En s’engouffrant dans l’immeuble gris d’allure soviétique, il ne put s’empêcher de réprimer un frisson. Il s’avança vers la réceptionniste, une personne probablement charmante mais décédée depuis 2 ans, et lui annonça: "Bonjour, Daniel Tripp, j’ai rendez-vous avec M. Duval à 15h30"
"C’est pour l’offre d’emploi, assoyez-vous avec les autres, le comité est légèrement en retard."
S’il avait disposé d’un miroir, il lui aurait mis sous le nez pour voir si la buée se formait. Mais, il se contenta d’une place entre Bob "je sors de l’école et je veux acheter la compagnie" et Linda "j’ai autant de sensualité qu’une briquette de charbon de bois, mais je compense". Bob affichait le calme placide du bon toutou, trahi seulement par l’absence totale d’ongles sur ses doigts et le mouvement de métronome de son pied. Quant à Linda, elle déployait beaucoup d’énergie à compenser.
En moins de trente minutes, Daniel avait compté 9 coups de téléphone à la réception, 2843 trous de tuiles acoustiques et 5 claquements de portes lointains. Il avait vu sortir de la salle des tortures un Bob, sourire figé, vieilli de 15 ans et une Linda qui manifestement se couchera dès son arrivée à la maison et incidemment gagnerait à développer des talents alternatifs. Le cadavre à la réception rompit ses pensées en râlant un "C’est à vous, Monsieur Tripp".
Il se leva, lui jeta un regard de compassion. "Je reviendrai vous chercher, c’est promis."
La bouche ouverte lui ôta l’idée d’attendre un sourire, et il entra dans la pièce désignée par l’index désarticulé. Son oil fut immédiatement attiré par l’énorme tache brune, d’origine biologique, sur le plancher. La scène suivante était triste à souhait: une salle longiforme au fond de laquelle étaient alignées 3 personnes vissées sur des chaises. De toute évidence, le tapis avait eu une vie plus intéressante que les occupants de la pièce. L’homme du milieu au visage crispé, dont la barbe dissimulait mal l’acné, fit un effort pour sourire et lui tendit une main boudinée.
"Monsieur Tripp, je présume, Paul Duval, directeur des ventes"
Daniel ne répondit pas tout de suite, abasourdi par la couleur saumon de sa chemise à manche courte. "Oui, oui, c’est exact" dit-il en lui tendant la main anticipant avec dégout l’inévitable contact avec la chair flasque.
La femme assise à sa droite était une personne au pourtour généreux dans un costume qui l’était moins. A en juger par la chevelure tirée, l’incroyable largeur des rayures du costume et le collier de perles gravé dans le gras du cou, la dame, et le costume, avait comme objectif d’effrayer les enfants du quartier et d’inspirer la crainte. L’objectif avait surement été atteint à une autre époque mais depuis, n’a fait l’objet d’aucune révision.
"Henriette Dumas" hurla-t-elle d’un ton sec, interrompant son collègue qui allait la présenter. "Directrice des ressources humaines" clama-t-elle inutilement puisqu’il est normal qu’un chien s’occupe des moutons. Elle ne semblait pas disposer de la jovialité normalement associée aux gens de sa stature.
Le regard de Daniel alla à la troisième personne, la main et la tête du barbu étant encore dans leurs positions initiales, tournées vers le canin. Il toisa avec bienveillance la petite femme dans une robe à petite fleurs avec collerette de dentelle blanche (à l’origine). L’ensemble rappelait un tablier d’antan. Ajoutez 2 mitaines à four et c’était tante Thérèse. Aussi manqua-t-il de s’étouffer lorsqu’elle lui dit: "Thérèse Dufour, chef des approvisionnements" d’une voix douce. Elle faillit ajouter "c’est eux qui m’ont demandée d’être là" mais son corps le fit pour elle.
Le saumon barbu repris la parole: "Nous vous remercions d’être venu nous rencontrer", susurra-t-il sur un ton qui se voulait solennel mais d’où on détectait facilement regrets et décisions ratés sur fond de résignation. De toute évidence, on n’allumera pas une lampe avec l’énergie de cet homme.
"Vous savez, ici, chez Guibord et Gosselin, nous fabriquons des poignées de portes depuis 30 ans et nous sommes présentement à la recherche d’un représentant pour s’occuper de notre clientèle actuelle et future" dit-il en répétant mot pour mot l’annonce dans le journal. "Vous avez un parcours intéressant, je vois ici que vous avez travaillé 5 ans chez nos voisins Porta-flux jusqu’à leur, euh, malheureuse fermeture?"
Agitation à la droite du saumon: "D’après vous pourquoi ont-ils fermés" jappa le bonbon enrobé.
"Des mauvais investissements, je crois" répondit Daniel. Comment leur dire que le personnel passait ses journées à rire de Guibord et Gosselin, de ses produits, de ses employés, de son président et de leurs camions. 5 années de pur bonheur, ca valait amplement une faillite. Comment dire à Henriette qu’elle avait été l’objet des plus mémorables imitations qu’il ne verra jamais, qu’à elle seule, elle avait provoqué des hoquets, arrêter des crises d’asthme et prévenu moult dépressions, qu’aucun employé ne quittait avant 18h00 afin d’être sûr d’entendre la dernière sur son cas. Maintenant qu’il la rencontrait pour la première fois, il comprenait qu’elle ait inspiré le surnom du photocopieur et de la grosse presse à bois. "Il faudrait remplacer deux ressorts sur Henriette, qui veut s’en charger, ha, ha?"
Il se mordit les lèvres pour ne pas crouler de rire à cette image. Ignorant son malaise et la brusque interruption d’Henriette, l’homme aux vêtements soldés poursuivi: "Êtes-vous familier avec nos produits?"
Daniel se pinça les cuisses sous la table pour déclencher la douleur. Familiers? Tous leurs produits avaient été numérisés et assemblés dans des montages loufoques et hilarants. Des poignées de portes comme chefs de parti, des poignées de portes comme vedettes rock, des jours complets de plaisirs et de surenchères entre collègues.
Daniel hocha la tête et fit "Huh, huh".
"Je comprends que vous vendiez des portes et qu’il s’agit probablement de la même clientèle, mais des poignées, c’est une autre dimension" continua la truite saumonée.
Une autre dimension, ben voyons, une poignée de porte c’est rond, métallique et ca tourne, quelle dimension? On nage en plein délire!
"Je suis quelqu’un qui apprend vite, M. Duval, et comme vous avait dit c’est la même clientèle", s’entendit-il dire, avec étonnement.
"Oui, c’est vrai", répondit ce dernier, regardant ses papiers
Pendant que le sorbet à l’orange et le mammifère rayé semblaient plonger dans la lecture de ses antécédents d’emploi, Il regarda Thérèse qui fixait le vide. La suave créature semblait déchirée entre le choix de dégeler son poulet ou ses crevettes comme repas du soir.
"Je vois ici que vous avez toujours fait 5 années en moyenne dans chacun de vos emplois." attaqua brusquement Henriette avec l’accent de triomphe du chien débusquant la perdrix, démontrant ainsi l’échec de son école de dressage.
Nullement démonté, Il jeta néanmoins sur elle un regard qui se voulait dépourvu de haine, elle réprimait mal ses gloussements intérieurs et le premier bouton de son chemisier s’agitait dangereusement menaçant d’exposer ses opulentes mamelles à tous vents.
"On n’a plus vraiment le choix de sa carrière, je suis peut-être trop loyal, il y a des emplois que j’aurais dû quitter avant, mais bon, il faut bien gagner sa croute".
Encore hypnotisé par le mouvement du bouton, il espérait ainsi désamorcer les palpitations de son propriétaire. Plus que le poste de représentant, maintenant il souhaitait seulement prévenir l’explosion du bouton.
L’agrume de Floride, probablement habitué aux transports de sa voisine, replaça son hideuse cravate d’un vert difficile à reproduire, se donnant ainsi de l’importance qu’il était le seul à s’accorder.
"Selon vous, qu’offrez-vous de plus que les autres candidats.?"
"Vous voulez dire, à part une hygiène irréprochable?",
Il put entendre de la part du barbu le son distinctif de deux neurones se heurtant. Mais le silence qui suivit dura une éternité. Les buissons roulaient de tous cotés sur la rue principale. Même le bouton semblait en avoir oublié son envie pendant que Thérèse, ayant fait son choix, faisait tranquillement cuire son poulet.
"Je crois que l’humour est une approche importante dans le service avec la clientèle. Au delà de la vente de poignées de portes, c’est une relation d’amitié professionnelle et de fidélité que je veux développer avec vos clients, s’empressa-t-il d’ajouter posément.
Le bouton se tendit et Daniel pouvait sans peine percevoir le hurlement de la fibre.
"Vous savez", hennit sèchement Henriette, "le poste demande du sérieux, de l’organisation et de la méthode plus que de l’humour."
"Oui, bien sur", dit-il en essayant de se convaincre que le poids du cadavre était un argument pour ne pas la tuer tout de suite. "Pour moi, ces qualités-là sont acquises, mais le client en veut plus, il veut une relation de confiance sinon, on procéderait par courrier".
"Tout ce que je dis, c’est que rien ne remplace la méthode", brama-t-elle, marquant un point inutile et procurant au bouton d’autres raisons de gémir.
"Bon sang, mais que diable a bien pu vous faire votre mère?" se demanda intérieurement Daniel, obnubilé par le bouton.
"Bien sûr, c’est indéniable, fit la citrouille sur un ton paternaliste, euh, Thérèse, as-tu quelque chose à demander à Monsieur
Thérèse, probablement occupé à servir son poulet à ses amis imaginaires, sorti de sa torpeur à l’annonce de son nom.
"Hein, oui.", parlez-vous anglais?", avança-t-elle, avec l’air entendu d’une conspiratrice qui suit un scénario tiré d’une émission pour enfants.
"Très bien et avec aucun accent, j’ai des amis anglophones", répondit Daniel en anglais. A voir la réaction, il aurait pu le dire en hongrois.
"Bon, eh bien, c’est tout le temps que nous disposions, nous vous donnerons des nouvelles sous peu, ah oui, quand seriez-vous prêt à commencer
"Dès lundi"
"Très bien, avez-vous des questions"
Celles-ci se bousculaient dans la tête de Daniel l’empêchant de penser:
Le bouton a-t-il déjà blessé quelqu’un? Il est fait de quoi ce bouton, de nacre ou de plastique?
Si Henriette trébuche et me tombe dessus, est-ce que vos assurances me couvrent?
Quand vous allez porter vos vêtements à la friperie, les rachetez-vous?
Saviez-vous qu’un shampooing médicamenteux peut réduire le gras de vos cheveux?
Quand Henriette mange des spaghettis, quel pourcentage de la sauce se retrouve sur son chemisier?
Si nous étions pris sur une ile déserte tous ensemble, peut-on s’entendre d’avance pour manger Henriette en premier?
A part changer l’air en gaz carbonique, est-ce que Thérèse connaît d’autres trucs?
Est que c’est Satan lui-même qui signe vos chèques de paie ou son assistant?
"Euh non, pas vraiment, les conditions étaient bien expliquées dans votre annonce. Ah si, peut-être, est-ce un nouveau poste ou un poste de remplacement?"
"C’est en remplacement, notre représentant actuel nous a quitté pour un monde meilleur", chuchota le cône de construction.
Daniel ne savait pas s’il parlait d’un concurrent ou d’une mort, mais il n’attendit pas la suite et sortit prestement. Sitôt libre, il appela sa douce. "Salut, c’est moi, oui, j’en sors à l’instant. Non, la vie est trop courte pour travailler dans ce désert sans eau. Je préférerais me tirer une balle dans la tête. Tu sais quoi, mon amour, j’ai une envie de manger du poulet ce soir, ca te dit?"
Pendant ce temps, à l’intérieur, la conversation allait bon train. "Oui, il faut admettre que c’est le moins pire des candidats, concéda Henriette, "mais je ne suis pas sûr d’apprécier son humour, mais bon, il sera sous tes ordres Paul." ajouta-t-elle sournoisement.
"Hum, oui, tout ca se corrige, qu’en penses-tu Thérèse?"
Elle mit de coté sa vaisselle. "C’est lequel Tripp, celui avec une barbe?"
"Non, ça c’est moi"
"Ah"
"Bon, c’est unanime alors" dit-il sans savoir que cette décision avait plus de chances d’augmenter les ventes d’armes que celles des poignées de porte.