Livres

La Poésie au service du documentaire

Investir l’antécédent, en saisir la moelle initiale; en capter l’essence ou simplement ordonner par les mots ce que l’homme ne peut comprendre par l’image. Le mot, le verbe, la phrase, le commentaire, sources où puise l’homme pour mettre en forme ses idées, pour pouvoir transmettre un message. Si une image vaut mille mots, comme le souligne l’adage, alors pourquoi le cinéma documentaire ne peut-il pas se fier seulement qu’à l’image? Car on stipule que le documentaire doit, à sa base, posséder les notions complémentaires qui sont d’avoir un document et un commentaire. Toutefois, la photographie documentaire, elle-même une simple image, véhicule en soi un message qui excepte aisément l’emploi du commentaire pour l’expliquer ou l’orienter. Si la photographie est autonome en elle-même, alors pourquoi le film documentaire ne peut-il pas espérer la même liberté? Est-il lieu de conclure à un acte d’échec ou si cela est au fondement même du cinéma d’inclure à sa source l’image et le son comme deux entités subordonnées l’une à l’autre au cour du document filmique? Dès sa naissance, le cinéma n’a jamais laissé à l’image sa pleine autonomie, allant parfois même jusqu’à faire du commentaire sur l’image une falsification du réel pour en arriver à la possibilité de promouvoir un message orienté socialement ou politiquement. Ainsi, du commentaire directionnel des prêtres cinéastes jusqu’à Pierre Falardeau dans Le temps des bouffons, exemples types d’une technique du discours au service d’une idéologie, démontrent-ils uns stagnation ou une évolution dans l’emploi du commentaire documentaire? Ces constats établis, il sera possible de considérer le travail d’un réalisateur, soit Pierre Perrault, pour qui l’ouvre documentaire fut ouvertement associée à la parole, conférant celle-ci à ses protagonistes, mais qui obliqua dans sa dernière phase créatrice en utilisant sa propre voix pour illustrer son propos. L’oumigmag ou l’objectif documentaire, film testamentaire de ce réalisateur de talent, serait-il donc, à sa base, un document avoué de l’échec de l’image?

Conformément à ce que propage la croyance populaire, il est difficile de concevoir que le cinéma ne fut jamais muet. Or, les ouvrages d’histoire du cinéma révèlent pourtant ce fait. Que l’on pense aux films des frères Lumières ou ceux de Méliès, très tôt le cinéma fut accompagné de musique, mais aussi d’un discours sur les images par la voix d’un bonimenteur. Rôle de commentateur, il avait pour tâche de rendre les images compréhensibles à son auditoire. Ce commentaire donné en direct durant la représentation filmique visait à rendre intelligible l’image, mais surtout, elle sécurisait le spectateur qui ne se retrouvait pas face à l’inconnu. Puis, The Jazz Singer, le premier du genre, diffuse la trame sonore à même le film. L’arrivée du cinéma parlant n’allait pas pour autant changer la donne, car le commentaire vient remplacer les intertitres. Encore une fois, l’image laissée à elle-même comporte un danger, car la subjectivité qui en ressort, les idées qu’elle peut susciter se doivent d’être briguées par un commentaire directif ou explicatif. Le film documentaire, quelle que soit sa nature, doit toujours raconter quelque chose, une chose qui se dit véridique. En effet, le film est tourné sur le terrain et il prend appui sur la réalité afin de concrétiser le vrai, le fait qui s’est effectivement déroulé et qui en est ainsi vérifiable. Cependant, la pratique cinématographique use d’un montage effectué par le réalisateur, qui peut rendre les segments d’images invisibles et orienter leurs propos. Le commentaire peut faire dire à une image des faits absents au premier abord. Ainsi, le film documentaire, de par son appellation, est considéré comme vrai, comme la présentation d’une image véridique, captée à vif, et par extension, le commentaire qui lui est accolé acquière le statut de vérité. Ce procédé, qui met en relief l’échec de l’image à se dire, permet cependant de créer une expression maximale de l’image et d’orienter et/ou mettre en évidence ainsi le discours que l’on souhaite retransmettre. En ce sens, la mise en scène qui engendre l’expression de la réalité se fait par la voix afin de simplifier le message et de le faire comprendre à tous. Il est possible de présupposer que c’est par le commentaire qu’un dialogue peut s’engendrer, que la réception d’un message peut s’effectuer. Puisque l’on ne peut pas rendre compte d’une totalité par l’image, fruit d’un cadre sur la réalité, on propose de palier à ce manque en le comblant par la parole omnisciente du réalisateur qui détient, à lui seul, la vérité sur les actions présentées sur l’écran. Cependant, il est aisé de dénoter que le commentaire employé afin de combler les absences prend le pas sur les images, allant jusqu’à avoir la préséance. C’est alors le commentaire du réalisateur qui assure la progression de l’image, la complète et l’oriente dans une dynamique interprétative viciée. La voix met en contexte, construit le savoir que le spectateur recevra de l’écran. Si elle doit à son origine servir le récit, un problème éthique survient lorsque le commentaire conditionne le réel.

Par la voix " off " ou hors-champs, il y a automatiquement discontinuité avec l’image, puisqu’elle est plaquée sur celle-ci après coup. L’image est manipulée par le discours, car si on extrait la voix " off " du document, l’image retrouve une certaine autonomie et son contenu réintègre le véridique. Aussi, bien que l’Église se soit d’abord opposée au cinéma, plaisir immoral moderne, elle s’est vite aperçue du potentiel de propagande que ce médium pouvait lui apporter. De ces prêtres cinéastes, deux sont passés à l’histoire : Mrg Albert Tessier et l’abbé Maurice Proulx. Avec eux, le documentaire doit servir principalement à la promotion de l’église, du monde rural et même des valeurs politiques de Duplessis. Par eux, le commentaire dévie au service d’une idéologie, où l’image n’est qu’un support aux discours. À ces documentaires muets, Mrg Tessier va accoler un commentaire de vive voix, faisant office du commentaire pendant la représentation. De l’apposition aux discours tenus dans ces films documentaires ultérieurs où la voix " off " est utilisée, il est aisé d’imaginer les palabres que l’Ecclésiaste devait entretenir au fil de la projection. Ainsi, la venue du documentaire parlant ne change en rien, les prêtres cinéastes continuant à discourir par l’apposition d’une voix omnisciente sur l’image. Mais du discours de ces prêtres à Pierre Falardeau et son militantisme pur, est-il possible d’affirmer que les techniques ont changé? Le temps des bouffons est un pamphlet où les images sont subordonnées au commentaire. Bien que deux idéologies différentes soient défendues, la technique de persuasion reste la même; c’est une propagande verbale. Ils ont nuancé ici le désir de description pour faire de l’interprétation. Ainsi, si l’on prend pour acquis que les prêtres, dans leur cinéma, conservaient le désir de présenter leurs images comme autant de sources référentielles, le documentaire de Falardeau se veut plus qu’une suggestion, qu’une incitation, mais une prise de position politique face aux images. Il est alors possible de se demander si la véritable base à ce cinéma ne seraient pas l’auteur et son commentaire avant tout.

Mais de cette analyse du discours orienteur, constat d’échec d’un point de vue anthropologique, une figure fait ici irruption pour complexifier les données. Pierre Perrault est un exemple majeur et incontournable dans la cinématographie québécoise, son ouvre documentaire reposant sur la parole, mais une parole qu’il attribue aux personnes qu’il filme. Cependant, si la voix " off " est exclue, la narration exprimée par le sujet filmé n’est pas totalement neutre; Perrault provoque et oriente un discours. En 1963, il fait son entrée à l’ONF en coréalisant un long métrage avec Michel Brault, le film Pour la suite du monde. Par cette nouvelle écriture il donne la parole aux protagonistes qu’il auréole d’une authenticité québécoise. S’ensuit une série de films, dont la quête d’identité collective pénètre la notion d’appartenance au pays au moment où cette recherche rejoint le Grand Nord québécois qui sert de toile de fond à une approche poétique et mystique dans un dialogue avec les boufs musqués dans L’Oumigmag ou l’Objectif documentaire et Cornouailles. Documents testamentaires, ces films sont loin d’un constat d’échec au niveau personnel pour l’auteur, car il y prend la parole pour s’afficher clairement devant la caméra par l’intermédiaire d’une voix qui lui est personnel. Dans L’Oumigmag ou l’Objectif documentaire le commentaire agit avec l’image en symbiose. Il ne dirige pas le commentaire sur les images pour y inculquer une méthode d’appréhension du monde, au contraire, l’image et le commentaire sont indépendants l’un de l’autre, mais leur union s’établit en une osmose continuelle. La voix de Perrault ne veut pas diriger, elle veut comprendre ce qui se déroule, se joue devant lui, en tant que témoin. D’un point de vue anthropologique, l’image n’est pas libre, mais le commentaire se veut personnel à l’auteur, il énonce un souhait pour la suite du monde. Derrière ces boufs musqués, ce que recherche le commentaire de Perrault, c’est l’homme, c’est la traversée d’un peuple en terre promise.

Le Cinéaste refuse la fin de son peuple. Et ce film porte en lui l’espoir de tout documentaire, celui d’apprivoiser l’histoire. Ainsi, l’oil de la caméra et la voix se retournent sur les pas des bêtes, pour les connaître jusqu’aux bouts des sabots, pour être si proche d’eux qu’il en rapporte les échos. On peut reprocher à Perrault de prendre la parole pour ces êtres silencieux, tel un anthropologue pour des peuples primitifs, mais ici, loin de vouloir expliquer l’autre, il veut se comprendre lui-même à travers l’autre, à la recherche de la bête lumineuse. À l’aide de sa caméra et de sa poésie, il cherche à transcender l’inéluctable fiction pour aboutir à cette réalité longtemps reniée, à l’homme présent, réel, qui ne peut s’exclure de son cinéma. Se laissant bercer par le vent, il laisse guider sa voix par le moindre mouvement pour fixer définitivement sa parole sur le réel. Persévérant, avec d’infinies précautions, il prend acte dans l’instant et il assume son existence sur le terrain, dans l’environnement des boufs musqués, en laissant fuser sa voix comme un élément du milieu. Il effectue ainsi un double portrait, captant une image tant intérieure qu’extérieure. Car sa voix est poésie en surimpression photographique, non pas une parole discursive. Au bouf musqué se joint la voix, l’homme dans sa quête de survivance. Rempli de mémoire et de mots, il confond l’homme et la bête. Pour être de connivence entre le passé et le présent, il crée la lumière. Il ne raconte pas, mais simplement éclaire notre récit en tant qu’humanité.

Dans une ombre de silence, Perrault retourne à la base, au fondement premier du documentaire en retournant à la voix " off ", mais en tirant doucement vers une telle image dans ces mots que l’on vit ce qu’il voit, une société matérialisée en bête, où leurs moindres mouvements nous représentent. Il les laisse agir naturellement, espérant qu’ils oublient la présence des intrus, mais le film s’avoue sans tromper sa présence. Rampant dans la poussière des ancêtres, les boufs musqués s’égarent au vide du paysage, porté par la voix de Perrault. Voici le remarquable du documentaire, là où des rencontres nous sont racontées.