actionner de vieux mécanismes de survie pour éviter que ceux-ci ne rouillent et abrutissent l’espèce. Triste tableau, quand on y pense. Nous sommes le modèle parfait du pantin qui exécute les lois de sa propre nature, peu importe les conséquences négatives.

En fait, l’homme a toujours été pris entre deux feux : nous serions alors constamment bousculés entre devoir combler nos besoins individuels et participer à la collectivité (qui, rappelons-nous, nous aide aussi à survivre sur le plan individuel). C’est ce qu’affirme le célèbre auteur Richard Dawkins dans son fameux livre Le gène égoïste, bouquin très intéressant mais désenchanteur; âmes sensibles s’abstenir.

Le besoin d’une hiérarchie afin de stabiliser et sécuriser les individus dans leurs rôles respectifs serait aussi à la base de cette distance : pire encore, la neurochimie du système nerveux entre, disons, le chef, ou du moins celui qui occupe le rang le plus élevé, et un de ses subordonnés, serait tellement différente qu’elle gère en conséquence leurs comportements de domination ou de soumission. On peut avancer l’hypothèse que ces deux individus s’accommodent bien dans leurs positions; par contre, cet état n’est pas nécessairement l’idéal quant au rapprochement de ceux-ci : la hiérarchie n’est là que pour assurer un certain fonctionnement, éviter le chaos et ainsi augmenter les possibilités de survie de leur espèce. Si vous n’avez pas lu l’excellent Histoire de Pi de Yann Martel, courez-y vite : il vous expliquera mieux que moi pourquoi la hiérarchie est nécessaire pour une espèce.

Le rapprochement

Mais toutes ces constatations sont un peu déprimantes et désillusoires. On peut scruter la situation d’un autre oil, et voir que le rapprochement entre individus comporte un côté positif indéniable et inespéré.

En effet, l’amour d’une mère pour ses enfants est génétiquement gagnant : les petits, protégés et aimés, se sentent davantage en sécurité et développent une meilleure estime de soi. De cette façon, ils seront mieux équipés que quiconque pour faire face aux dangers et aux différents prédateurs. Conséquemment, ils ont plus de chance de survie qu’un autre individu de son espèce. À long terme, cette stratégie est gagnante puisqu’il possède donc des chances accrues de se reproduire, et donc de passer sa génétique à la future génération.

Ceux qui aiment le rapprochement sont donc ceux qui ont le plus de chance génétiquement parlant, car ce sont eux qui se font aimer et donc qui se reproduisent.

Que fait-on alors des malades? La nature, nous ayant doté de ses redoutables mécanismes, nous force, dans un premier temps, à repousser les malades car ils deviennent une source inutile de tracas. La preuve, ce sont les chattes mères et certains autres mammifères qui mangent leurs petits s’ils sont handicapés à la naissance. Chez les êtres humains, notre conscience nous pousse plus loin que ce simple raisonnement. Nous possédons tout un système de réseau de santé composé entre autre de médecins et d’infirmiers qui masque maintenant notre première impulsion (de repousser les malades), ce qui est une bonne chose pour eux.

D’après plusieurs études, les patients, peu importe leurs maladies, se remettent sur pieds plus facilement et plus rapidement que les autres lorsqu’ils se sentent supportés par leurs proches. Si tout le monde les avait ignorés, les conséquences pourraient être tout autre. Et pourtant, une fois guéries, ces gens peuvent encore facilement aider à la communauté.

Cette conscience dont la nature nous a doté ne nous sert pas uniquement à raisonner et prendre une décision plus éclairée par rapport aux individus malades, mais elle peut le faire également par rapport à l’agressivité.

Comme nous l’avons vu plus haut, les chimpanzés, entre autre, deviennent parfois plus agressifs sans aucune raison. La plupart d’entre nous savons que la différence entre eux et nous est surtout cette conscience mentionnée plus haut. Nous savons que nous avons un potentiel agressif. Et fort heureusement, dans certains cas, nous tentons de le déjouer en notre faveur. Par exemple, nous ne nous contentons plus toujours de sortir notre épée et inviter notre adversaire au combat. Nous essayons souvent de discuter et de clore la mésentente à l’amiable. Ainsi, nous sauvons indirectement des vies qui peuvent être importantes pour la communauté.

Malheureusement, ces accords ne sont pas toujours possibles et une guerre, ou du moins un combat est alors inévitable. Dans ce même ordre d’idées, le film Hôtel Rwanda m’a bouleversé. Cette guerre civile était, comme bien des guerres, basée sur le pouvoir et le désir de le rééquilibrer entre deux clans différents, les Tutsis et les Hutus. Si ma mémoire est juste, les Hutus accusaient les Tutsis, moins nombreux, d’avoir des traits plus raffinés et d’occuper davantage de postes importants dans la communauté rwandaise. Ils en ont eu assez d’occuper des postes de subordonnés et ont donc décidé de se rassembler et de mettre fin à leur injustice. On connaît la suite.

Les compromis

Heureusement, la règle générale n’est ni toute noire ni toute blanche; la plupart d’entre nous trouve leur compte dans la zone grise.

Si nous reprenons l’exemple de notre système de santé, nous pouvons constater qu’en effet, nous ne laissons pas croupir nos malades, pas plus que nous veillons sur eux à chaque seconde : on finit par créer un équilibre entre les soins prodigués et le temps que l’on a pour vaquer à d’autres occupations. De la même façon, une mère aime son enfant tout en tentant d’évaluer les moments où celui-ci a besoin d’autonomie au fur et à mesure qu’il grandit. L’amour est encore présent tout en faisant place à un peu d’indépendance.

La révolution française de 1789 recèle de petits secrets anodins mais pourtant remplis de signification. Il paraît qu’à la suite de la décapitation du roi, un silence absurde s’est abattu parmi la foule à la seconde où le bourreau a brandi la tête du défunt. Comme si une prise de conscience venait de se faire parmi tous ces paysans, comme une sorte de : " Que venons-nous de faire? " Il est important de voir les conséquences de nos gestes violents pour nous aider à les freiner ou du moins cesser de frapper inutilement. Mais le mal était fait. Cet exemple nous montre que le geste en soi n’était peut-être pas l’objet de désir des paysans, mais plutôt qu’ils cherchaient un apaisement à leur pauvreté. Cette motivation ouvre alors la porte à la négociation.

Le comportement humain est aussi fascinant qu’il est intrigant, et la science est encore loin d’en avoir découvert et compris tous ses recoins. Avec du temps et de la bonne volonté, les chercheurs arriveront à nous en dévoiler de petits bouts de temps en temps. Pour ma part, je suis impatiente d’en connaître la suite. Mieux connaître nos comportements nous aidera à mieux maîtriser ceux qui nous gênent, et peut-être pourrons-nous ainsi améliorer notre qualité de vie à tous.