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Les yeux noirs

C’est entre Miami et le Panama que l’absence de Nicolas a commencé à creuser un trou quelque part dans mes poumons, là où normalement l’air circule librement. Le sentiment d’être chargée d’une mission beaucoup trop lourde s’est accentuée. Si je suis assise dans cet avion, c’est à cause de ses yeux. De ses yeux amoureux et mélancoliques.

Nous avons reçu la lettre de l’orphelinat de Cochabamba il y a quelques jours seulement. Nicolas en était malade : il ne pouvait pas prendre de congé avant longtemps. L’idée d’aller "choisir" un enfant à des kilomètres de là, sans lui, m’apparaissait complètement dément. L’Amérique du sud t’est familière, tu es libre de ton temps en ce moment. Tels étaient ses arguments pour que je m’y rende, même seule. Ce serait un voyage exploratoire. On prendrait une décision plus tard, ensemble, a-t-il insisté à sa façon très douce et très convaincante.

Après le Panama, j’ai dû changer d’avion à Santa Cruz, dans les plaines orientales de la Bolivie. Dans quelques minutes, c’est-à-dire vingt heures après le décollage de Montréal, je serai à Cochabamba, située un peu plus au nord-ouest, sur les contreforts de la cordillère orientale.

À l’aéroport, une bâtisse blanche et basse au milieu de nulle part, un homme au buste imposant m’attend, une pancarte épelant mon nom au bout du bras. Avec un sourire engageant, Fernando mâchouille quelques questions en anglais. Je réponds dans mon espagnol hésitant; son visage s’éclaire: il va me conduire à mon hôtel, poursuit-il dans sa langue. Demain, si je suis d’accord, il viendra me rechercher vers les 9h00 et m’emmènera à l’orphelinat de Pacata alta.

Dans sa jeep déglinguée, nous roulons vers la ville. Cochabamba apparaît un peu en contrebas. Entourée de hautes montagnes, nimbée dans les nuages et la pollution, son étrange beauté est entièrement teintée de jaune. Dans la poussière des rues, nous croisons des chiens errants, des femmes aux tresses brillantes, leurs bébés enroulés dans des tissus colorés. L’air que je respire me ramène dix ans plus tôt. Avec des amis, avec parfois un amoureux, j’ai visité alors plusieurs villes d’Amérique latine, y restant parfois quelques mois. C’est l’odeur des pots d’échappement, de la poussière et de la chaleur. Une odeur connue et aimée. Celle aussi de la liberté de mes années d’étudiante.

Fernando dépose mes bagages dans l’entrée de la Residencia Florida où je dois passer la semaine. Les chambres sont disposées sur deux étages et entourent une cour carrée à ciel ouvert. Très propre, coquette, la Florida a le charme des vieilles maisons coloniales. Je donne la main à Fernando avant de suivre l’hôtelier vers une chambre au deuxième.

Malgré les klaxons de la rue, j’y dors 12 heures d’un sommeil profond et sans rêve. Au réveil, sur le grand balcon qui donne sur la cour intérieure, j’engouffre un petit déjeuner gargantuesque avant de descendre reprendre ma place dans la jeep de Fernando. Le trajet jusqu’aux barrios de Pacata Alta n’est pas très long, et bientôt, les bâtisses de deux ou trois étages en briques orangées et ciment laissent place à une autre architecture. Nous sommes arrivés dans les barrios, les quartiers qui hébergent les habitants les plus récents et les plus pauvres de la ville. Les petites maisonnettes sont basses, en gros cubes de terre jaune et toits de tôle. Entre elles, des femmes et des enfants, aucun homme. Et, encore une fois, du sable jaune à perte de vue, que balaie le vent.

L’orphelinat est constitué de plusieurs bâtiments en béton un peu à l’écart des maisonnettes. Quand Fernando m’invite à descendre de la jeep et à entrer dans l’un d’eux, je me retrouve immédiatement plongée dans une pièce qui ressemble à une garderie. Au milieu de la salle, des enfants lancent un ballon dans un panier de basket-ball miniature, d’autres dessinent, assis à des tables ou par terre. Fernando a disparu. Ma présence ici m’apparaît tout à coup complètement surréaliste. Déboussolée, je m’assois à côté d’un petit garçon qui me tend son crayon de cire. Deux femmes, les éducatrices, viennent me serrer la main et se présenter.

À côté de mon jeune compagnon, j’essaie de colorier des images qui ont déjà reçu l’empreinte d’au moins trois artistes avant moi… La tête appuyé sur une main, il ne pipe pas mot, ne répond à aucune de mes questions. Mais ses yeux, deux morceaux de chocolat noir fondant, surveillent chacun de mes gestes et me sourient.

Un homme dans la trentaine, grand, la peau blanche et les cheveux mi-longs, fait soudain son apparition à côté de nous. Il est fortement marqué par son ascendance espagnole. Il s’est accroupi et, pendant que le petit garçon lui dessine des cercles sur les bras, il se présente et m’invite à le suivre dans son bureau. La voix d’Eduardo Mendoza, le directeur de l’établissement, est singulièrement douce. Longuement, il me parle des femmes de Pacata Alta. Lorsqu’elles vivaient encore dans les mines, ces dernières recevaient une prime pour chaque enfant qu’elles avaient. Depuis que les mines sont fermées, qu’elles et leurs familles ont été relocalisées ici, il n’y a plus rien de tel. Sans moyens de contraception, avec déjà de nombreux enfants plus ou moins désirés sur les bras, l’abandon devient souvent l’unique issue…

Puis, Eduardo Mendoza me parle des enfants, des difficultés des uns, de l’extraordinaire instinct de bonheur de tous.

Il est midi. Nous retournons dans la salle des enfants partager leur repas, un riz agrémenté de petits morceaux de légumes et de bananes cuites.

L’après-midi s’écoule très vite. Tandis que les éducatrices installent les plus petits pour la sieste, Eduardo et moi sortons dans une cour avec les grands. Nous jouons au ballon, racontons des histoires sans queue ni tête, chantons. Je refuse de chercher à connaître un enfant plus qu’un autre, prodigue mes caresses, mes histoires, mes dribbles aux uns et aux autres, sans distinction. Tout au long de l’après-midi, je sens le regard d’Eduardo sur moi. C’est un regard étrange, un peu intimidant. Pas celui d’un évaluateur de requêtes en adoption. Non. Mais un regard de curiosité à la fois désintéressée et attentive et qui, sans le vouloir, se fait insistant.

Lorsque les grands rentrent pour la collation, je m’approche de lui et lui explique ce qui, je crois, le taraude: Nicolas et moi avons tenté pendant un an environ de faire un enfant. Rien ne s’est passé. Tout naturellement, sans même chercher à savoir lequel de nos deux organismes s’avérait défectueux, nous avons envisagé d’adopter. Cette solution nous attirait tous les deux. De démarche en rencontres, nous avons pris contact avec l’orphelinat. Malheureusement, Nicolas n’a pas pu se libérer pour ce voyage. Je suis donc venue seule.

Eduardo m’écoute sans poser de questions, les yeux plantés dans les miens. Son regard me trouble. Bizarrement, il me fait penser à celui de Nicolas. Les yeux d’Eduardo sont aussi noirs que ceux de Nicolas sont bleus. Bleus délavés même. Mais ils distillent la même douceur mélancolique, le même mélange d’intelligence et de compassion. S’y cache aussi sans doute le même amour profond des enfants. Un amour comme une seconde nature.

À la fin de la journée, Eduardo m’invite à revenir le lendemain, et tous les jours de ma semaine à Cochabamba si le souhaite. Je salue les enfants, les éducatrices et lui serre la main rapidement.

Dans la jeep, je sens ma gorge se serrer inexplicablement. Un gros vent s’est levé qui soulève la poussière par tourbillons. Le soleil a pris une teinte orangée et d’immenses ombres se découpent sur les montagnes alentour. Arrivés à la Residencia Florida, percevant sans doute ma fatigue et mon émotion, Fernando m’assène une vigoureuse tape sur l’épaule avant de remonter dans son véhicule.

Après une douche, j’erre dans Cochabamba, soupe de poulet à la broche et d’une bière dans un restaurant bondé, puis je me dirige vers un centre d’appels repéré plus tôt. Nicolas n’est pas au bout du fil, sans doute retenu au travail. Sur le répondeur, je lui dit que Cochabamba est très belle et très jaune, que je vais bien et que je l’aime. Que tout le reste, je le lui raconterais à mon retour. Cette nuit là, dans un rêve qui semble durer une éternité, Nicolas joue au milieu des enfants de l’orphelinat de Cochabamba; il se retourne, m’aperçoit, mais ne semble pas me reconnaître. Il a les yeux d’Eduardo, des yeux noirs qui me dévisagent et me sourient.

Chaque jour, je reprends le chemin de l’orphelinat. Je joue avec les enfants plusieurs heures puis Eduardo vient me retrouver. Au lieu de rester à l’orphelinat l’après-midi, nous allons visiter des coins de Cochabamba ou de la région autour. Nous marchons en bavardant ou restons en silence, assis devant un paysage. J’apprends qu’il a étudié l’histoire et les sciences sociales en Argentine avant de revenir s’installer à Cochabamba. L’orphelinat et ses enfants sont sa vie. Son désir de fonder une famille s’est même évanoui. Il a tant d’enfants maintenant !

Mon dernier jour de visite à l’orphelinat, j’embrasse chacun des enfants sur les deux joues, en un long rituel qui les fait se tordre de rire. L’après-midi, Eduardo et moi marchons dans la ville et montons la petite colline San Sebastian où est érigé un monument en l’honneur de "Las heroinas", des femmes de Cochabamba qui ont décidé d’affronter l’attaque des colonisateurs alors que les hommes étaient sur un autre front. Elle se sont toutes faites massacrer. De là haut, la vue est splendide.

Assis sur un maigre îlot d’herbe râpée, nous regardons la ville. Les yeux d’Eduardo me semblent plus noirs et plus grands encore que je ne les ai jamais vus. Sans bien m’en rendre compte, je prend sa main dans la mienne. Ses yeux, tels deux aimants s’approchent de mon visage, jusqu’à se fondre tout à fait dans les miens.

Quand je recommence à sentir l’humidité fraîche du sol sous mes fesses et mon dos, le soleil est très bas. Mais quelque chose d’autre que la lumière a radicalement changé. Un poids m’a quitté. Le poids de la tension, de la tristesse, du regret, aussi, accumulés en moi en fines couches depuis Montréal, depuis mon renoncement à mettre au monde un enfant des mois plus tôt, même, peut-être. Je souffle dans la pénombre: "Me gustaria volver a mi hotel". Au bout de quelques secondes, Eduardo émerge d’entre un gigantesque cactus et quelques arbustes chétifs, enfile rapidement ses vêtements et me tend les miens, poussiéreux et fripés.

Sur le trajet du retour, nous ne prononçons pas un mot. Comme deux vieux amis, nous laissons nos mains se frôler, sans que l’un de nous ne la retire subrepticement ou ne fasse un pas de côté.

Au pied de La Florida, je le remercie et lui dit que je lui redonnerais des nouvelles bientôt, au sujet des enfants. Il ne répond rien, se contentant d’un regard très doux. Nous nous serrons simplement la main et je pousse la porte du petit hôtel.

Étendue sur le dos, mes bagages fin prêts pour mon départ le lendemain matin à côté du lit, je laisse longtemps couler des larmes qui se mêlent, au bout de leur course, au sable resté collé sous ma nuque.

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41 semaines plus tard est née Maya. Elle est tout le portrait de son père: elle ressemble à Nicolas comme deux gouttes d’eau. À Eduardo, comme à un frère jumeau. Nous ne savons pas encore de quelle couleur seront ses yeux; pour l’instant, leur teinte est trouble, entre le bleu et le brun.

"Nous qui croyions ne pas pouvoir avoir d’enfant, nous voilà devenus parents de deux bambins en l’espace de quelques mois seulement !" rit souvent Nicolas.

Dans quelques jours, Manuel, le grand frère de Maya, arrivera. Dans sa chambre l’attendent déjà une petite table, des crayons de cire et un cahier à colorier. Manuel, le petit garçon aux yeux comme deux chocolats noirs et fondants.