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L’appareil photo

Il l’adorait. Pourtant, dans un moment de folie passagère, il l’avait tuée. C’était mal, il le savait. Mais elle ne méritait pas son amour.

Léo s’était souvent demandé comment une fille aussi belle pouvait s’intéresser à un gars ordinaire comme lui. Il avait fini par connaître la réponse. C’était son argent qu’elle voulait.

Des années auparavant, il avait hérité une coquette somme d’un vieil oncle, l’avait fait prospérer grâce à de judicieux placements et maintenant il était riche.

Vicky était pâtissière. Elle avait vingt-sept ans, était blonde aux yeux bleus et dotée d’un visage d’ange. Lui était comptable. De taille moyenne, dans la trentaine, avec des cheveux bruns déjà grisonnants et des traits quelconques.

Avant de la rencontrer, il menait une petite vie monotone. Avec son sourire éclatant et sa gaieté contagieuse, Vicky était apparue comme un rayon de soleil dans la grisaille de son quotidien.

Léo était entré par hasard dans la pâtisserie et depuis, il avait pris l’habitude d’y aller tous les matins avant de se rendre au travail, pour boire un café et déguster une de ses délicieuses brioches. Ils échangeaient quelques mots polis, sans plus.

Jusqu’au jour où il avait rassemblé assez de courage pour l’inviter au cinéma. A sa profonde stupéfaction, elle avait accepté. Ils s’étaient fréquentés de façon assidue, puis il lui avait déclaré son amour et lui avait demandé de l’épouser. Elle avait dit oui. Ivre de bonheur, Léo s’était cru l’homme le plus chanceux de la Terre.

Ils étaient allés à Paris pour leur lune de miel. Ils s’étaient embrassés au sommet de la tour Eiffel, s’étaient promenés main dans la main sur les Champs-Élysées et s’étaient régalés de croissants presque aussi bons que ceux d’Annabelle.

Tout allait bien durant les premiers mois de leur mariage. Puis les choses s’étaient peu à peu dégradées. Annabelle s’était mise à faire des heures supplémentaires et à rentrer de plus en plus tard. Suspicieux, Léo avait décidé de la filer discrètement.

Il avait découvert que tous les jeudis soirs et samedis après-midi, sa femme se rendait non pas à la pâtisserie mais au studio de danse à proximité. Lorsqu’il l’avait confrontée, dévoré de jalousie, elle avait prétendu suivre des cours pour lui en faire la surprise.

Mon oil! Ce n’était pas le tango ou la rumba qui l’attirait, plutôt le professeur de danse au physique d’Apollon. Elle avait protesté que c’était faux et l’avait supplié de la croire, en larmes. Furieux, il était parti en claquant la porte.

Il avait passé la nuit à errer dans la ville, l’âme en peine. Quand il était revenu, il l’avait trouvée en train de faire ses bagages. Les yeux rougis, Vicky lui avait annoncé qu’elle le quittait. Elle ne supportait plus sa jalousie maladive.

Elle l’avait trompé et au lieu d’implorer son pardon, elle voulait le quitter? Pour s’enfuir avec son amant? Non, jamais! Elle exigerait le divorce, ce qui l’obligerait à lui verser une pension. Puis Vicky et son amant riraient de lui en dépensant son argent.

Aveuglé par la rage, Léo s’était jeté sur elle et avait tenté de l’étrangler. Vicky s’était farouchement débattue et avait réussi à se libérer de son étreinte. Il s’était emparé d’un lourd chandelier en bronze et lui avait assené un violent coup sur la tête. Vicky s’était effondrée au sol.

Horrifié, il avait constaté qu’elle ne respirait plus. Les remords avaient déferlé sur lui tel une vague brûlante. Il n’avait pas cédé à la panique et n’avait pas appelé la police. Il l’avait longuement contemplée, figée dans une immobilité absolue, une flaque de sang s’élargissant sous elle sur le tapis.

Ensuite il avait enveloppé le corps avec une bâche en plastique et l’avait mis dans le coffre de sa voiture heureusement stationnée dans le garage. Puis il avait épongé le sang et frotté la tache avec un puissant détergeant. A la nuit tombée, il avait roulé jusqu’à la campagne et avait enterré le corps dans un sous-bois. C’était il y a deux mois.

A présent, il vivait tout seul dans leur grande maison vide. Vicky était orpheline et n’avait ni frère ni sour, ce qui l’arrangeait. Pour expliquer son absence, Léo avait raconté à tout le monde qu’elle s’était rendue au chevet de sa grand-mère malade, à l’étranger.

Il avait songé à vendre la maison et à déménager dans une autre ville, mais pourquoi quitter son travail et ses amis? Il avait commis le crime parfait. Personne ne le soupçonnait.

Ironiquement, sa solitude lui pesait davantage aujourd’hui qu’avant son mariage avec Vicky. Elle lui manquait. Inutile de le nier. Il s’efforçait de l’oublier, mais ce n’était pas évident. Pour se faciliter la tâche, Léo entreprit de brûler toutes les photos d’elle qu’il possédait.

La photographie était une de ses passions. Il préférait son vieux Nikon aux nouveaux appareils numériques qui envahissaient le marché, dont il se méfiait.

C’était le début de l’automne. Les arbres commençaient à se parer de couleurs flamboyantes. Pour un photographe amateur tel que Léo, l’attrait était irrésistible. Par un beau dimanche ensoleillé, il partit donc en balade, son appareil photo en bandoulière.

Il déambula tout l’après-midi en s’adonnant à son passe-temps favori. Vers seize heures, il s’acheta un sandwich et s’installa sur un banc de parc pour le manger.

Il s’était couché tard la veille afin de se débarrasser des derniers souvenirs Vicky qui lui restaient. La promenade et l’air frais l’ayant fatigué, il décida de s’accorder une petite sieste.

Léo n’eut pas conscience qu’un inconnu s’asseyait près de lui. Lorsqu’il ouvrit les yeux, il consulta sa montre et constata qu’il avait dormi vingt minutes. Il retourna chez lui, son Nikon sur l’épaule.

Lundi soir en revenant du travail, Léo déposa son rouleau de pellicule dans un centre de développement de photos. La préposée lui dit qu’elles seraient prêtes le lendemain. Il lui assura que c’était parfait. Il n’était pas pressé.

Mardi après-midi, deux policiers en uniforme se présentèrent à son bureau et l’informèrent qu’il était en état d’arrestation.

-Pour quel motif? Je n’ai rien fait!

Imperturbable, le plus âgé des deux lui lut ses droits et lui passa les menottes.

-C’est une erreur! s’écria Léo, consterné d’être humilié ainsi devant ses collègues attroupés devant la porte avec curiosité.

On le conduisit au poste de police. Puis on l’enferma dans une salle d’interrogatoire, où il demeura seul à ronger son frein. Léo craignit un instant que ce fut à propos de Vicky mais c’était impossible, n’est-ce pas? Ils n’avaient pas l’ombre d’une preuve contre lui.

Un quart d’heure plus tard, un inspecteur dans la cinquantaine entra dans la pièce, une large enveloppe à la main.

-Je veux appeler mon avocat! exigea Léo.

-Dans un moment, répondit l’inspecteur. J’aimerais que vous examiniez d’abord ceci.

Il sortit de l’enveloppe une série de clichés et les étala sur la table. Léo se pencha pour les regarder. Ses yeux s’écarquillèrent d’horreur.

-Mon Dieu! souffla-t-il, estomaqué.

Il s’agissait d’agrandissements en couleurs. Le premier représentait une jeune fille rousse. Nue. Les bras attachés aux montants d’un lit. Le visage suppliant, baigné de larmes. La même jeune fille apparaissait sur les suivants, la gorge tranchée.

-Pourquoi me montrez-vous ces photos? s’enquit Léo d’une voix chevrotante.

-Vous la connaissez?

-Non! Je ne l’ai jamais vue de ma vie!

-Elle s’appelait Nadia. C’était une étudiante de dix-neuf ans portée disparue depuis deux semaines.

-Quel rapport avec moi?

-Nous avons des raisons de croire que vous êtes l’auteur de ces photos.

-Quoi? Non! Je. c’est impossible! balbutia Léo en blêmissant.

-Alors expliquez-moi pourquoi l’employée à qui vous avez remis votre pellicule photo hier ait failli perdre connaissance en les développant?

-Ce ne sont pas les miennes! Il y a certainement eu un mélange. Vérifiez!

-Elle se rappelle très bien de vous. Vous êtes arrivé quelques minutes avant la fermeture.

-Cette idiote s’est trompée! Je n’étais quand même pas le seul client de la journée!

-Vous étiez le dernier. Elle a noté vos coordonnées, glissé votre rouleau de pellicule dans une enveloppe et vous a donné un reçu sur lequel l’heure du dépôt est inscrite. 17h54. Vrai ou faux? demanda l’inspecteur en le scrutant du regard.

-Cette partie-là, oui. Mais je n’ai pas tué cette fille, je le jure! hurla Léo d’une voix empreinte de désespoir.

-Vous pouvez appeler votre avocat, maintenant. Vous allez en avoir besoin.

Confiné dans une cellule étroite, Léo eut tout le temps nécessaire pour réfléchir. Qui était stupide au point de faire développer des photos compromettantes dans un commerce? Certainement pas lui! Et d’abord, qui aurait l’idée de photographier sa victime? Quelqu’un qui n’avait pas toute sa tête. Un psychopathe qui avait sans doute été abusé dans son enfance.

La police finirait bien par trouver ses photos parmi celles du magasin, se disait-il pour se rassurer. Puis une terrible pensée lui traversa l’esprit. Et si le vrai meurtrier recueillait ses photos à sa place? Dans ce cas, la police ne les retrouverait jamais et lui demeurerait suspect! Le désespoir l’envahit. Il avait l’impression de nager dans un cauchemar sans fin.

L’appareil photo de Léo fut saisi par la police comme pièce à conviction. On le pria d’identifier l’objet emballé dans un sac transparent.

-Ce n’est pas le mien, affirma-t-il aussitôt. Il doit s’agir d’un modèle identique.

-Nous l’avons pris à votre domicile et vos empreintes digitales sont dessus.

-C’est impossible, voyons!

-Vous me traitez de menteur? rétorqua l’inspecteur d’un ton sarcastique.

-Non, bien sûr que non. Je suggérais seulement.

-Et moi je vous suggère de trouver une meilleure défense. Celle-ci ne vaut pas un clou.

De retour dans sa cellule, Léo se replongea dans ses réflexions moroses. Avaient-ils découvert ce qu’il avait fait à Vicky? Était-ce pour ça qu’ils s’acharnaient à lui coller ce meurtre sur le dos? La police falsifiait parfois des preuves à la télévision. Était-ce pareil dans la vraie vie?

Quelque part non loin de là, à l’abri d’une chambre noire, un inconnu s’apprêtait à développer ses plus récents chefs-d’ouvre. L’anticipation de les ajouter à sa collection le faisait trembler. Cependant, l’image qui apparaissait sur le papier le laissa perplexe.

Lorsque toutes les photos furent mises à sécher, l’évidence le frappa de plein fouet. Ce n’était pas les siennes! Quel imbécile prenait plaisir à photographier de foutus arbres? Où étaient passées les photos de sa jolie captive? Mais surtout, entre les mains de qui étaient-elles tombées?

Léo raconta à son avocat l’hypothèse de la substitution du Nikon. Il ne le crut pas. Pire, il lui dit carrément que sa théorie ne tiendrait pas la route en cour et lui conseilla de passer aux aveux afin de réduire sa sentence.

-Je suis innocent! ne cessait-il de répéter. En vain.

Munis d’un mandat, les policiers fouillèrent chaque centimètre carré de la maison et de la voiture de Léo. Ils trouvèrent des traces de sang dans le coffre et sur le tapis de la chambre en quantité suffisante pour procéder à un test d’ADN.

Par une extraordinaire coïncidence, Vicky et Nadia partageaient le même groupe sanguin.

Les preuves étaient accablantes. Le juge refusa la liberté conditionnelle à Léo, qui attendit son procès en prison. Quelques mois plus tard, un jury le déclara coupable d’enlèvement et de meurtre avec préméditation. Il purgeait actuellement une peine de vingt ans sans sursis et continuait à clamer son innocence.

Malgré tous leurs efforts, les policiers ne découvrirent jamais le corps de Nadia. Ses parents croyaient son assassin derrière les barreaux alors qu’en réalité il courait toujours les rues, à l’affût de nouvelles victimes. Mais au moins Vicky avait été vengée.

FIN