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Les versets apocryphes

Chaque époque est habitée de sa myriade de paradoxes. Dans la nôtre se juxtaposent la suspicion de l’esprit dogmatique en tout et la dénonciation de l’intolérance du credo d’autrui quels que soit sa religion, son agnosticisme ou son athéisme, l’un et l’autre au nom de la liberté, de la dignité et du droit. Bref, on doit tolérer toutes les croyances, d’autant plus qu’elles ne nous sont pas familières voire exotiques, et toutes les dénoncer en même temps parce que, que voulez-vous, tous les actes de foi se matérialisent dans des dogmes.

Moi aussi j’essaie d’être bien pensant et critique à la fois, alors, compte tenu de l’état de la raison de notre temps décrite ci-dessus, j’ai voulu me faire mon idée en ce qui concerne ce Jésus qui fait partie de ma culture. Voici le résultat de ma tentative.

"Jésus est né à Bethléem en l’an 6 ou 7 avant notre ère. De la jeunesse de Jésus à Nazareth on sait peu de chose, sinon qu’à douze ans, à la fête de Pâque à Jérusalem, il fit une forte impression auprès des maîtres du temple. Entre ce moment et le début de sa vie publique il vit un baptême de conversion. En l’an 28 environ, une importante méditation lors d’un séjour au désert marque le début de sa vie publique. De retour en Galilée, d’une synagogue à l’autre ses remarques et commentaires firent leur chemin. Cependant, à Nazareth, où il fut élevé, Jésus suscita une vive réaction et fut expulsé. Il se retrouve à Capharnaüm à partir de laquelle il pose un ensemble de gestes hors du commun qui contribuent à sa notoriété, notamment des guérisons qui lui sont attribuées. Jésus s’entoure de disciples et se rend en Judée où il discutera de nouvelles perspectives morales. Il conclut que ses propos sont pour tous et qu’ils ne constituent pas un secret qui viendrait subrepticement au grand jour. Enfin, il délègue ses disciples pour qu’ils aillent de village en village. La notoriété de Jésus alla grandissant. Hérode le tétrarque finit par en entendre parler. La question de la mission prophétique de Jésus surgit. La situation devint tendue au point que Jésus anticipe sa mort et mette au défi ses collaborateurs de continuer l’aventure avec lui. Bien que de nouveaux disciples se soient joints à lui, les choses ne s’améliorèrent pas et il se résolut à aller à Jérusalem y subir le sort qu’il anticipait. Au cours de ce dernier voyage il livrera de la manière la plus radicale l’essentiel de son message, à savoir la promesse d’une vie éternelle jusqu’à l’annonce d’une nouvelle voie: un Dieu d’amour et une nouvelle alliance conséquente à sa bonté infinie. À l’imminence de ses démêlés avec la justice, il conclura auprès de ses disciples: "Aimez-vous les uns les autres". Également, il les invita à poser un geste en sa mémoire après sa mort, la fraction du pain. En attendant, les rumeurs de blasphèmes de Jésus, c’est-à-dire se réclamer de la révélation divine en contravention de la Torah aboutissent en cour. Successivement, les législateurs Pilate et Hérode concluent à l’innocence de Jésus quant aux chefs d’accusation invoqués par les grands prêtres. Cependant, Pilate cède à ces derniers suite à une âpre discussion. Jésus est condamné illico à la peine capitale par crucifixion. Le Nazaréen accepte la situation funeste. Par son sacrifice, il manifeste sa conviction d’offrir à ses disciples l’expression d’une Rédemption qui s’offre à tous, sans exception. Il rend son dernier souffle. Puis il se produit quelque chose, un événement ineffable extraordinaire et convainquant, connu sous le vocable "résurrection des morts", au point que les gens qui en ont été témoins choisissent de parler de l’homme en toutes circonstances et au péril de leur vie. Cette tradition diversifiée et enrichie s’est rendue jusqu’à nous. Aujourd’hui, ses tenants tentent d’en réconcilier l’ensemble des expressions dans une perspective unifiée qui n’a peut-être jamais existé."

Pour constituer ce modeste évangile nouveau genre, je me suis fié au nouveau testament oecuménique. Certains déploreront l’absence d’un certain aspect merveilleux et de miracle. C’est parce qu’au fond, je comprends de la position du principal intéressé que ce n’est pas nécessairement ce qu’il souhaitait voir retenu de son passage. Je crois qu’il mesurait parfaitement l’aspect réellement novateur de son intuition au sujet de Dieu, d’un dieu agissant dirait-on aujourd’hui. Il était convaincu que son Dieu était nécessairement infiniment bon. C’est un contraste simple mais extraordinaire compte tenu de la tradition jusqu’alors d’un Dieu vengeur, qu’il soit mono ou polythéiste.

Évidemment, outre le fait de ne rien "révéler" de nouveau, certains jugeront ma tentative condamnable. Certains y verront une réduction inacceptable, d’autres une énième récupération de Dieu ou du christianisme. Pour ma part, je n’y vois que ce que nous aimons tant de l’Occident contemporain: nous avons choisi de rejoindre la conscience d’autrui de personne à personne parce que nous croyons cela possible même si cela ne fonctionne pas toujours. Jésus, lui, fondait son espoir dans la voie divine.

C’est ainsi que se résout l’apparent paradoxe évoqué en ouverture. Il est évident que nous demeurons ambivalents quant à l’issue de notre monde, autant dans les choix de la science, de la démocratie que dans nos pratiques morales collectives et individuelles. Ce qui est déroutant de notre temps, c’est qu’il exige de chacun d’entre nous un maximum d’intelligence personnelle qui nous confronte quotidiennement aux limites de notre raison, de notre identité et de notre ouverture aux autres. C’est au nom de cette exigence que je me suis permis cette réflexion.