Livres

La mort et le reste

Dans la vie, ce que je préfère : c’est la mort. Il n’y a rien d’autre qui procure plus de sens à la vie. Parler de la vie jusqu’à l’en épuiser n’est possible qu’en incluant la mort dans ses mots. Qui que nous soyons, pauvres ou riches, en santé ou malades, débiles ou génies, ordinaires ou marginaux, nous sommes toujours égaux devant la mort. Elle termine chacune de nos vies à un moment qui nous est étranger. Il n’y a rien qui ne soit pas à la fois vie et mort. Naître, c’est le premier pas vers la mort. Si naître se fait dans la douleur, ainsi va la mort. Donner la vie, c’est également donner la mort. Je pourrais penser et parler de la mort jusqu’à ce qu’elle soit, si en moi elle n’est pas déjà. Seulement, je ne pourrais jamais la repousser avec des mots ou des silences. Il faut m’instruire de la mort et vivre avec elle jusqu’à la consumer. Il me faut trouver le courage de vivre et mourir dans la quiétude, assumer cette nature et faire la paix avec soi.

Pour celui qui pareil à moi conçoit la vie comme un complexe organisé qui veut s’entretenir dans le mouvement pour s’y maintenir à tout prix, quitte à consumer l’énergie de son environnement, alors mourir, c’est simplement le retour à l’unité de la vie avec tout ce qui la supportait, c’est retrouver la stabilité, l’inertie et la simplicité. Pourtant, la roche qui s’érode ne vit pas même si elle est organisée, parce qu’il faut un certain seuil de complexité. La vie n’est jamais partout pareille en elle. Il s’agit toujours de l’union symbiotique de parties qui diffèrent profondément les unes des autres. La vie, c’est certaines choses en relation étroite les unes avec les autres. La vie est un système digestif supporté de systèmes complémentaires, la vie est une bactérie dans son environnement, la vie est un neurone en culture dans une boîte de pétri, la vie est un virus dans son hôte, la vie est un écosystème parmi d’autres et la vie est une planète dans un bain de lumière et de noirceur. Ainsi, le fleuve dans son lit, qui s’abreuve des montagnes et des nuages, est-il aussi de la vie? L’univers qui est tout, même moi et les bactéries dans mon ventre et sur ma peau, est-il la vie totale? Si toutes ces choses se réclament de la vie, seulement certaines d’entre-elles vivent et meurent au sens où nous les entendons. Pourtant, sommes-nous seuls à témoigner de la vie et de la mort? Nos proches parents les animaux, nos cousins les plantes et nos semblables qui portent le souffle de la vie en eux, se savent-ils en vie comme nous, non pas à notre manière, mais sans doute d’une manière qui leur est propre?

Poser la question est parfois suffisant, surtout quand la réponse nous échappe. L’important, c’est le questionnement. Sonder la nature et chercher à se comprendre, c’est essayer davantage d’être et c’est vouloir embrasser l’existence d’une paix honorable devant l’insondable et le méconnu. Se situer dans la vie, dans le temps, dans les rêves et devant l’infini, voilà ce que nous faisons présentement et à chaque instant, tacitement et nécessairement, en vertu de ce que nous sommes. Entretenir ces pensées dans l’existence et leur donner l’espace pour s’exprimer, repenser le savoir avec une perspective nouvelle afin de se redécouvrir autrement, vouloir connaître des vérités à tout prix, quand la vérité elle-même a de la difficulté à se connaître, c’est la voie et la direction que je donne à ma vie, c’est l’espace et les reliefs qui me séparent de notre fin commune. Je ne peux pas parler pour vous, je ne puis qu’en mon nom dire les choses que je pense. Une vérité pour moi n’a de sens que dans une pensée qui se cherche dans la cohérence. Même si le coeur humain se nourrit de la chaleur et du réconfort parmi les siens, qui comprennent son langage, parfois, son affection peut embrasser plus large. Si l’imagination et le rêve égayent nos vies et nous passionnent d’absolu et d’éternité, notre mort prochaine semble pourtant nous en interdire. Pourtant, nous continuons nonobstant à rêver de belles choses. Parfois même, le rêve s’alimentant de l’ignorance et de la peur invente des belles histoires pour vaincre le néant. Le temps file et les histoires ne sont plus des mensonges, encore moins des vérités, nous y trouvons seulement le salut de notre âme dans la foi et la familiarité dans l’inconnu. La mort est temporairement exorcisée.

Cela n’empêche certainement pas les humains de tuer et de se tuer. En quoi la mort diffère-t-elle entre un accident et un meurtre ou un suicide? La mort demeurant, seules les circonstances nous informent que le meurtre ou le suicide s’évite. Des humains meurent par centaine de mille chaque jour, mais encore davantage naissent. Que peut donc représenter une mort à nos yeux selon cette perspective? Quelle différence fait la mort quand elle nous est à la fois immédiate et intelligible, quand elle réveille les passions, la peur? Pourquoi le suicide se conçoit-il et comment le vit-on jusqu’à la mort, avec grande lucidité ou dans la noirceur et la folie? Pourquoi ne peut-on pas toujours condamner le meurtre et le suicide? Puisque la mort est naturelle, quelle différence faisons-nous lorsque nous tuons ou nous nous tuons, est-ce moins naturelle qu’une mort par maladie ou vieillesse? Régler la mort est une volonté artificielle qui se nourrit de notre compréhension d’un certain bien et d’un certain mal. Pareillement, régler la vie est une exigence utile pour se parer aux instants de nos vies quand la pensée nous quitte et le coeur se vide de passions. Cependant, vivre et mourir ne sont que des concepts. Pour celui qui est authentique et libre, qui conçoit son passé, son présent et son futur indifféremment, seulement en face de sa conscience et toujours en accord avec la nature qui entretient le souffle de vie dont il jouit, vivre et mourir constituent tous les instants de sa vie, dans le moindre geste qu’il pose et dans chacune des pensées qu’il entretient. Certains pensent davantage de la vie que de la mort parce que l’activité des humains et de leurs semblables ne conduisent que très rarement à l’achèvement direct de leur vie. De surcroît, toute cette activité en elle seule constitue majoritairement la vie et pourvoit le bonheur aux êtres. Parler trop de la mort, c’est manquer l’essentiel de la vie, dit-on. Mais la mort fascine toujours, surtout quand on la vit sans en mourir, et seulement là, le doute et l’inconnu planent. La mort fait ombrage au bonheur dans une contrée ensoleillée. Chasser les nuages n’est pas encore une activité que les humains maîtrisent. Ne pas en parler ne permet pas de panser le coeur dans les moments sombres et douloureux. Il est plus avisé d’en parler et de bien s’en instruire, afin de mieux vivre l’inconnu. Il est impossible que la mort soit une mauvaise fin, comme on a coutume de croire, car toute fin serait mauvaise, il n’y aurait plus de contraste pour en distinguer le bien du mal. Les choses ne sont pas après tout que bien ou mal. Ces qualités se confortent mutuellement, mais ne sont pas l’attribut premier de toute chose, lorsqu’on fait abstraction de soi et de nos intérêts, en propre ou collectivement, on découvre des vérités autres.

Après une mort, il reste toujours la vie. Après la vie, il y a toujours certaines choses qui demeurent. Avant la naissance, il y a déjà la vie, et certainement avant la vie, il y a certaines choses qui sont. Avant et après, nous ne savons pas. La nature et les choses qui sont existent et se supportent dans l’existence, que nous y soyons personnellement ou pas, quand on y pense. Or, jamais cette nature qui nous inclut ne se conçoit dans notre entendement sans que nous y soyons. Et puisque nous concevons toute cette nature qui nous inclut, que nous parvenons à entendre cette chose par delà la brièveté de notre temps, nous participons de cette chose et nous contribuons à sa réalité, comme elle contribue à la nôtre. Toute chose existe actuellement, selon un ordre que nous pouvons deviner. Il suffit de s’arrêter un instant pour observer la stabilité et l’inertie qui nous font naître et mourir, le mouvement et le renouvellement qui nous animent et nous achèvent. Le temps des humains est honorable, il n’est pas vain, car il fait partie d’un tout inclusif qui l’emporte toujours plus loin, vers une destination en devenir. On ne peut pas comprendre une chose en la regardant sous tous ses angles, mais seulement lorsqu’on la compare à autres choses et qu’on la situe par rapport à la totalité de notre savoir, fragmentaire soit-il. Ne pas tout connaître n’est pas le malheur humain, ne pas connaître ses limites et tout ce qu’ils contiennent est un malheur que nous pouvons nous en dispenser. Nous ne pouvons jamais connaître la mort autrement que par nos facultés et nous devons nous en contenter. Situer toutes choses les unes par rapport aux autres nous instruit sur la vie et la mort, mais aussi sur une multitude de choses qui dépasse ce seul cadre de réflexion.

Par ailleurs, la mort ne trouve de substrat que dans la singularité et le particulier. Certaines choses ne meurent donc pas, et en corollaire, ne naissent pas. Ces choses, contraires à la singularité et universelles en tout, se meuvent et donnent naissance à des traits qui méritent notre appréciation parce qu’ils sont d’abord exceptionnels, comme ceux d’une fleur qui croît sur le bord d’un chemin, précieux parce qu’ils agrémentent l’instant mais jamais plus qu’un moment, et éternels parce qu’ils sont un cliché qui se comprend à son histoire et à son devenir. La vie et la mort trouvent leur place dans ce portrait que mes mots essaient maladroitement d’esquisser. Essayer de comprendre une chose en particulier, c’est toujours tenter de la situer parmi les autres choses de notre connaissance. Parler de la vie et de la mort, c’est parler de tout. Quand on survole à plusieurs reprises les différentes contrées moins visitées de notre savoir, toujours sous des perspectives différentes et qu’on revient au point d’origine, certaines choses changent. Le paysage qui n’a pas bougé se transforme sous notre regard changeant. La mort ne revêt pas la même parure. Il y a mille choses et mille autres encore qui attirent notre attention, on veut connaître par delà la proximité jusqu’aux limites. Connaître autre chose que la mort et la vie, pour mieux faire mon séjour jusqu’à la fin, voilà ce qui me donne le courage de vivre et de mourir dans la quiétude et de faire la paix avec soi.