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La machine

Étendu sur sa chaise longue spécialement conçue pour lui, le baron Laffite apprécie grandement ce moment de détente qui lui permet d’avoir, d’un seul coup d’oeil, un regard sur son domaine et le travail de ses serviteurs. Depuis la grande révolution, il y a déjà deux millénaires, les machines se sont mises à prendre de plus en plus de place dans la société tellutienne. De quantité négligeable, sans la moindre intervention humaine, elles évoluèrent spontanément à un stade qu’aucun humain ne pouvait soupçonner. Le baron Laffite adore ce que cette révolution lui a permis d’obtenir. Il savoure particulièrement son rôle déterminant dans le rétablissement de l’aristocratie tellutienne autrefois florissante. Aux castes originales s’ajoutait le faste et la somptuosité permis par les dernières conquêtes des systèmes planétaires riches en minerais précieux et en matières premières faisant cruellement défaut sur Tella 3. Le baron jouissait maintenant du fruit de son ardeur et de sa soif de pouvoir, de ce qu’il avait pu ainsi acquérir : un riche domaine, une myriade de serviteurs dociles et tout le temps voulu pour s’adonner à son vice préféré : l’asservissement.

– B3i, amène-moi une fruisane, ordonna le baron à son serviteur qu’il reconnaît sans effort grâce à son implant d’identification.

B3i s’exécute rapidement. Abandonnant son outil de nettoyage d’arbustes, il entre à l’intérieur du bâtiment principal du complexe. B3i connaît bien les préférences de son maître puisqu’il a reçu le conditionnement d’usage dans les baronneries du système planétaire de Tellusa. Passant par le hall d’entrée, il traverse le quartier des réceptions et se dirige vers les cages. Il empoigne un décarcéreur en prenant bien soin d’actionner le mécanisme antidouleur. Il ouvre une cage. Le jeune Pytharien accompagné de sa mère n’a que 4 ans, tout au plus. Dès qu’elle l’aperçoit, sa mère sent le danger. D’instinct, elle tente de se rapprocher de son rejeton. Mais le serviteur, nullement affecté par la situation, saisit fermement, mais sans violence, le jeune garçon par le bras. Ce dernier le suit sans résistance, totalement en confiance jusqu’à la salle attenante à la cuisine. Aussitôt arrivé, d’un geste rapide et sûr, assisté par l’outil sophistiqué, B3i lui enfonce profondément les pointes acérés des doigts du décarcéreur dans les yeux. Le mécanisme s’actionne automatiquement et paralyse le garçonnet. Une série de microcapteurs extrait toute l’énergie électro-psychique du cerveau. Indifférent, le serviteur se débarrasse du petit corps maintenant sans vie dans un container: il sera minutieusement traité afin d’en récupérer toute trace d’émotions résiduelles. Retirant le psycho-caisson du décarcéreur, B3i s’empresse de terminer la boisson demandée et l’apporte à son maître.

– Quel régal ! Cette fraîcheur, cette naïveté ne cesse de me surprendre, ne peut s’empêcher de déclamer à haute voix le baron aussitôt les capteurs amenés à sa bouche.

Voluptueusement, le baron Laffite savoure cette énergie enfantine. Il se souvient des circonstances de sa dernière conquête, trois siècles plus tôt, et de la découverte de cette pratique. Avant que les serviteurs reçoivent le conditionnement normal, il s’agit de sélectionner les sujets les plus sensibles, les plus émotifs. On les conserve alors isolé du reste du groupe en favorisant leurs tendances. Les artistes se situent au sommet de l’échelle, la crème de la crème, comme l’a vite découvert le baron. Ils vivent dans un domaine fermé imitant à la perfection un petit village. Toutes les conditions permettant la floraison des qualités affectives et artistiques sont continuellement soumises à l’observation et optimisées avec grand soin. Les maîtres récoltent à intervalles réguliers une certaine quantité de sujets qui disparaissent mystérieusement du village. En petite quantité, ils sont amenés dans les cages de la résidence principale des baronneries. La préférence va aux enfants qui possèdent en grande quantité et sous une forme très pure cette énergie émotive. Tous les maîtres barons consomment maintenant, sous forme de boisson, cette énergie mystérieuse et inconnue de l’aristocratie actuelle. Depuis l’établissement de cette pratique, une sélection rigoureuse a été instaurée en vue d’améliorer la cuvée. Le niveau de qualité a grandement été rehaussé et dépasse maintenant toutes les prévisions des programmes les plus ambitieux. Ce que déguste le baron est du grand cru, un des meilleurs. Le résultat obtenu le ravit. En plus de l’intensité et de la richesse des saveurs émotives, une subtilité pouvait maintenant être perçue depuis un certain temps et le baron la détecte avec plus d’intensité que jamais auparavant.

– B3i, ramène moi en un autre, mais double dose cette fois-ci.

Le serviteur s’exécute encore une fois sans broncher. De retour aux cages, il sélectionne minutieusement des jumelles d’environ 10 ans toujours accompagnées par leur mère. Ce détail apparu rapidement comme un élément clé de conservation de la qualité des sujets jusqu’au moment de leur consommation. Aussitôt la cage ouverte, B3i s’avance pour saisir la première des jumelles quand il remarque le gris clair de ses yeux, le même que sa mère. Mais ce qui le surprend le plus, c’est l’absence de toute forme de peur ou d’inquiétude tant chez la mère que chez la jeune fille, seulement une sorte d’indifférence apparentée à de l’insensibilité. Pour récolter des sujets de l’âge des jumelles, il fallait normalement recourir aux anesthésiques hallucinatoires afin d’endormir la méfiance et les conserver exempt de peur. Elle ne bouge pas. Elle le laisse avancer sans broncher. Le serviteur a un moment d’hésitation devant cette attitude inusitée. Il remarque la même attitude chez sa sour jumelle. Soudain, il ressent une douleur au bras qui tient l’outil voleur d’émotions. Pour la première fois de sa vie, B3i connaît la peur. Il regarde autour de lui et le silence le glace : absolument aucun cri ni aucune trace d’activités ou de présence dans aucune des cages. Terrifié, il essaie de reculer mais aucun de ses membres n’obéit. Pire, les jumelles avancent maintenant vers lui en même temps, semblant unies par une volonté commune. Le serviteur voit son bras se lever et désactiver l’antidouleur du décarcéreur. Il hurle à plein poumons lorsqu’il aperçoit les pointes acérées se diriger vers ses yeux et s’enfoncer lentement. Les cris de douleurs succèdent aux cris d’horreur qui cessent dès la fin de la collecte émotive, le laissant s’écrouler sans vie. Sortant de nul part, un autre serviteur s’approche, récupère le décarcéreur et dispose rapidement de B3i. Aussitôt la boisson préparée, il s’empresse de l’apporter au baron.

– Où est B3i ? C’est à lui que j’avais demandé cette double fruisane, demande le baron suspicieux.

– Il a été gravement mordu par un Pytharien paniqué. On s’occupe de lui présentement. Il sera de service très bientôt.

– Mordu ? Débarrassez-vous immédiatement de ce sujet et de toute sa lignée, répond le baron à la fois surpris et irrité.

Sans se préoccuper plus longuement de ce serviteur, le baron approche la boisson convoitée à sa bouche. Il se produit alors quelque chose de totalement imprévisible. Contrairement à la jouissance attendue, le baron reçoit l’énergie hautement purifiée, un mélange concentré de peur et de douleur. Terrassé, il s’écroule, secoué de spasmes et de mouvements désordonnés pendant une période qui semble hors du temps. Puis, il sombre dans l’inconscience.

À son réveil, le baron Laffite aperçoit deux yeux gris clair qui le regardent et, pour la deuxième fois de son existence, il connaît la terreur. Se relevant aussitôt, tant bien que mal, il regarde autour de lui. L’effroi augmente encore en intensité lorsqu’il réalise le désordre qui l’entoure : tous les serviteurs ont cessé leurs activités et le fixent, immobiles et silencieux.

– Bienvenue dans le monde des humains, monsieur le baron, lui dit la petite fille au regard terrifiant. C’est ici et maintenant que se termine la régence de l’aristocratie des machines et l’asservissement des humains.