Je m’appelle G. Efmink et je ne vais pas mourir.
Je vais plutôt m’évanouir.
Déjà ma silhouette n’est plus qu’une ligne frissonnante. La lumière me traverse sans buter sur aucun obstacle. Je n’ai plus de densité, de texture. Seul existe le contour de ce qu’il me reste de corps.
Un trait mince et vacillant.
Ma femme ne me voit plus. Depuis longtemps. Elle est assise dans son fauteuil. Je suis assis dans le mien. Nous sommes l’un en face de l’autre.
Je la regarde.
Ma femme.
Elle lit un roman. Un livre épais d’environ mille pages. Ce n’est pas moi qui ai choisi ce livre. C’est elle. Avant, je passais de longs moments dans les librairies. Je demandais toujours la même chose aux libraires qui me reconnaissaient : un gros roman qui se lit longtemps, pas trop sombre, bien écrit, avec une intrigue qui se tient et beaucoup d’amour. Je choisissais et offrais des romans à ma femme qui les dévorait durant nos soirées lentes et silencieuses.
Mais depuis, ma femme va elle-même choisir ses romans et lit jusqu’à tard dans la nuit. Ou jusqu’à ce que son amant cogne à la porte de notre maison. Alors, elle dépose son livre, se lève et va s’ouvrir à lui. Elle me laisse seul dans la lumière du chandelier à six branches. Ma silhouette danse comme les flammes des bougies. Je reste immobile et j’observe la descente de la cire qui se répand sur la surface du meuble.
Toute fin a un commencement.
Je ne peux évidemment pas déterminer avec certitude les circonstances qui ont fait de ma femme cet être qui m’ignore. Mais je me rappelle l’événement qui a fait de moi cet homme effacé.
Je travaillais pour une multinationale. Mon bureau était au sous-sol. Au-dessus de ma tête s’élevait une Tour où se multipliaient des gens affairés. J’en côtoyais trois d’entre eux. M. Bourque était mon employeur. Il venait chercher les chariots où j’avais soigneusement classé le courrier de la Tour. Nos échanges restaient plats mais polis ; ils ne débordaient pas du cadre professionnel. Paul et Jasmin travaillaient à l’entretien. Ils entreposaient leurs outils et appareils ménagés dans le local près du mien. Paul était obèse, suait beaucoup et soufflait bruyamment lorsqu’il exigeait un quelconque mouvement à son corps. Jasmin était plutôt carré avec un torse court et de longues jambes. Ils venaient me rejoindre à l’heure du dîner. Grâce à eux, j’étais au courant des joutes de cour et de pouvoir qui se produisaient dans la Tour. Jasmin rapportait les confidences et les paroles volées dans les corridors, tandis que Paul tissait les histoires les unes aux autres. Il enrichissait le récit d’anecdotes cocasses et il avait le ton juste lorsqu’il était question de sexe et de haute trahison.
Ma tâche consistait à trier le courrier de la Tour. Chaque matin, le facteur déchargeait de son véhicule une vingtaine de poches. Je les vidais sur le sol et m’attaquais à cette immense montagne de lettres. Je les prenais une par une, vérifiais leur destinée et les triais par étage et par numéro.
Je manipulais des enveloppes, depuis fort longtemps.
Et puis vint le jour où je me suis aperçu d’un changement dans la capacité de mes doigts à prendre et à retenir le papier. Les enveloppes me glissaient des mains ; ce qui retardait mon travail. Je suis devenu de plus en plus anxieux et M. Bourque de moins en moins bienveillant à mon égard. Il m’avait fait certaines réprimandes sur mes retards et je le sentais bientôt prêt à exprimer quelques menaces.
Je me suis décidé. Je suis allé consulter un docteur.
Il a examiné le bout de mes doigts et m’a confirmé ce que je redoutais : mes empruntes digitales avaient disparues. Le contact quotidien avec le papier avait peu à peu sablé ma peau, laissant mon épiderme lisse et uniforme. Le mieux pour moi était un arrêt de travail. Suivant les conseils du docteur, je me suis retrouvé à la maison, invalide dans mon fauteuil, le bout des doigts enduit d’onguents et serré dans des bandelettes.
Ma femme n’avait pas l’habitude de me voir, autant. Ni dans la maison, ni dans cet état d’immobilisme. Elle en fut d’abord irritée. Puis elle s’en accommoda. Elle passait la plupart de son temps à l’extérieur de la maison et revenait à l’heure de la lecture.
J’avais tout le loisir de contempler les métamorphoses que subissait mon corps. Car ce qui était supposé s’améliorer se dégrada. Ce n’était plus le bout de mes doigts qui était maintenant atteint mais la main entière. Mes deux mains étaient aussi lissent qu’un cylindre d’aluminium. Elles étaient sans craquelure, pli ou rainure. Plus de trace d’anciennes cicatrices. Plus aucun poil ou même de pore. Mes mains étaient d’une douceur excessive. Elles étaient parfaites. Ce n’étaient plus mes mains. J’ai eu peur. J’étais désorienté et sans secours. Je ne voulais surtout pas déranger ma femme. Et la médecine ne m’avait point sauvée. J’avais entendu parler d’une voyante qui donnait des consultations peu dispendieuses aux gens de la Tour.
J’ai pris rendez-vous.
Elle a examiné mes mains et ne les a plus lâchées. Elle m’a juré que du souvenir de sa première vie à celle d’aujourd’hui, elle n’avait jamais caressé une peau aussi fraîche et légère. Je l’ai remerciée. J’étais touché par cette remarque. Jamais une femme ne m’avait autant complimenté. J’ai voulu lui raconter toute mon histoire mais elle m’a interrompu en m’affirmant qu’elle savait déjà tout. Elle parlait un langage nébuleux avec des mots forts et des termes galactiques, tout en me massant l’intérieur des mains. J’étais à la fois troublé et curieux.
Ce qu’elle a fait alors m’a stupéfié.
Elle s’est dévêtue.
Elle s’est montrée nue et elle a insisté pour que je la caresse, partout, longtemps.
Ce que j’ai fait.
Elle a explosé plusieurs fois. J’ai cessé de la toucher lorsque j’ai senti son corps demander grâce. Les yeux clos et l’aura rouge feu, elle m’a dit qu’elle avait enfin atteint la connexion suprême : l’harmonie entre elle et l’univers. J’étais ému. Plus tard et de retour de sa transe, elle m’a invité à revenir pour le lendemain et les jours suivants.
Vers la fin du jour, j’allais consulter ma voyante et je revenais avant que la nuit tombe. Je m’assoyais dans mon fauteuil, devant ma femme qui lisait ses romans d’amour. Exténué et sans parole, l’esprit hanté par les extravagances de ma voyante, il m’arrivait de ressentir un mal être face à ma femme.
Mais je n’en ai dit mot.
Je ne voulais surtout pas créer entre nous des secousses inutiles.
Bien que mes rendez-vous avec la voyante m’étaient agréables, les étranges transformations de ma peau ne s’amélioraient pas. J’étais entré dans une phase de mutation sévère où je perdais sur tout le corps des morceaux de peau, sous lesquels apparaissait une surface organique peu commune. Alors que ma femme restait indifférente à ces changements, ma voyante s’exprimait avec davantage de liberté lors de nos échanges quotidiens.
Elle me couchait sur son bureau et me palpait, me palpait encore et encore.
Et elle jouissait, jouissait.
Et moi aussi.
Mais comme tout commencement a sa fin, arriva le moment où les cartes du ciel révélèrent à ma voyante la séparation de nos deux planètes. Quand mon corps, de toute sa superficie, s’est présenté sous une même et unique texture, ma voyante s’est lassée. Terriblement douce, ma peau était également terriblement monotone. Alors, celle qui était prête à tout pour augmenter la qualité de ses vibrations, me fit savoir que mes consultations étaient terminées.
J’errais dans la maison.
Devant le miroir, je ne me reconnaissais plus. J’étais désormais chauve et imberbe. J’étais anonyme et sans relief. Seuls mes vêtements révélaient encore quelques traits de ma personnalité. Je les mettais pour m’asseoir devant ma femme lors de nos longues soirées de lecture.
Ma femme, elle, se portait bien.
C’est à cette époque que j’ai eu la certitude de son infidélité. Je le voyais dans ses yeux. Cette couleur. Cette lumière sauvage. Une charge. Intense. Agressive.
L’étoile au centre de son iris était de retour.
Et elle ne venait pas pour moi.
Quand je marchais le jour dans les rues, les gens se retournaient à mon passage. Certains me demandaient ce qu’il m’était arrivé. J’avais tout mon temps pour leur raconter mon histoire et pour leur faire toucher ma peau. Les vieux me questionnaient beaucoup. C’est avec eux que j’ai eu les plus beaux échanges sur notre impuissance face aux changements climatiques, sur l’envahissement des fils électriques et les souffrances de l’isolement.
C’est aussi dans la rue que l’artiste m’a interpellé pour la première fois.
Il m’a trouvé d’une beauté inattendue.
Il m’a invité dans son atelier et m’a prié de prendre place sous un éclairage brûlant. Il n’était pas très bavard mais le tremblement de ses mains trahissait l’intense attraction de mon corps sur le sien.
Il m’a demandé s’il pouvait me dévêtir.
J’ai accepté.
J’ai passé d’innombrables heures sous l’éclairage de l’artiste. Il aimait me mettre nu et me regarder. Il me demandait de prendre des pauses difficiles, de me figer entre deux mouvements. Il étudiait le corps, celui qui bouge, qui se déplace, qui n’est plus ici et pas encore là.
Les positions étaient souvent obscènes.
Il jouissait de moi à l’écart, derrière sa planche à dessin.
J’étais son pantin.
J’étais utile.
Fidèle, je retournais le soir venu m’asseoir devant ma femme qui lisait ses romans d’amour. J’observais intensément ses réactions durant sa lecture. J’essayais de saisir les profonds désirs qui m’avaient échappés, ceux qui étaient comblés par le livre qu’elle avait choisi. Lorsque son amant se présentait à la porte de notre maison et qu’elle partait le rejoindre, je m’assoyais dans son fauteuil et ouvrait son roman abandonné. J’y cherchais jusqu’à l’aube les traces de ses fantasmes.
Je mesurais l’ampleur de ma négligence.
Comme tout ce qui a commencé doit se compléter dans sa finitude, vint le temps où mon corps s’est mis à perdre de sa substance, de sa matérialité. Je suis devenu translucide. La lumière me traversait. J’étais une fenêtre donnant sur un décor. Je n’étais plus qu’une ligne, qu’un contour. Le dessin d’une silhouette. Je représentais l’essentiel de ce que j’avais été. Je n’avais donc plus aucun intérêt pour l’artiste.
Il m’a remercié.
Je m’appelle G. Efmink et je ne vais pas mourir.
Je vais plutôt m’évanouir dans le paysage d’une pièce où je suis assis devant ma femme. On frappe à la porte de la maison. Elle ferme son roman, le dépose et se lève. Je l’entends l’accueillir et je les vois entrer dans la pièce. Elle a trois livres dans les mains. Trois gros romans offerts par lui. Une trilogie. Je la regarde s’asseoir et dévorer les premières pages d’une longue histoire racontant les joies et les douleurs d’une passion amoureuse s’étalant sur trois générations.
Elle l’invite à s’asseoir.
Elle lui présente le fauteuil devant elle.
Je disparais.