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Le Maître

Bleu Méditerranée. Blanc sable. Rouge sang. L’analogie avec la patrie de la victime était presque trop flagrante. Il décida de laisser tomber l’évocation du ridicule drapeau de l’Hexagone et signa la toile d’une main de maître. La couleur rubis commençait déjà à virer au marron.

Il rangea pinceaux et chevalet dans le coffre de sa voiture et jeta un dernier coup d’oeil sur la jeune femme qui était étendue, les bras sous son corps, comme pour se protéger du froid. Elle avait été un modèle intéressant ; ses rondeurs évoquant les dunes de l’oeuvre. Il remarqua que ses cheveux commençaient à sécher comme des algues échouées. L’ensemble était parfait, presque trop parfait.

Encore une pièce et l’exposition serait prête. Tous les critiques s’extasieraient sur la profondeur des oeuvres et sur l’harmonie des couleurs. Les visiteurs en costumes trois-pièces ou en robes longues fixeraient intensément chaque toile comme si leur regard ne voulait plus s’en détacher.

Et lui, le Maître, récolterait le fruit d’un travail à la limite de la perfection. Mais l’argent, il s’en foutait. Il en avait assez pour le brûler dans l’âtre qui trônait dans son salon. Il désirait bien plus que ça.

Il remonta la petite route qui menait à la plage. La radio diffusait un air de jazz qu’il affectionnait. C’est en sifflotant qu’il regagna son domicile. Il s’arrêta quelques instants pour regarder la façade de son imposante demeure. Il savait ce que tout le monde disait de lui : riche, vaniteux et pas plus loyal qu’un mâle en rut. Mais ça aussi, il s’en foutait. Les gens snobs parlaient de lui dans son dos mais venaient admirer ses tableaux à chaque exposition. S’ils savaient ces pauvres crétins avec quelle habileté il déguisait ses scènes de crime en oeuvres surréalistes d’une grande beauté. S’ils savaient à quel point il n’éprouvait aucun remord pour chacune de ses victimes. Octogénaire, adolescente, jeune couple. rien ne l’émouvait. Sauf les chats. Ces félins gracieux qui chassent parfois en duo dans un ballet synchronisé d’une grande finesse. Chacun prend une position stratégique afin de confondre leur proie et d’assener le coup final.

Lui, le Maître, n’avait pas besoin de travailler en équipe. Il était trop rusé et trop intelligent pour ça. Il attirait ses proies avec des leurres d’une banalité vraiment navrante : son argent, sa célébrité et sa belle gueule.

Il rentra chez lui et se versa un scotch. La brûlure de l’alcool lui fit du bien. Il l’avait bien mérité ; avant de mourir la femme lui avait tout de même décroché quelques coups de pieds bien placés. Il remarqua aussi qu’elle l’avait légèrement griffé dans le cou. Il esquissa un sourire en se remémorant la scène. Elle avait quelque chose de félin elle aussi. Mais, il ne pouvait l’épargner ; il avait besoin de la substance qui le consacrait "Maître" depuis une décennie : son sang.

Quelques jours plus tard, le Maître décida d’entreprendre sa dernière création. Il avait fixé son choix sur un adolescent pré-pubère. Selon lui, la jeune sève devrait nuancer admirablement son oeuvre. Il découvrirait peut-être le rouge éclatant qu’il recherchait depuis tant d’années. Il ne lui restait que le décor à dénicher. Il réfléchit pendant de longues heures en caressant la fourrure soyeuse de Davis, son chat préféré. Soudain, il trouva ce qu’il cherchait. Il tuerait l’enfant dans l’usine désaffectée du quartier sud. Le contraste entre la pureté du petit et l’odieuse saleté des lieux relevait du plus pur génie.

Il prit sa voiture et longea la route qui menait à l’école du quartier. Son gracieux compagnon, Fitzgerald, se lovait sur ses cuisses. En emmenant le chat, il était certain de harponner rapidement un jeune garçon sans méfiance.

Il arrêta sa luxueuse bagnole près du parc où s’amusait une nuée d’enfants. Il les regarda se balancer et les envia quelques minutes. Son enfance à lui était si sale que le moindre souvenir lui donnait la nausée. Il chercha des yeux son prochain modèle et le repéra assez facilement. Le jeune garçon devait avoir environ neuf ans et marchait en simulant des passes au soccer. Il baissa le son de la radio et sortit la tête de la voiture. "Hé petit !" Le jeune garçon s’arrêta sans compléter son offensive de joueur émérite et regarda dans sa direction. Le Maître poursuivit : "J’ai trouvé ce chat dans le quartier. Sais-tu à qui il appartient ?". Le petit bonhomme secoua la tête. "Aimerais-tu t’en occuper le temps que je lui trouve une bonne famille ?". Il s’approcha doucement pour regarder Fitzgerald qui sommeillait au soleil. "Viens le prendre, si tu veux." Le Maître sentit que le garçonnet était impressionné par la rutilante voiture et se pencha pour lui montrer le chat. "Monte, je te ramène chez toi avec ce gentil matou et tu demanderas à ta maman de le garder quelques jours." Le garçon hésita quelques secondes et grimpa dans la voiture qui démarra aussitôt.

Le Maître roulait de plus en plus vite malgré le regard inquiet de l’enfant, qui commençait à regretter d’avoir monté à bord de la magnifique voiture. Il indiqua l’itinéraire de sa maison au conducteur qui ne le regardait même pas. Il ne souriait plus. Il fixait la route, les mains crispées sur le volant.

L’enfant commença à pleurer mais le Maître ne lui accorda pas un seul regard. Il se concentrait sur la façon d’extraire la précieuse substance et de l’étendre rapidement sur le canevas avant que l’éclat rubis ne s’estompe.

Il contourna l’entrée principale de l’usine abandonnée et se dirigea vers un accès plus discret. Il arrêta la voiture et ordonna au garçon de descendre. Il prit son bras et le traîna à l’intérieur. Il s’arrêta quelques instants, sourd aux supplications de l’enfant, pour trouver le décor qui lui convenait. Quand il trouva ce qu’il cherchait, il se tourna vers le petit et sortit un grand couteau de sa poche. Les yeux de l’enfant s’agrandirent démesurément et le Maître put y lire toute la terreur d’une enfance qui s’éteint. Il sectionna la veine jugulaire sans hésitation, ce qui provoqua un flot écarlate qui fluctua comme une marée d’automne. Le garçon fut submergé de petits soubresauts et glissa silencieusement sur le carrelage jauni.

Le Maître retourna à sa voiture et prit rapidement une grande toile vierge, ses pinceaux et ses tubes de peinture. Il retourna à l’intérieur de l’usine et commença à installer son chevalet. Il se pencha délicatement sur le petit garçon afin de lui donner un angle intéressant pour son oeuvre finale. Quand il eût placé chacun des membres de l’enfant, il lui lacéra profondément la poitrine afin d’en extraire la jeune sève et de la peindre avec tout le brio que les collectionneurs lui reconnaissaient.

Il se concentra sur son oeuvre qui prenait forme à mesure que l’enfant se vidait de sa vie. Il mélangea quelques nuances sur sa palette afin de mettre en valeur sa couleur fétiche : le rouge sang.

Après des heures sans lever les yeux de sa toile sauf pour observer son jeune modèle, il recula en plissant ses yeux. L’oeuvre était terminée. Cette magnifique toile venait boucler la boucle de son exposition. Il était satisfait mais il savait qu’il ne tarderait pas à entreprendre une autre exposition. Le succès de celle-ci, pas plus que le triomphe de son dernier vernissage, ne le stimulaient suffisamment pour songer à se retirer de l’Art. La recherche de la couleur parfaite était sans doute sans fin. À ses yeux, le sang ennoblissait ses toiles mais ne conservait jamais son éclat ardent de vie.

Il emballa son matériel et retourna à sa demeure sans une seule pensée pour sa victime. Fitzgerald ronronnait sur la banquette avec un plaisir évident. Il sentait que son maître était satisfait de sa journée.

Quand il entra chez lui, Armstrong se frotta contre sa jambe. Il adorait ses trois chats mais sa préférence allait immanquablement à Davis, le plus majestueux des trois. Comme d’habitude, il prit une douche rapide et alla manger dans un resto branché du centre-ville.

Le jour de l’exposition arriva très vite. Toute la ville parlait des dernières créations du Maître et se perdait en conjectures. Le grand artiste allait-il encore exposer toute la beauté de l’art surréaliste ? Ses toiles seraient-elles une symphonie de couleurs que lui seul savait peindre ? Les représentants de la presse piaffaient d’impatience en attendant l’heure sacrée où les portes de la galerie allaient dévoiler l’immense talent de ce virtuose de la couleur.

Quand l’horloge sonna dix-neuf heures précises, les portiers accueillirent les gens qui se ruèrent à l’intérieur de la galerie. Les quatorze toiles resplendissaient sur les murs crème. L’amalgame des différentes teintes de rouge hypnotisait tous les regards. Le Maître, lui-même resplendissant, attendait près de sa dernière oeuvre, son chat Davis dans ses bras.

Les photographes mitraillaient chacun des tableaux comme s’ils allaient disparaître avant qu’ils aient fini leur travail. Comme à son habitude, Le Maître affichait un petit sourire narquois et caressait son chat sans quitter des yeux ses dernières créations. Il regardait aussi la faune des bien-pensants se déverser dans la galerie avec des oh et des ah ébahis. Tout le monde y était : le maire et son épouse boudinée dans sa robe achetée pour l’occasion, le chef de la police locale, quelques professeurs émérites de l’université, les fameux critiques d’art de la ville, les hommes d’affaires flairant l’oeuvre la plus profitable, quelques belles femmes invitées pour égayer l’endroit.

Les journalistes se rapprochèrent de lui jusqu’à l’encercler à une distance respectable. Ils savaient que le Maître ne supportait pas d’être reniflé de trop près. Les mêmes questions stupides fusaient de toutes parts : quelle est votre source d’inspiration ? comment arrivez-vous à reproduire une telle fusion de couleurs ? quelle est votre discipline de travail ? Chacun voulait capter son attention en posant pourtant les mêmes questions mornes que lors de son exposition précédente.

Une jeune femme se détacha du groupe. Il ne l’avait jamais vue auparavant. Elle le fixait sans vergogne. Elle lui demanda, d’une petite voix suave : "Monsieur, comment expliquez-vous que vos couleurs ne gardent pas leur éclat après quelques années ?"

Le sang afflua à son visage et il sentit battre son pouls dans sa tempe. Elle l’avait appelé Monsieur avec une pointe d’ironie dans la voix. Personne ne l’appelait Monsieur. Il n’était pas un monsieur-tout-le-monde, il était le Maître. Il recula de quelques pas et se colla vers son oeuvre en pressant un peu trop Davis dans ses bras. Le chat qui n’appréciait pas l’humeur ni la poigne de son maître se débattit pour recouvrer sa liberté. Le Maître le serra encore plus fort. N’ayant pas d’autre choix, le chat le griffa de toutes ses forces au visage. Le sang gicla sur la toile en même temps que les bras du Maître battaient l’air.

Il y eut un moment de stupeur dans la galerie. Tout le monde fixait la tache de sang sur la toile. Le Maître se retourna et vit son propre sang qui maculait sa dernière oeuvre. Il hésita quelques secondes et éclata d’un rire démoniaque qui secoua l’échine de la foule. Il s’approcha de la tache et l’étendit avec sa main. Pris d’une frénésie, le Maître ne pouvait plus s’arrêter de rire et d’étaler sa propre sève sur le tableau. Il passait la main sur son visage et la repassait sur sa création en étant secoué de rires et de sanglots convulsifs.

Il s’écria : "Dix ans ! Dix ans à chercher la divine couleur. et la voici qui jaillit de mes propres veines ! Admirez la merveilleuse teinte de vie ! La plus belle entre toutes les nuances. Celle qui ne perdra jamais son éclat."

Davis vint de frotter contre sa jambe en ronronnant affectueusement.