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Lettre à un ami qui se méfie de la génération Internet

"J’ai un but dans la vie

Je veux faire des envieux

Qu’ils m’observent

Et puis que ça leur mette un coup d’vieux

J’veux qui s’disent

Qu’eux aussi pourraient p’t’être être heureux

Qu’ils pourraient devenir papys

Avec la joie derrière eux…"

Tryo – Grain de sable

Les nouvelles générations te narguent et te bousculent dans le faire exprès. Tu les regardes passer au volant de leurs grosses voitures, le cellulaire rivé à l’oreille, l’air de maîtriser leur environnement sans la moindre hésitation, et tu fulmines. Tu les observes, dans les cafés branchés, manipuler simultanément la calculatrice, le sans fil et le portable, et tu enrages de les voir nager dans les nouvelles technologies comme des poissons dans l’eau claire. Tu les vois, ces étudiants qui fréquentent l’école où tu joues les professeurs (hélas ! ce rôle autrefois vénéré a perdu de son panache et ne peut même plus te servir à leur en imposer, ce qui ajoute à ta frustration), arpenter les corridors, fourbis de leurs armes électroniques dernier cri. Le peu de cas qu’ils font de ta présence t’indispose autant que l’omniprésence des sonneries qui te rappellent à tout bout de champ que la vie est ailleurs.

Tout cela, en effet, te place face à une réalité que tu préférerais ignorer : tu n’es plus dans la course, tu te sens dépassé, ringard. Te voilà arrivé à l’extrémité étroite – le goulot de sortie – d’une société que tu as contribué à bâtir et qui te heurte néanmoins. Parce que les moins de 40 ans – sans vouloir être méchants – n’ont rien à faire de ceux qui traînent la patte et ralentissent la cadence. Ton incapacité les laisse de glace autant que ta déconfiture. Ils vont leur chemin sans regarder derrière, ce que, pour ta part, tu fais trop. D’ailleurs, tu le sais pertinemment, tu aurais beau vouloir les suivre, leur donner le change, ta frustration grossirait et tu te retrouverais gros-jean-comme-devant.

Je t’ai trouvé bien théâtral, l’autre jour, quand tu as lancé, avec toute la fougue qui te caractérise et te rend si attachant, cette question à la Ponce Pilate : "Qu’est-ce qu’ils ont fait de notre monde, de nos valeurs humanistes?" En fait, il s’agissait bien davantage d’une accusation que d’une question. Piquée que tu utilises la troisième personne du pluriel, j’ai aussitôt reformulé ta phrase au "nous", car ce "ils" non seulement t’excluait, mais m’excluait aussi tout en me prenant à témoin. En d’autres mots, tu me faisais abonder dans ton sens, sans m’avoir demandé mon avis. L’eus-tu fait, je t’aurais aussitôt rappelé que cette société a été façonnée par plusieurs générations et que nous avons participé à la transformer. Tous ! En répliquant "qu’avons-nous fait de notre monde?" je t’obligeais à assumer une part de notre responsabilité collective. C’est la moindre des choses ! Je me souviens de toi il y a vingt ans. Tu puais l’ambition à plein nez. Et tu te souciais des autres comme de ta dernière chemise. Ce que tu peux être de mauvaise foi !

Tu alléguais donc que les valeurs humanistes, ces belles valeurs qu’on t’a enseignées étant jeune, foutent le camp à mesure que la génération Internet gagne du terrain. Avec tout l’attirail de gadgets électroniques dont ils disposent : portables, téléphones cellulaires, caméras numériques, agendas électroniques, lecteurs MP-3 et j’en passe, les jeuens des années 2000 n’ont plus pour seule ambition, crois-tu, que de performer à la hauteur des fabuleux outils qu’on leur greffe aux mains dès la naissance… ou presque. Leur seul désir, selon toi, étant d’entrer dans la compétition à fond de train et de consommer jusqu’à plus soif ces innombrables produits de luxe qu’on leur présente comme des nécessités absolues et qui – il faut bien l’admettre – les font planer autant que la Ferrari rouge de Schumacher.

Tu fais m ine de t’inquiéter de leurs valeurs, mais la vérité c’est que tu es rongé par l’envie. Tu leur envies cette facilité avec laquelle ils utilisent ces joujoux (ces petits bijoux) qui, bien qu’étant à ta portée sur le plan monétaire, ne le sont pas (ou si peu) sur le plan cognitif, espèce de vieux croûton. Oh ! bien sûr, tu pourrais te les procurer tous, comme tu t’es procuré, sur un coup de tête, ce cellulaire qui est en train de fondre dans le coffre à gants de ta petite auto. Mais tu serais ridicule et tu le sais.

Dans un essai sur les dangers de la télévision, Karl Popper et John Condry affirment : " la démocratie a toujours cherché à élever le niveau d’éducation ; c’est là son aspiration authentique". Ils mentionnent ceraines valeurs chères aux sociétés, telles l’honnêteté, la solidarité, la responsabilité, la tolérance, qu’ils qualifient de valeurs instrumentales, en opposition aux valeurs finales que sont l’égalité, la paix, la beauté, mais avant tout le bonheur (1). Est-ce bien de ces valeurs fondamentales que tu parles ? Dont tu t’inquiètes ? Tu prétendrais donc que les nouvelles générations sont monstrueusement égoïstes et égocentriques, sujettes à "(…) un individualisme irresponsable, qui est équivalent au nihilisme, au ‘après moi le déluge’" (2).

L’humanisme, disent en substance les dictionnaires, "place les valeurs humaines au-dessus de toutes les autres". Pour ma part, je reste convaincue que malgré tous les progrès scientifiques et technologiques des dernières décennies, malgré la rapidité de leur implantation à l’échelle planétaire, dans toutes les sphères du savoir et de l’économie, l’home est demeuré le même. Il a bien peu changé d’ailleurs depuis la Grèce antique. Ses outils, ses instruments de travail, ses prérogatives ont changé. Il a dû assimiler des techniques nouvelles, adopter d’autares manières de travailler, de se déplacer, d’apprendre et de communiquer, mais ses préoccupations sont restées les mêmes pour la plupart. Il veut se nourrir, se mettre à l’abri, protéger les siens et assurer leur survie en leur évitant toute souffrance inutile.

Bref, l’homme aspire au bonheur. Et pour trouver le bonheur – le bonheur étant le moteur de toute recherche -, l’être humain normalement constitué sait par instinct qu’il doit faire preuve de respect et de compassion envers ses semblables. Peu importent la culture, la langue, la religion qu’il pratique ; peu importent son métier ou sa profession, l’endroit où il habite et ses convictions politiques et sociales. Si son besoin de communiquer pour comprendre et être compris en retour ne change pas, il dispose désormais, grâce à Internet et à tous les moyens de communication rapide existants, d’un réseau gigantesque, accessible et extraordinairement efficace, qui lui donne accès à l’universel. Et ce n’est pas tout. Ce réseau lui donne un accès direct à l’Autre, son voisin qui habite aux antipodes, mais avec qui il peut échanger en tout temps, à la seconde près. "Pour être objet de l’univers, il faut être objet du discours d’un observateur", écrit Albert Jacquard (3).

Ceci dit, comme nous prisons tous les deux ce genre de débat d’idées, je me suis appliquée, avec les exemples qui me venaient à l’esprit spontanément, à te prouver qu’au contraire, le discours humaniste est bel et bien vivant. Longtemps théorique et étriqué, il circule aujourd’hui par tous les canaux possibles et imaginables pour rejoindre le plus grand nombre et inciter les gens à agir et à prendre position en toute conscience. Pense seulement à tous les organismes humanitaires présents partout afin d’aider les populations démunies ou isolées ; leur rayonnement est beaucoup plus important depuis l’avènement du web. Et leurs actions plus rapides et mieux coordonnées. Pense aux nombreux groupes de pression qui multiplient les démarches et diffusent leurs messages au-delà des frontières. Pense aux milliers de pétitions qui circulent dans Internet pour être signées par des millions d’individus aux quatre coins de la terre. On peut – si on veut et en y mettant l’énergie nécessaire – empêcher l’exécution d’un condamné à mort ; plaider la cause des minorités ostracisées, celles des femmes qu’on lapide et des enfants qu’on voue à l’esclavage. Ce ne sont là que quelques exemples de ce qui se fait grâce à ce fabuleux outil et à ceux qui savent s’en servir.

Bien sûr, le réseau Internet – dont on ne peut même pas imaginer l’ampleur et l’étendue – n’est pas une panacée à l’horreur et à l’injustice, mais il nous permet de conjuguer nos efforts pour bâtir un monde plus juste. "Mettre ensemble, écrit encore Albert Jacquard, c’est provoquer l’apparition de capacités nouvelles, souvent imprévisibles." L’Internet nous ouvre des horizons inconnus. Tout y est. Le pire et le meilleur. Les sites à caractère raciste, haineux, pornographique existent aussi, puisque l’homo sapiens demeure un mélange de bien et de mal. Il reste que la circulation de l’information par ce truchement ouvre des possibilités extraordinaires de connaissance de l’Autre. Et de solidarité. Autrefois, on pouvait être solidaire de ses proches, de ses voisins immédiats, au mieux de sa communauté ou de son pays. Grâce au web, le monde entier est devenu notre voisin et nous nous sentons de plus en plus concernés par ce qui se passe sur les cinq continents. L’homme a peut-être inventé le plus bel instrument de démocratie qu’on puisse imaginer ; il faut savoir s’en servir.

C’est ça, la vraie liberté : posséder des outils qui nous habilitent à devenir de plus en plus libres et conscients d’exercer cette liberté. Ici comme ailleurs, l’éducation et l’information sont les clés de la connaissance et du libre choix. Plus le choix est grand, plus l’information est complète et accessible, plus l’homme est en mesure d’exercer son pouvoir de décider par lui-même et de faire valoir ses droits et ceux de ses semblables.

Comme tu vois, ta boutade m’a fait réfléchir. Tu es mon ami, je connais tes emportements et je sais décoder les messages que tu lances à l’emporte-pièce, comme autant de rebuffades devant le temps qui passe et son inéluctable dénouement, que tu n’acceptes pas, est-ce nécessaire de le préciser ? J’espère que tu ne m’en voudras pas de t’avoir traité de vieux croûton. C’était pour rire. Tu me provoques, je mords à l’hameçon, et c’est ainsi que nous perpétuons le jeu des idées entre nous. "Philosopher, c’est vivre." (3)

(1) Popper, Karl et John Condry : La télévision : un danger pour la démocratie.

(2) Lipovetsky, Gilles : Métamorphose de la culture libérale, Liber.

(3) Jacquard, Albert : Petite philosophie pour les non-philosophes, Calmann-Lévy, 1997.