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Les Grenouilles

Je sais que tu sens ma présence.

Tu demeures immobile. Mais je le sais.

Pourtant, pieds nus, je me déplace très silencieusement. Je suis judicieusement camouflé derrière un bouquet d’arbustes verts. Je m’abstiens de dégager ma suave odeur de fleur de nénuphar. Je respire à peine.

Mais tu m’as remarqué.

Je ne te capturerai donc pas aujourd’hui. Peut-être demain.

Il suffira que les conditions ambiantes soient légèrement plus favorables. Un peu plus de vent. Un soleil plus aveuglant. Un seuil au-delà duquel mes faiblesses génétiques se transformeront en avantages. Et tu deviendras alors mon repas. Petite cousine.

Pour le moment, je n’ai donc d’autres choix que de prélever quelques aliments plus accessibles, quoique nettement moins goûteux, sur le chemin du retour. Mais j’ai tout mon temps. Aucune responsabilité.

Les légendes racontent qu’il y a plusieurs années, les mâles s’étaient vus imposer l’obligation morale de veiller sur une femelle particulière et ses rejetons. Plutôt que de leur laisser la chance d’apprendre à se débrouiller et à développer leur autonomie. Il était, paraît-il, mal perçu de ne penser qu’aux besoins essentiels. Il fallait de plus se consacrer aux engagements qu’on se créait de toutes pièces. Je suis privilégié d’être né à une époque où il ne reste aucune trace de cette culture barbare. Les grands changements ne comportent pas que des mauvais côtés.

Les êtres d’aujourd’hui n’ont à penser qu’à eux. Manger, dormir, se reproduire, et éviter de devenir la victime de certains prédateurs. Dans un environnement comme le nôtre, la survie de l’espèce est favorisée par l’individualisme. Les attroupements comportent trop de risques. De plus, l’histoire n’a-t-elle pas démontré sans équivoque que la guérilla et le terrorisme sont les meilleurs outils sociaux et militaires des petits peuples?

Je recule lentement, en prenant soin de ne pas froisser une feuille accidentellement. Je me retourne, puis je cherche le meilleur chemin pour me rendre au ruisseau. Je me glisse furtivement jusqu’aux abords densément feuillus.

Je scrute les environs pendant plusieurs minutes, pour m’assurer qu’aucune créature hostile ne surveille le petit cours d’eau. Quand je suis convaincu que cette voie ne présente aucun danger pour ma précieuse santé, je bondis gracieusement et plonge dans la matière tiède et liquide.

Je nage sous l’eau pendant plusieurs minutes, en descendant le courant, évitant les cailloux familiers. J’avale au passage quelques menés, frétillants, mais malheureusement insipides. Mes cuisses puissantes me permettent de couvrir une distance appréciable sans trop me fatiguer, jusqu’à ce que j’atteigne le grand marais.

Dès l’instant où mes yeux émergent à la surface calme, ils perçoivent une ombre inquiétante. Je replonge précipitamment en profondeur et j’attends quelques instants, immobile. Un réflexe pour le moins primitif. Qui peut par contre m’éviter de mourir beaucoup trop jeune.

L’ombre très particulière que j’ai entrevue peut être produite, entre autres désagréments, par un aigle à tête sale, dont l’envergure atteint assez souvent cinq mètres, ou par un avion-citerne CL-815, parfaitement adapté aux environnements marécageux.

Vu d’un certain angle, leur but peut sembler similaire : Se remplir le ventre. L’un tout comme l’autre risque alors de m’obliger à jouer le rôle de martyre. Le premier en me dévorant, le deuxième en m’aspirant accidentellement avec quelques tonnes d’eau douce.

En longeant le fond vaseux, je m’oriente rapidement vers le rivage, ce qui me permet de sortir à couvert. Je reprends ma progression, dissimulé par les végétaux. La voie terrestre est plus sécuritaire. Mais aussi plus lente.

Ma faim n’est pas convenablement calmée. Je n’ai cependant envie de gober ni insectes ni sangsues. Je parviens à me convaincre que ce jeûne temporaire doit être apprécié à sa juste valeur. Le besoin entretient la passion.

Je me dirige à grands pas vers mon repère. À l’approche, mon instinct m’incite toutefois à ralentir la cadence. Je me cache expertement. J’observe.

La boue devant l’entrée me semble piétinée. Par des pieds plus longs que les miens. On s’est introduit chez moi. " On " y est peut-être encore. Puisqu’il n’y a qu’une voie d’accès, le plus stratégique est d’attendre que le visiteur ressorte. Pour l’agresser. Et lui faire comprendre que sa place n’est pas ici.

Je constate assez rapidement que j’ai épuisé ma réserve quotidienne de patience. Afin d’accélérer le processus, je choisis donc d’appeler l’intrus. Pas par son nom, que je ne connais pas. Plutôt en me plaçant dos au vent, de manière à ce que mon intense parfum de fleur aquatique lui chatouille les narines et fasse frétiller son instinct. Le goût de la reproduction peut parfois jouer de vilains tours. Tout comme l’irrépressible attrait pour le meurtre gratuit.

Comme je l’espérais, le visiteur pointe précautionneusement son nez pointu par l’ouverture. Lui aussi est sur ses gardes. Le fait qu’il soit vivant laisse deviner qu’il possède une habileté certaine pour le camouflage et le combat. Mais je peux compter sur l’effet de surprise. Un élément primordial dans ce type de situation.

Il est grand. Il est armé. Il est laid. C’est un prédateur. Un peau-rugueuse à tête cubique, de la variété états-unienne. Perfide.

Il se déplace à pas feutrés dans ma direction, le cou tendu, aux aguets. Dès qu’il est suffisamment près, je lui assène un violent coup de pied en plein visage, lui brisant les vertèbres cervicales. Cet envahisseur n’a eu qu’un très court instant pour regretter son pays natal. Je suis quant à moi amèrement déçu qu’il ne soit pas comestible.

Autrefois, les différents se réglaient par personnes interposées. Des sortes d’entremetteurs, qui suçaient les avoirs des belligérants comme des parasites savants. Et ce, afin de respecter des lois complexes qu’eux-mêmes avaient édictées. L’arnaque total. Tout est plus simple aujourd’hui. Il n’y a plus de lois. Ni de profiteurs de ce genre. Chacun porte en lui la responsabilité de sa justice.

J’examine son corps inerte. Je suis intensément fier de ma performance meurtrière. J’exècre viscéralement les petits yeux particulièrement hypocrites de ce spécimen. Sa peau sans couleur. Son odeur de cochon. Sa langue atrophiée. Un humain typique.

Quand je vois mon reflet dans l’eau, je trouve ironique de penser que mes ancêtres se faisaient surnommer " frogs " par les peaux-rugueuses à tête cubique. Personne ne pouvait prédire l’avenir. Ni imaginer l’apparition de notre espèce.

Je vérifie si ma demeure est intacte. Aucune fenêtre de cassée. Le plancher toujours au ras de la boue, les essieux bien enfoncés. La peinture jaune des murs extérieurs ne semble pas plus grafignée que ce matin. Les rangées de banquettes sont toujours là, comme au temps où elles transportaient chaque matin et chaque soir une quarantaine de jeunes ignorants. Je suis rassuré.

Je dois maintenant me débarrasser du cadavre, afin de ne pas attirer l’attention des autres membres de sa communauté. Ce sera assez simple. Un aspect positif de ce décor vaseux qui nous entoure.

L’enfouissement de la dépouille dans un coin subtilement herbu et nauséabond se règle en peu de temps. Juste ce qu’il faut pour me remémorer comment les peaux-rugueuses à tête cubique ont pillé les innombrables lacs et les gigantesques rivières de mes aïeux; de quelle façon ils ont expérimenté diverses modifications génétiques sur les épinettes noires qui poussaient chez leurs " partenaires économiques "; la marécagisation accélérée de notre environnement; la naissance de notre peuple. Je me souviens. On pourrait presque croire à une forme de prière.

Mais je ne prie jamais véritablement. Je ne crois pas aux entités suprêmes. Je n’ai foi qu’en la nature. Je me dis néanmoins que les religions ne sont pas obligatoirement mauvaises. Elles naissent logiquement de la nécessité. Le vrai problème survient lors de leur transformation en dogmes sclérosés par des êtres trop petits pour le message qu’ils devraient porter. C’est en s’adaptant aux nécessités mouvantes que les religions pourraient aspirer à l’éternité.

Je garde tout de même en tête certains principes éthiques fondamentaux. Je vénère la liberté. Je glorifie l’autonomie. Je respecte la vie et la mort. Je m’efforce de contribuer chaque jour à la survie et même à l’amélioration de ma race.

Je me fais donc un point d’honneur de dévorer certains individus plus faibles, afin de maintenir le bagage héréditaire à son niveau optimal.

Je sens que la brise augmente. Il fera clair de nouveau dans quelques heures. Un soleil éclatant. Des conditions idéales. Si tu savais à quel point j’ai hâte de te revoir, petite cousine.