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Le Noel d’un Frank

Enfin le jour. On dit qu’à chaque jour suffit sa peine mais pour moi c’est à chaque nuit que suffit sa peine. Je hais les nuits, je hais l’automne et l’hiver qui les rallongent. L’heure et le temps n’ont pas de sens pour moi, ma vie tourne en rond et mon point de départ d’aujourd’hui sera probablement mon arrivée de demain. Ça n’a aucune importance. La nuit, je cherche une grille chaude, un " entre deux portes ", un recoin de ruelle aux murs tagués .cette maudite nuit qui vient toujours de plus en plus tôt.

Pour l’instant, j’ai faim, j’ai encore faim. Tiens, c’est Jos le barbu. À voir ses poches bien rondes, il a déjà commencé sa tournée des poubelles. Jos veut être certain de passer avant tout le monde, surtout avant les éboueurs, voleurs de victuailles.Jos est un ami, il partage ses trouvailles. En mangeant des fonds, on finit par se faire un fond. Les restos ouverts 24 heures nous facilitent la tâche parce qu’il y a toujours quelqu’un qui mange et les poubelles se remplissent continuellement. Mais nous sommes reçus comme des goélands. J’ai soif, j’ai encore et surtout soif. Une bouteille, trouver de quoi pour oublier, oublier que je tourne en rond, que j’ai froid, que la nuit reviendra.

Enfin le jour. La ville s’éveille, ça commence à bouger. Les lumières des édifices s’allument encore plus, les autobus sortent, partout le bruit s’intensifie. C’est le temps d’aller tendre la main à une sortie de métro ou à un endroit passant qui assurera la bouteille quotidienne. J’ai beaucoup d’amis, de vrais amis parce que sans eux je ne saurais pas si j’existe. Je ne serais rien. On se retrouve toujours quelque part, nulle part, sans même se donner rendez-vous. Et on sirote..

Il me semble que la ville est bien agitée, c’est probablement Noël bientôt. Noël, c’est ça. J’ai faim. J’ai encore faim. Je vais aller voir Lorie la serveuse de " Chez Mamie ". Lorie me sert occasionnellement une soupe, sans frais, en autant que j’occupe un petit coin retiré du casse-croûte et que je ne m’y éternise pas. Avec un pain sans beurre. Je n’ai pas besoin de beurre. Il n’y a pas que sa soupe qui réchauffe, son sourire aussi. Parce qu’il est tout aussi gratuit et parce que sous mes vêtements sales et défraîchis, il y a quand même un cour. Lorie me dit de ne pas venir demain, c’est fermé pour Noël et elle me donne une poignée de monnaie qu’elle sort de sa poche. J’ai soif, j’ai encore et surtout soif.

Dehors, il neige. Tiens, c’est Ti-Dom, un revenant. Ça fait belle lurette.Salut l’ami ! Bon. ce n’est pas lui. Le cerveau me joue des tours, engourdi par le froid, la bouteille, l’ennui et la peur de la nuit. Noël c’est lumineux, c’est grouillant, c’est bientôt et ce n’est pas joyeux " le Joyeux Noël ".les abris d’une nuit sont barrés; pas de buanderies, pas d’entrées de magasins et pas de restaurants non plus. Restent les hôtels remplis à craquer, qui n’ont d’intérêts que de bien servir des touristes en leur évitant surtout la vue des gens de la rue comme moi. " Flânage interdit ".

Seul, je marche, une main tendue, l’autre tenant une bouteille de plus en plus légère. À chaque pièce qui alourdit la première, je m’efforce de lancer un " Merci et Joyeux Noël " qui devient de plus en plus gelé. Je m’étends sur un banc. La neige a cessé. Je somnole un temps. Transi, j’ouvre les yeux. Il fait sombre. La place est assez déserte. J’ai faim, j’ai encore faim. Bobby " la tuque " s’approche. Sans dire un mot il me tend un morceau de beigne. Je le prends en échange d’une gorgée. La dernière. Je marche. Ou aller? Je marche. Des gens costumés sortent d’une église, ils courent, ils parlent fort, ils s’en vont. Une église, une église ouverte, un petit coin dans l’entrée chaude, en attendant qu’on me chasse. Je m’endors, embrouillé. Le temps n’a pas d’importance.demain c’est Noël. Je me réveille après une éternité. Je suis dans une église. J’ai faim, j’ai encore faim et j’ai soif, j’ai encore et surtout soif. À côté de moi, il y a un sac à dos. Je l’ouvre, il y a des sandwichs, complètes, deux oranges, des biscuits, des arachides, un petit flacon et une note sur laquelle est inscrite : Passe une belle journée, je pense à toi et je t’attends au 5343 des Érables. Et c’est signé :Ti-Dom. Incrédule et intrigué, je me rends à l’adresse indiquée alors que la ville semble endormie profondément et que mon estomac bien rempli et ma tête reposée me permettent de m’y retrouver. C’est un vieil édifice, la porte est ouverte, j’entre avec mon sac à dos, je vois une petite table vide. J’ai dû me tromper, je retourne . " Franky man? " Quelqu’un m’appelle. C’est Ti-Dom. Je le reconnais à peine, pourtant j’ai les idées assez claires : " Assis-toi Franky, Joyeux Noël!". Je le regarde sans trop savoir quoi penser, il est tellement différent; souriant, réconfortant et effrayant en même temps. " Je travaille ici, au " Refuge de la rue " en effectuant des petites tâches. Je suis tellement heureux de te revoir, ça fait longtemps que je n’ai pas arpenté les rues comme autrefois. La majeure partie de mon temps, je la passe à aider ceux qui ont peur de la nuit. Je sais tellement ce que c’est! Tu m’as souvent aidé.Tu es le bienvenu ici. "

Je ne sais plus, ma tête est soudainement embrouillée, mais cette fois-ci ce n’est ni la bouteille ni le froid ni la faim .je pleure. Je pleure de tout mon cour et de tout mon corps. J’ai l’habitude de tendre la main pour mendier et voilà que quelqu’un me tend la sienne. Je pleure. C’est le plus beau Noël de ma vie.