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Les groseilles de ma tribu

J’équeute des groseilles. En fait, j’aurai ainsi passé tous mes après-midi d’été à cueillir et à équeuter ces fruits sauvages rouges en leur prêtant une attention exclusive voire maladive. Ce n’est pas que cette tâche minutieuse m’emballe au plus haut point. Mais pendant que j’équeute les groseilles, je n’ai pas à parler. Pas à parler au reste de ma tribu qui depuis quelques temps me regarde, consternée.

Car voyez-vous, j’ai malheureusement trente ans, un amoureux stable et surtout, la tare la plus inacceptable de ma tribu : je n’ai pas d’enfant. Pire encore : je n’en veux pas. Mais ma tribu ne pense pas que ce soit une bonne décision.

En fait, elle s’est mise en tête de me guérir, de me convertir, de me sauver, de m’anesthésier, de me culpabiliser, de me sermonner, de m’incriminer, de me responsabiliser. Bref, la tribu y va d’arguments inlassables pour tenter de me convaincre de la nécessité absolue de l’enfantement.

C’est pourquoi j’ai décidé de troquer ma tâche régulière pour équeuter les groseilles en solitaire. En fait, je dois l’avouer, je ne comprends pas vraiment les motivations de ma tribu. Pourquoi veut-elle tant me convaincre de procréer alors que mon amoureux de cro-magnon et moi-même n’y tenons pas ?

Parce que la race s’éteint, me dit-on. Comme si nous étions la seule tribu sur terre. Je sais que la tribu d’à côté souffre du problème inverse. Le surpeuplement, dit-on. Alors, notre descendance planétaire est donc déjà assurée voire peut-être même menacée par son nombre trop élevé.

Parce que les enfants donnent le sens à la vie, affirment certains. Je pourrais admettre qu’ils donnent un sens à la vie ; un sens parmi d’autres mais pas plus. Mais j’irais plus loin. Que penser d’une des mères de ma tribu qui s’est fait attaquée par son propre fils ou encore du grand-père d’à-côté qui se fait voler régulièrement sa matière de troc par sa fille ? Quel sens à la vie, ces relations parent-enfant apportent-elles à ces individus et à ma tribu ?

Par amour des enfants, clament certains autres. Mais j’adore les enfants ! Les aimer implique-t-il nécessairement le désir d’être mère ? Et je ne suis pas persuadée que de façon collective, ma tribu les aime tant que ça ses enfants : inceste, violence, abus de toutes sortes. Toutes ces réalités se vivent fréquemment dans ma collectivité.

Parce que ça responsabilise, parait-il. Pourtant, mon cousin qui reste à l’extrême nord du territoire boit toujours autant qu’avant sa mystérieuse boisson qui le rend totalement dingue même en présence de son fils. Et que dire de ma voisine qui troque de façon toujours aussi inconsciente et qui, à la fin du mois, n’a plus de quoi nourrir adéquatement ses enfants ? Où est-elle la responsabilité engendrée par la procréation des gens de ma tribu dans tout cela?

Pour ne pas finir seule, m’a déjà dit une cousine un peu naïve. Peut-être sommes-nous une tribu un peu différente des autres, mais je connais très peu d’enfants qui accompagneront de façon assidue leurs parents pendant leurs dernières années de vie. Enfant ou pas, nous expions seul.

Par besoin de créer et de donner la vie, se plait à répéter mon amie nouvellement mère. Mais imaginer, écrire, peindre, composer, n’est-ce pas aussi créer ? Faire jaillir une étincelle dans des yeux éteints depuis longtemps, n’est-ce pas donner la vie ?

Pour apporter un côté non superficiel à la vie, soutiennent enfin les plus philosophes de ma tribu. Je vis déjà dans une très modeste hutte, avec mon amoureux, nous nous impliquons beaucoup au service des membres de notre tribu, nous vivons le plus possible en harmonie avec la nature et les tribus qui la peuplent. J’ai beau chercher ce qu’il y a de particulièrement superficiel dans ma vie et ce qu’un enfant pourrait y changer. je ne vois pas.

Je vous l’ai dit d’entrée de jeu : j’équeute des groseilles. En fait, j’aurai ainsi passé tous les après-midi d’été de mes trente ans à cueillir et à équeuter ces fruits sauvages rouges pour ne pas avoir à parler au reste de ma tribu qui depuis quelques temps me regarde, consternée. Passerais-je tous les étés prochains à équeuter des groseilles ? Que ferais-je cet hiver? Force est d’admettre que faute de groseilles, je devrai m’efforcer de leur parler. Leur parler pour leur faire saisir que, selon moi, la continuité de la vie dépend non pas de la procréation mais plutôt de l’amour que nous portons les uns envers les autres et particulièrement envers les enfants de notre tribu, que ce soient les nôtres ou non.