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La drague

Kenza l’attendait encore aujourd’hui. En théorie, il devait arriver d’un instant à l’autre. Il était presque dix-sept heures trente, heure à laquelle son mystérieux client se pointait avec régularité deux fois par semaine depuis maintenant trois mois. Pour tuer le temps, elle prenait soin de bien plier son lot de sous-vêtements du nouvel arrivage de la collection d’automne hiver de cet année tout en se demandant, non sans rire un peu, qu’est-ce que ce serait cette fois. : "Une petite culotte en dentelle ou un subtil tong de denim?". Ça restait à voir.

Chez Lingerie Double D, comme pour les clubs de strip-teaseuses, certaines relations clients/employées continues d’évoluer au-delà des quarts de travail. Ce que les gros gérants malins appellent du PR ou de la fidélisation, alors que les filles parlent de nécessité.

Pour une vendeuse sur le plancher, qui par habitude est devenu insensible aux charmes et à la séduction, recevoir une bouteille de cristal pour noël ou une invitation à souper dans un des meilleurs restos de la ville peut paraître un peu banal. Mais quand un client paie cash, puisque d’ordinaire les filles reçoivent des petits extras en sus du montant total de l’achat qui n’apparaissent pas aux bas des factures, elles ont tendances à s’y accrocher et à devenir intraitables pour tout autre employée qui essaierait de le courtiser. C’est pourquoi, dans le but d’assainir l’ambiance au travail, elles tendent à se cacher les meilleurs coups.

Kenza n’était pas l’exception à la règle, elle était plutôt celle qui la confirmait. D’habitude, elle se contentait des restes parce qu’elle était la dernière en lice à la Lingerie Double D, et avait donc droit à tout son lot de clients de la classe moyenne de type non initiés : homme qui veut envenimer sa st valentin, ou l’inverse, femme qui veut contenter son homme pour son anniversaire. Mais un jour de grâce, elle décrocha la timbale et prit bien soin de se taire pour pas que la nouvelle ne s’ébruite.

Elle dissimula sa récente trouvaille aux autres filles non seulement parce qu’elle savait que n’importe laquelle d’entre-elles allait lui voler ?se jeter sans retenue sur son client comme une pauvre bête pour tenter de lui soutirer quelques billets?, mais aussi parce qu’avec avec leur cervelles pas encore dégrossies, elles n’arriveraient pas à comprendre ses lubies et tourneraient au ridicule son comportement hors du commun. Voire même appeler la sécurité. Kenza était une femme de tête, mais laxiste et à la fois sensible, et c’est en s’ouvrant à lui qu’elle avait remportée sa confiance. Elle seule pouvait le servir. C’était ce qui était convenu avec son client. Une sorte de secret professionnel. Il ne transigeait avec aucunes autres. Chaque fois qu’elle travaillait, il venait, faisait ses trucs, lui laissait un généreux pourboire puis il disparaissait. Kenza savait ce qu’elle avait à faire et elle le faisait bien.

De cinq à sept, c’était le temps mort et rare étaient les clients qui passaient le tourniquet de la boutique. Les vendeuses en profitaient alors pour se regrouper autour de la caisse et échanger quelques potins scabreux ou Hollywoodiens en se limant les ongles ou en retouchant du pinceau le cour de leurs lèvres. Vers les vingt heures, lorsque l’homme en question fini enfin par franchir la porte du commerce, une des vendeuses, la plus laide du lot ?mais la seule qui avait une grosse poitrine?, se précipita à sa rencontre et lui fit son cirque habituel en déboutonnant son chemisier et en gonflant ses poumons pour tenter d’appâter son regard. Chaque vendeuse avait une tactique bien rodée qui avait fait ses preuves pour arrondir ses pourcentages de ventes bimensuels, et Annie, se sachant moins avantagée que les autres par nature, avait tout misé sur ses seins. Elle s’était fait refaire la poitrine à peu de frais ?ceux du patron? grâce au chantage, en menaçant de dire à sa femme qu’ils couchaient ensemble sur une base régulière. Toujours est-il que le client ne sembla même pas remarquer l’artifice et qu’il continua à se frayer un chemin dans les présentoirs surchargés pour se rendre à Kenza. Annie fut bonne joueuse et ne le prit pas trop mal. Elle profita du fait que des clients s’étaient remis à foisonner pour faire la boutade à quelqu’un d’autre.

Kenza était sa préférée parce qu’elle seule était naturelle. Comparée aux autres femmes avec qui elle travaillait, qui étaient férues des prothèses de silicone ou d’injections de collagène, elle arborait encore fièrement la fraîcheur d’une jeune femme. Son teint doré d’algérienne et sa dentition immaculée se détachaient de sa chevelure noire ébène, comme le reflet d’une cuillère à pêche cuivrée dans l’eau trouble. De plus, ce qui lui donnait une nette longueur d’avance sur toutes les autres dévergondés de la boite, c’était qu’elle n’avait aucunement l’intention de faire carrière dans une boutique de fringues. Elle avait plus d’ambitions. Elle y travaillait seulement deux fois par semaine pour se changer les idées, et le reste du temps elle poursuivait des études de médecine à McGill. C’était une privilégiée, une alpha. À la limite, elle n’avait même pas besoin de son tout petit salaire de vendeuse pour subsister. Une infime portion de la fortune familiale était versée chaque mois dans son compte bancaire par une firme d’Alger, pour s’assurer qu’elle ne manquât de rien. Gracieuseté de papa. Dans l’ensemble, c’est ce qui avait intrigué ledit client. Outre le fait qu’elle fusse jolie et ambitieuse, elle avait quelques choses en commun avec lui : l’argent, la profession et la noblesse ?il était un chirurgien réputé du bloc opératoire de Saint-Luc.

La première fois qu’ils s’étaient rencontrés à la boutique, Kenza avait crue qu’il essayait de lui faire des avances. Il semblait nerveux et il était maladroit ; rien à voir avec ses qualités de chirurgien. Ça devait être quelque chose comme son coup d’envoi ou une mise à l’essaie. Il avait dû rassembler tout son courage pour se décider à y aller, mais une fois que Kenza l’eut mit en confiance, il s’aperçu qu’il n’y avait aucun danger et avait commencé son truc, bien à l’aise. Il lui avait alors désigné les plus belles pièces de lingerie fine et lui avait demandé de les enfiler : "Vous avez la même taille que ma femme, lui avait-il dit, n’est-ce pas magnifique?". Mais Kenza avait eue beau essayer de croire à ses histoires, elle n’y était pas arrivée. C’était le plus vieux truc du monde ?comment déshabiller une vendeuse en claquant des doigts?, pourtant cet homme n’était pas un obsédé pervers, il était tout ce qui avait de plus normal. Malgré sa petite taille, il était bien vêtu et il avait toute sa tête.

Kenza avait fini par céder quand il lui eut dit son emploi du temps. La situation tournait soudainement en sa faveur. C’était à toute fin pratique, du donnant-donnant. Peut-être pourrait-il la prendre comme stagiaire à la fin de ses études? Néanmoins, un service en attirait un autre et le fait d’inverser les rôles l’amusait.

On pût dire, pendant un certain temps, que ce petit homme maigrelet faisait ses journées. Kenza semblait apprécier sa compagnie. C’était même elle, dès lors travestie et complice, qui s’offrait comme modèle. Aussitôt qu’il arrivait, elle prenait tout ce qui était susceptible de lui plaire et lui suggérait même de nouveaux agencements qui dérideraient sans doute sa femme. Ensuite ils passaient ensemble dans la même cabine d’essayage sans se faire remarquer et le petit jeu commençait. Elle se dénudait devant lui et enfilait les dessous. L’homme lui disait alors ce qu’il aimait et il passait à la caisse. Tout le bazar s’effectuait dans la plus grande simplicité, ou presque. La séance pouvait parfois durer plus d’une heure, mais à tout coup, il repartait avec un sac plein à rebord de slips, de bas et de soutiens-gorge de tout acabit. Il en était fou, et sa femme aussi semblait-il. C’était ce que voulait la Lingerie.

Mais ce soir, Kenza en mis un peu plus que d’habitude. Les clients arrivaient par groupuscules tous azimuts après leurs 5 à 7 et les autres vendeuses s’étaient remises à bosser ?autrement dit, personne n’allait remarquer la scène. Alors qu’elle essayait tout l’attirail, elle en profita pour se déhancher un peu. C’était venu tout seul, comme si une douce musique sortie de nulle part l’avait enivrée. Son client avait fini par la séduire, et pour éviter les remords, elle s’était dit que depuis le début c’était ce qu’il voulait et qu’elle allait enfin lui donner ?même au détriment de son éthique qui lui dictait de ne pas déconner avec la clientèle. Elle allait tenter le tout pour le tout et être bonne avec lui. Et c’est ce qu’elle fit. Elle retint son client prisonnier de l’étroite cabine oblong et elle devint de plus en plus lascive derrière le rideau. Au début il trouva que c’était comique, mais lorsqu’elle s’approcha de lui pour tenter de l’embrasser, il s’aperçu qu’elle n’entendait pas à rire. Il se dégagea de son emprise puis la projeta sur un des murs, et sans le moindre geste de panique, il regagna la sortit.

Puis vint alors une semaine sans qu’il passe à la boutique. Puis une autre. Puis encore une autre. Au bout d’un certain temps, Kenza commençait à s’inquiéter. Il y avait plus de six mois qu’elle ne l’avait pas vu. Elle s’était même enquit de son client, pour savoir si à tout hasard, quelqu’un l’avait aperçu. Mais rien. Cet homme n’avait jamais remis les pieds à la lingerie et elle fit donc son deuil.

Un soir, une des vendeuses qui aimait à sortir et faire la fête l’amena dans une boite de nuit un peu spéciale. Après quelques bières, la musique s’arrêta pour faire place à la sono. L’annonceur maison se rinça la gorge puis présenta le premier candidat du concours annuel de drag-queens de la région. Un espèce d’énergumène velue en sueurs et souliers à talons hauts fit alors sont entrée sur la scène et commença à se produire sous les spots.

Kenza le reconnu immédiatement, même sous son maquillage qui coulait.