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Léon le Blanc

La porte est ouverte ce matin.

Les cols blancs arrivent. Ils sont plusieurs à sortir des ascenseurs qui se délient comme des langues pâteuses. Léon Leblanc est parmi eux. Il est surpris de voir la porte ouverte. Il s’arrête un instant, puis se dirige vers son bureau.

Léon enlève son pantalon court, et le remplace par un autre. Le port du short est prohibé par l’article 10.03.1 du Code de conduite, mais Léon aime être vêtu ainsi quand il prend le métro le matin. Il fait moins chaud. Quand il a fini, il ouvre la lumière, puis sort de son local. C’est l’heure du café. À l’audio-vox, l’appel plaintif et matinal invite tous les fidèles à la cafétéria.

Léon passe d’abord par les toilettes. Elles sont occupées. Elles sont toutes occupées. Léon prend un numéro. Son tour viendra d’ici midi. Le matin, c’est toujours comme ça. Léon se dit qu’il repassera. Il se dirige vers la cafétéria et s’achète un café. Pour atteindre la machine, il enjambe une collègue qui n’a pas eu le temps de ramasser le sien. Léon a une pensée pour elle et lui dédie sa première gorgée.

À son retour, il s’étonne. La porte est encore ouverte. Il la referme derrière lui, patiente un moment et continue sa route. Il est temps de travailler.

Jean, qu’on surnomme "Petit", arrive en retard. Jean occupe le même bureau que Léon. "L’entrée des employés. Elle est ouverte", dit-il. Léon le sait. Il se retourne sur sa chaise et fixe son collègue en grognant. Il se dirige vers le corridor. La porte se voit de loin. Denis, le comptable, s’affaire à proximité. Léon se dirige dans sa direction. Curieux, Jean le suit. Alors qu’il s’approche de l’entrée, Léon ralentit son pas. Il s’arrête, puis franchit la distance qu’il lui reste à parcourir d’un pas décisif. Denis le remarque enfin. Il le salue. Il reste là, l’air inutile.

Léon est embêté. Il se demande pourquoi la porte refuse de fermer. À voix haute, il lance : "Quelqu’un doit venir fixer tout ça." Un peu gêné, Denis rétorque : "Oui, mais, c’est impossible. Les réparateurs de portes sont en grève". Léon avait oublié. Il soupire, se résigne. La solution, de toute évidence, c’est une note de service : "Prière de fermer la porte derrière vous. Merci." Jean propose de la faire circuler. Les trois hommes acquiescent. Jean et Léon rejoignent leur bureau et se remettent à l’ouvrage.

L’heure du midi approche quand un inconnu qui passe par là jette un regard par la fenêtre du bureau. Il cogne à la porte, qu’il ouvre sans attendre. Léon se retourne, étonné. Il toise le nouveau venu qu’il détaille des orteils au toupet, puis demande sur un ton irrité :

"Qui êtes-vous? Pourquoi êtes-vous là? Vous n’avez rien à faire ici. D’abord, comment êtes-vous entré?

– Euh… Je cherche M. Dupont. C’est pour un renseignement… La porte était ouverte…

– Comment ouverte?! Passez votre chemin. Vous n’êtes pas sensé être ici. Le service

clientèle, c’est à l’étage inférieur. Allez, ouste, dégagez."

Léon raccompagne vigoureusement le visiteur jusqu’à la sortie. Il regarde la porte, avant de la refermer avec fracas, l’oeil féroce. Il examine les lieux. Une marque de semelle laissée sur le sol a tôt fait de lui indiquer le responsable. Aucun doute possible. La porte, c’est le nouveau qui l’a laissée ouverte. Celui-là, son compte est bon. Ses pieds l’ont trahi. Léon va chercher Jean, qui l’accompagne chez le jeune homme. À la vue de ses deux collègues, ce dernier se lève et s’avance vers eux. Ceux-ci s’emparent de lui et l’emmènent près d’un meuble longeant le mur. Ils lui mettent la tête dans un classeur et ferment violemment. Ils l’auraient bien jeté par la fenêtre, mais elles sont toutes scellées, sans compter qu’ils pourraient blesser quelqu’un. C’est moins salissant aussi, quand on pense que le sang reste dans les tiroirs.

Sur le chemin du retour, Jean et Léon croisent d’autres visages qui leur sont étrangers. Ça devient agaçant. Tous ces civils, en liberté, comme ça, sur leur lieu de travail… Des collègues manifestent aussi leur mécontentement, chassant les intrus comme ils le peuvent. Certains lancent des poubelles à la tête des visiteurs, alors que d’autres se contentent de leur asséner quelques coups de clavier. En quelques minutes, l’espace redevient calme. "Mais pour combien de temps, s’exclame Léon à haute voix. On ne peut résolument tuer tous les nouveaux. C’est trop improductif. Sans compter que c’est une ressource qui s’épuise vite. Il faut faire quelque chose. Ça presse." En choeur, ceux qui sont groupés autour de lui approuvent cet avis.

Petit à petit, la porte devient le lieu d’un attroupement. La foule de ses collègues réunis autour donne à Léon l’impression d’être quelqu’un. C’est bien la première fois. C’est agréable. Léon savoure en silence, puis improvise : "C’en est assez". L’auditoire se déchaîne. Cris et applaudissements se succèdent jusqu’à la mort des moins endurcis. On les tasse du pied, et les bravos reprennent.

L’assistant-directeur général par intérim arrive sur ces entrefaites. Letendre, c’est son nom. Il rompt les rangs et s’approche de Léon, l’air officiel. Ils se font face. Léon grandit à vue d’oeil. Le sous-fifre, intimidé, n’en formule pas moins une déclaration qu’il croit sans appel : "Qu’est-ce qui se passe ici? Retournez au travail." Léon réplique tout simplement non. L’assistant-directeur général par intérim en a le souffle coupé. Il chancelle, tente de dénouer sa cravate et tombe, inanimé. Sur un signe de Léon, deux employés le prennent par les épaules et le traînent jusqu’à un bureau particulier. Ils ferment la porte à clef et reviennent. Tous attendent que Léon dise quelque chose. Son sens du devoir parle à travers lui. "C’est l’heure du dîner, rappelle-t-il. Soyons fidèles à nos principes. Nous reviendrons dans une heure, et là, nous verrons ce que nous ferons."

À son retour, Léon trouve ses collègues dans un état d’agitation. L’assistant-directeur général par intérim s’est enfui. Quelqu’un l’a aidé contre une promotion. Les flics et les médias ont été contactés. Les policiers dépêchés sur place sont déjà maîtrisés. Les journalistes, plus tenaces, sont toujours là eux. Ils réclament des explications. Le public a le droit de savoir. On parle d’émission en direct, d’émission spéciale. Il est temps pour Léon de montrer qui il est.

"Ça ne se passera pas comme ça, tonne-t-il. Écoutez. On ne peut revenir au travail dans ces conditions. Attendons que la porte ferme. D’ici là, personne n’entre, personne ne sort. Personne ne passe." Les photographes fixent ce moment. Paralysé, Léon prend quelques secondes pour reprendre ses esprits. Le doigt sur l’oreille, une reporter s’approche alors et l’interpelle : "On vient de m’apprendre que la police déclenche la seconde phase des opérations. Quelles sont vos réactions?"

Presqu’en même temps, des sirènes se font entendre. Léon ordonne de fouiller les bureaux et de s’emparer de tout ce qui peut servir pour se défendre. "Érigeons une barricade! Empêchons-les d’entrer!" Pendant que ses collègues s’activent, Léon retourne à son bureau pour enfiler ses culottes courtes. Il pense : "Comme ça, je serai au frais." Quand il revient, il contemple le travail accompli par ses collègues. Chaises et classeurs s’empilent sur une longueur appréciable, de sorte qu’il sera difficile pour la police d’enfoncer les lignes de bureaucrates. Léon est satisfait. Tel un hérisson, les poils de ses jambes se dressent.

Les ascenseurs se mettent en marche. Toutes les lumières du bâtiment clignotent. Les élévateurs sont chargés. C’est une attaque massive. Léon suit le compte des chiffres qui va croissant.

Plus qu’un instant et ça y est.

Les premiers contingents de flics apparaissent. Ils sont accueillis par une salve de projectiles. Brocheuses et piles de formulaires défoncent à qui mieux mieux la tête des cognes. Pris entre deux feux, les journalistes tombent comme des mouches. Ceux qui restent sont piétinés par les assaillants en essayant d’obtenir un commentaire. Le dernier à mourir, cramponné à son micro, hoquette péniblement : "…quelque chose à déclarer?…"

Un flot nourri d’hommes en uniforme s’amène à chaque remontée d’élévateur. Le terrain s’inonde de belligérants, qui inondent le terrain de sang. Les lumières peinent à éclairer la salle. Les fonctionnaires qui tombent entre les mains des policiers sont étranglés avec leur propre cravate, ou moulus à coups de matraques. Quant aux flics qui s’empêtrent les membres dans les classeurs, on s’empresse de les casser. Chaque camp a ses héros, comme Colette la secrétaire, qui estropie quiconque passe à la portée de sa petite déchiqueteuse manuelle.

Bientôt, la résistance farouche des assiégés force la flicaille à recourir aux gaz hilarants. Sans succès, puisque les premières bombes sont récupérées et fourrées dans la bouche des leurs, forcés de les téter jusqu’à mourir de rire. Découragés, les flics doivent trouver autre chose. Ils ne savent plus que faire. Leur chef sent la situation lui glisser entre les mains. Il sue à grosses gouttes. C’est alors que l’assistant-directeur général par intérim qui l’accompagne lui souffle à l’oreille qu’il existe un autre passage : "Passez par la terrasse pour fumeurs/fumeuses située à l’opposé. Vous les prendrez à revers." Aussitôt dit, aussitôt fait. Une escouade se met marche.

Pendant que les combats font rage près de la barricade, Denis s’approche sans se faire remarquer de la cage d’ascenseur qui s’emplit du bruit d’un poids qu’on remonte. Denis veut jouer les kamikazes. Lorsque s’ouvre la porte, il saute à l’intérieur et, sous le poids, fait s’écraser le tout cinq étages plus bas. Il y a maintenant un ascenseur en moins. Léon pense à Denis en soupirant : "Il a toujours su compter." Comme il termine sa pensée, il sent soudain qu’on le tire par en-arrière. Il se retourne et voit "Petit" Jean, le visage bleui, pendu après son bras. "Ils arrivent par la terrasse. Nous sommes trahis", s’exclame-t-il avant de s’écrouler, raide mort.

C’est la surprise. Le choc est brutal. Léon a juste le temps de s’exclamer : "Qu’il ne soit pas dit que je meurs pour une porte. C’est pour toutes les portes du monde qui sont défectueuses." La mêlée l’emporte ; c’en est fait de Léon, qui disparaît dans un océan de cravates, de jupes, de chemises amidonnées et rougies. Les combats se poursuivent encore un temps, jusqu’à ce que la police contrôle la place. Les bureaux sont investis, les survivants, battus comme il se doit. Partout, souris et agrafeuses jonchent le sol. Les trombones, projectiles de fortune, se retrouvent dans tous les coins. Quelques post-it marqué du mot "Urgent" flottent encore sur des mares de sang. On traîne les blessés loin du carnage. Le silence s’installe comme une fin de semaine.

La nuit est maintenant tombée sur la tour à bureaux. Seul un local témoigne encore de l’activité de son occupant. C’est celui de la patronne, Mme Samson. Bien calée dans son fauteuil à roulettes, elle dicte une lettre à sa secrétaire tout en actionnant la poignée de son nouveau modèle de guillotine de bureau. Les rebelles qu’on lui a livrés passent tour à tour sous le couperet. Comme elle le dit elle-même, elle doit faire des réductions de personnel.

Dans les couloirs où règne désormais le calme, l’équipe de maintenance s’affaire à tout remettre en ordre. Près de la porte toujours ouverte se trouve un homme. C’est un concierge, qui d’une main tient une pelle et de l’autre un morceau de carton auquel est fixée une ficelle. Il accroche cet objet à la poignée de porte, qu’il clôt lentement. L’écriteau de fortune se balance un instant, puis s’immobilise. On y lit ce qui suit : "Ils sont entrés à neuf heures, et morts à cinq. Ici sont tombés Léon et ses compagnons."

Le concierge étouffe un sanglot et s’éloigne en poussant sur sa pelle.