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Le Palais des Heures

" Ding! " La porte du Palais des Heures se referme derrière le nouvel arrivant. Le vieil homme marche d’un pas timide à l’intérieur de la boutique. Attendant que quelqu’un vienne à sa rencontre, il observe le contenu du présentoir : une caravelle modèle réduit aux trois mâts cassés, un coucou sans oiseau et plusieurs montres de poche paralysée. Au Palais des Heures, les objets en démonstration ne sont pas à vendre : ils sont à réparer. Tranquillement, le vieil homme observe l’état des lieux. L’aspect général de la boutique laisse à désirer. Sur les murs, derrière l’épaisse couche de saleté, on reconnaît à peine la couleur turquoise qui devait faire la fierté du propriétaire lors de l’ouverture. Sous l’horloge, fixé au mur, un écriteau résume la philosophie de l’établissement : " Au Palais des Heures, l’Éternel est roi. ". À la lecture de cette enseigne, le vieil homme sourit.

Au bout d’un moment, une voix se fait entendre : " Passez à l’arrière, s’il vous plaît. ". Le vieil homme se dirige sans attendre au fond de la boutique. Derrière un comptoir, faisant dos au vieil homme, l’horloger est assis à sa table de travail. Il pose son petit tournevis, enlève ses lunettes et vient à la rencontre de son client : " Que puis-je faire pour vous Monsieur? ". Le vieil homme répond : " Vous m’avez été recommandé par Gabriel, mon assistant. Il dit que vous êtes le meilleur de votre profession. ". L’horloger interrompt le vieil homme : " Vous savez, de nos jours, ce n’est pas difficile d’être le meilleur de la profession : il n’y a pratiquement plus d’horloger. La profession sera bientôt obsolète. Tout le monde est passé à l’électronique. ".

Le vieil homme hoche la tête en signe d’approbation : " Lorsque j’étais jeune, j’ai moi-même pratiqué l’horlogerie à titre de passe-temps. Je cherchais alors à me rendre intelligible les mystérieux rouages du temps. La première horloge que j’ai fabriquée était en fait un cadran solaire. Sous le soleil, la précision de cet instrument était hors du commun. Seulement, comme à la lumière du jour succède immanquablement les ténèbres de la nuit, je n’avais l’heure juste que la moitié du temps. Or, il était pour moi impératif que mon instrument de mesure du temps soit fonctionnel à toutes heures du jour et de la nuit. J’ai donc abandonné le cadran solaire pour mettre au point une horloge à eau. Ma clepsydre était constituée d’un système de vases communicants. Seule une minuscule ouverture séparait les eaux supérieures des eaux inférieures, permettant ainsi à l’eau de s’écouler d’un récipient à l’autre de façon constante. Voilà, ma clepsydre restait soumise aux lois de l’hydrodynamique. Comme il y avait variation de pression selon la hauteur de l’eau dans le réservoir, le débit d’eau était de plus en plus faible au fur et à mesure que l’eau s’écoulait. Cette variation de pression faussait ma mesure du temps. Je me suis alors dit en moi-même : l’eau est féconde mais la terre porte en elle ses fruits. C’est ainsi que, de la clepsydre, je suis passé au sablier. Cette invention produisit de merveilleux fruits, mais s’avéra contraignante dans son utilisation quotidienne. C’est qu’il me fallait toujours être présent pour renverser le sablier une fois l’écoulement du sable terminé. Si je n’étais pas présent à cet instant précis, la mesure du temps accusait un retard qu’il m’était alors impossible de combler. ".

L’horloger interrompt le vieil homme : " Monsieur, tout ceci est très intéressant, j’adorerais vous écouter plus longtemps vous approprier toute l’histoire de l’horlogerie, mais le temps file et j’ai encore beaucoup de travail. Quelle est la raison de votre visite? ". Le vieil homme tire sa veste et sort une petite bourse de cuir beige de sa poche. Il ouvre le gousset, fouille à l’intérieur et présente une montre de poche à l’horloger. " Ce matin, ma montre s’est subitement arrêtée. J’aimerais savoir s’il vous est possible de la réparer. "

À peine a-t-il entrevu la montre que déjà l’horloger s’exclame : " Quelle pièce! ". L’horloger prend la montre dans la main du vieil homme. Ses yeux s’illuminent alors qu’ils se posent sur l’avers du boîtier, fait d’or, orné de torsades d’argent incrustées de perles. Puis, l’horloger ouvre le boîtier pour découvrir le cadran. Ce qui se présente à ses yeux le laisse alors sans voix. Sur le cadran, il n’y a aucun chiffre, que de minuscules pierres précieuses pour marquer les heures : la première heure est de jaspe, la deuxième de saphir, la troisième de calcédoine, la quatrième d’émeraude, la cinquième de sardoine, la sixième de cornaline, la septième de chrysolithe, la huitième de béryl, la neuvième de topaze, la dixième de chrysoprase, la onzième d’hyacinthe et la douzième d’améthyste. Sans cesser de contempler le cadran de la montre, l’horloger dit au vieil homme : " Monsieur, cette montre est de loin la plus belle qu’il m’ait été donné de voir. Il me fera grand plaisir de la remettre en marche pour vous. Voyons quel est le problème. ".

L’horloger se dirige à sa table de travail. Il ouvre l’arrière du boîtier pour voir quelle est la raison du non-fonctionnement de la montre du vieil homme. Ce qu’il découvre alors l’émerveille. Le mécanisme de la montre est tout aussi exceptionnel que sont le boîtier et le cadran. Les minuscules roues dentelées ne sont pas en métal mais en verre. Tout à côté des engrenages de verre se trouve une mince plaquette de laiton, d’où sortent deux petites tiges de cuivre, celles-là piquées directement à l’intérieur d’un minuscule morceau de quartz. L’horloger s’exclame : " C’est incroyable! C’est prodigieux! Je n’ai jamais rien vu de tel! Qui est celui qui a créé un tel mécanisme? ".

Le vieil homme sourit et répond : " Comme je vous l’ai dit, étant jeune, j’ai moi-même pratiqué l’horlogerie à titre de passe-temps. Après la conception de six instruments de mesure du temps, je n’étais toujours pas satisfait de la précision obtenue. Pendant un long moment, je suis resté à ma table de travail à contempler mes ouvres. Puis, l’idée de ce mécanisme m’est venue. Sans ressort, il est conçu pour fonctionner indépendamment de ma présence. Sa réalisation a nécessité de nombreux investissements, mais le résultat s’est avéré très satisfaisant. Cette montre m’a toujours donné l’heure juste. Je l’ai depuis une éternité et, avant ce matin, elle ne m’avait jamais fait défaut. "

L’horloger fixe le mécanisme pendant de longues minutes. Puis, il prend la parole : " La science que vous avez déployée pour mettre au point un tel mécanisme m’est totalement étrangère. Votre assistant vous a induit en erreur : pour ce qu’il reste de la profession d’horloger, vous êtes sans doute le meilleur. Si vous ne pouvez réparer cette montre, j’ai bien peur que personne ne puisse le faire. ". Embarrassé, le vieil homme répond : " J’aurais bien aimé la réparer moi-même mais je suis maintenant trop vieux. Ma vue est faible, mes mains tremblent. Vous êtes certain que vous ne pouvez pas la remettre en marche? ". Une fois de plus, l’horloger fixe le mécanisme de la montre pendant de longues minutes. " Pour la remettre en marche, il me faudrait changer le mécanisme original pour y mettre un mécanisme conventionnel. Ce serait là un sacrilège, mais je suis prêt à le faire si telle est votre volonté. "

Sitôt les paroles de l’horloger prononcées, les yeux du vieil homme s’emplissent de larmes. "Non, le mécanisme de cette montre ne peut pas être modifié. Ceci est très embêtant. Voyez-vous, j’ouvre dans les ressources humaines. Je suis responsable d’un grand nombre d’individus et pour m’acquitter de cette responsabilité, il m’est impératif d’avoir l’heure juste. Si cette montre ne peut être réparée, je n’aurai d’autre choix que de quitter mon poste. "

Les yeux de l’horloger se posent sur le visage du vieil homme. " Vous prenez la bonne décision. Un tel mécanisme ne saurait être sacrifié au profit de l’usage. Je dois vous dire que je suis très impressionné par votre montre. Si vous désirez la vendre, je serais prêt à vous en donner un très bon prix, de quoi compenser pour la perte de votre emploi. ". Après un temps de réflexion, le vieil homme répond à l’horloger : " L’argent ne m’intéresse pas. Vous pouvez garder la montre. Elle fera très bien dans votre présentoir. Je vous remercie beaucoup du temps que vous m’avez consacré. En tant qu’horloger, je sais que le temps vous est précieux. ". Sur ces paroles, le vieil homme prend congé de l’horloger et se dirige vers la porte. L’horloger referme le boîtier de la montre. Il la prend dans ses mains, il la tourne et la retourne, toujours émerveillé par la beauté de cette pièce unique d’horlogerie. Sur l’envers de la montre, l’horloger remarque quatre lettres gravées dans l’or du boîtier, la signature du vieil homme. L’horloger s’efforce de vocaliser la succession des lettres mais il n’y arrive pas.

" Ding! " Le vieil homme ouvre la porte et s’apprête à quitter le Palais des Heures. L’horloger quitte sa table de travail et s’empresse de le rejoindre : " Avant que vous ne quittiez, Monsieur, me serait-il possible de savoir votre nom? ". Le vieil homme se retourne vers l’horloger : " Je suis celui qui est, voilà tout. ". Puis, il sort de la boutique. L’horloger se tient dans l’embrasure de la porte. Il regarde le vieil homme prendre place dans un imposant char aux roues de feu et disparaître dans le ciel. Usant de son imagination pour vocaliser le tétragramme sacré, Yahvé, l’horloger réalise que c’est nul autre que le Grand Horloger lui-même qui vient de quitter le monde. Il ouvre le boîtier de la montre : l’heure est de chrysolithe, les minutes sont d’améthyste. Et saisissant les conséquences de son incapacité, l’horloger soupire : " À cette heure, il n’y a plus d’avenir possible. ".