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LIT

Juillet 2004

Ce soir, je comprends que quelque chose ne tourne pas rond. L’ambiance? Un peu trop survoltée, un brin de débilité sans folie. L’alcool coule à flots comme il se doit dans ce genre d’endroit. L’alcool coule d’ailleurs toujours à flots ou ne coule pas du tout, c’est bien connu. La musique est si forte, même les haut-parleurs demandent grâce. Mes copines dansent, les requins sont déjà là. Bref, la vie nocturne de Montréal bat son plein comme à son habitude. Pourtant, dans ce tourbillon qui évolue concentriquement autour de ce bar circulaire, quelque chose cloche. Soudainement, je sens le vide. L’absence d’excitation se concentre en un homme seul, accoudé au bar, semblable à la queue d’un Q. Il menace l’oil du typhon par son détachement total.

Intriguée et toujours à l’affût de nouveautés socialisantes, je m’approche lentement pour ne pas effrayer le vide. Je m’ancre à ses côtés. Je ne bouge plus. Nous buvons sans mot. Nous voguons côte à côte sur cet océan plat. Nous accostons à 3 heures du matin au coin de Saint-Laurent et de Marianne.

Je le suis. L’air frais de ma ville me réanime, mais je suis incapable de lever l’ancre. Je me fais littéralement touer. Ce n’est pas dans mes habitudes, mais ce grand type, triste et brun, aux parfums moyen-orientaux est fort. Sa force brute et simple m’essouffle. Mon muscle cardiaque pompe tellement de sang que si l’homme se retourne, il bandera. C’est physique. Mais il ne s’arrête pas. Je le suis, le poursuis, déjà en manque de ce calme tantôt insuflé à coups de Johnny Walker. Les ruelles sont longues ce soir.

Il ouvre une porte, vieille usine. À l’intérieur, de longs couloirs blancs s’enfilent les uns aux autres. Éclairage aux néons. Des dizaines, des centaines de portes noires confrontent les murs. 2222. On y est. Une clé tourne. J’entre. L’impression surréaliste du corridor s’évanouit. Le repaire du corsaire est petit et chaud. C’est un gîte d’artiste. Un mur est tapissé de fenêtres dont les carreaux sont salement dépolis. La lumière ténébreuse d’un lampadaire rue Ontario découpe une forme étrange. Sculpture de bois et de rouille. Je me retourne, il n’est pas là. Je m’assoie dans un grotesque fauteuil kaki fleuri.

Il entre une bouteille bleue à la main.

-L’eau est au bout du corridor, les toilettes aussi.

Voilà, j’entends sa voix. Une voix grave et patiente. On dirait un peu l’accent d’Outremont, mais en plus profond.

Je bois l’eau au goulot. Il sourit. Il enlève mes souliers même si ce n’est pas recommandé. Il me tend une cigarette. Nous fumons. Puis, à mes pieds, un livre dans ses mains trapues apparaît. Je suis bien. Des odeurs de chez-soi, épicées et inconnues, m’assaillent.

– Océan mer d’Alessandro Baricco, m’annonce l’homme avant de l’ouvrir au hasard. Il lit et récite à la fois.

-"Dire la mer. Parce que c’est tout ce qu’il nous reste. Parce que devant elle, nous sans croix ni vieil homme ni magie, il nous faut bien avoir une arme, quelque chose, pour ne pas mourir dans le silence et c’est tout."1

Et je vois la mer. La voix de l’homme raisonne.

-"La mer immense, l’océan mer, qui court à l’infini plus loin que tous les regards, la mer énorme et toute puissante – il y a un endroit, il y a un instant, où elle finit – la mer immense, un tout petit endroit, et un instant de rien. C’était ça que Bartleboom voulait dire."2

Je ne tente pas de comprendre. Carpe diem. Je me bats contre mes paupières pour profiter continuellement de cet instant majestueux et gratuit.

-"La première chose c’est mon nom, la seconde ces yeux, la troisième une pensée."3

Je me bats.

-". la quatrième la nuit qui vient, la cinquième ces corps déchirés, la sixième c’est la faim."4

Je me bats, me bats.

-". la septième l’horreur, la huitième les fantasmes de la folie, la neuvième c’est la chair et la dixième c’est un homme qui me regarde et ne me tue pas."5

Je me bats, me bats, bats.

Mal de tête. Je m’éveille. L’aube mièvre qui rôde encore me laisse une vague envie de vomir qui, je le sais, perdurera toute la journée. Je toise le chevalier de feu fou bondissant inlassablement d’une toile gigantesque. Bon. Finies les folies. Je mets mes souliers et me lève. Le livre vit seul sur la table basse. Il n’y a personne. Je vole le livre. Tant pis pour ce salaud même pas foutu de me baiser.

Août 2004

Venue à Gaspé pour le mariage de ma cousine, j’en ai oublié la mer. Paralysée à sa vue, seul son goût salin témoigne de mon existence. Son calme sauvage et sa maturité insouciante lavent mon regard des affres géométriques de ma ville. Un repos infatigable m’envahit, me brise et me réhabilite à mes propres yeux. Je n’aurai pas fait l’aller-retour en 3 jours pour rien.

L’homme sans nom s’approprie à nouveau mes pensées. Ses odeurs et sa voix nonchalamment rythmée me le font espérer méditerranéen, probablement magrébin. Je marche sur la mer et la terre, au gré des vagues. Bartleboom, le scientifique merveilleusement fou de Barrico et ses élucubrations sur la fin, notre point final à tous, me hantent.

Toute la lumière semble se concentrer en un endroit précis, au raz de la marée, véritable étoile de mer. J’y découvre une fine bouteille translucide, régurgitée par l’océan. Moitié sable, moitié eau, elle est probablement ce que Bartleboom a toujours cherché. Aiguisée à saisir les dons de la nature, je comprends que j’ai enfin mon passeport pour l’antre du pirate.

Fin août 2004

La nuit est chaude, l’humidité poisse les mains et les petites culottes. Ma bouteille de mer en poche, je taraude mon ombre de lampadaire en lampadaire. Une chatte en chaleur hurle sa solitude du fond d’un trou noir. Je compatis. L’usine réaffectée s’impose à mes sens. Je contourne le bâtiment sous le couvert des sirènes lointaines.

J’ouvre tranquillement une porte aveugle qui grince tels ces rats voilés par l’obscurité. La lumière des murs crus percute toutes mes cavités et la porte se referme sur ce monde extérieur qui n’existe déjà plus. Cette prison de néons, froideur suffocante, me donne envie de rebrousser chemin. Je sais que je ne peux pas. L’homme de la Méditerranée m’attire inexorablement. J’ouvre les grilles d’un monte-charge. Je m’insère dans cette nouvelle prison et me propulse un étage plus haut. À la sortie de cet ascenseur de fortune, le long corridor aux mille portes m’enhardit et me terrorise à la fois, Mes bagues s’entrechoquent sur la bouteille et font, à mes oreilles, un vacarme beaucoup plus révélateur que celui de mes pas.

Porte 2222, j’y suis. J’inspire à m’en faire crever le diaphragme, je pose ma main sur le bouton froid et tourne lentement la poignée. Le déclic me fait monter le sang à la tête. Je sors du couloir surréaliste. J’entre. Je sais tout de suite que je ne suis pas seule dans la pénombre. Je gravis les marches qui mènent à la plateforme sur laquelle l’homme et ses livres reposent.

Il n’a pas bougé, ses bras puissants semblent fixés au mur de part et d’autre de son visage détendu. Nu, il respire profondément, sans se presser. Son drap voile son sexe que je devine large et las. Je pose la bouteille à ses côtés, comme si je la rendais à la mer.

Je me tourne vers sa bibliothèque où Océan mer n’est plus. Sur une feuille volante se déploient ses mots :

L’altitude des fiers n’atteindra jamais ma lassitude.

Cette confession volée me met l’eau à la bouche. Sur la dernière tablette se trouve un vieux volume poussiéreux. Entre ses pages enjolivées d’une fine écriture arabe que je ne déchiffre pas, se trouve une coupure de presse jaunie. Beyrouth 82. Un petit garçon ensanglanté, ravagé par la douleur, tente de porter le corps de son père déchiqueté. Sous la photo, des mots relatent la guerre civile, réalité que vient de saisir le petit Riyad. Riyad, comme la capitale de cette Arabie mythique, mais toujours aussi totalitaire. Je replace minutieusement la coupure cornée dans le bouquin. Mes empruntes dans la poussière violent l’intimité de l’homme endormie.

Un pantalon poisseux, recroquevillé sur le plancher, attire mon attention. À tâtons, j’en extrais le portefeuille. Le subtil tremblement de mes doigts m’oblige à me calmer un peu avant d’atteindre le but de mon épopée. Riyad B, né au Liban en 1971. Le visage de l’enfant, estampillé dans ma mémoire, se love dans mon ventre. Je dois partir.

Mon dormeur soupire tristement. Je ne peux détacher mon regard de ce sexe qui respire et me fait des clins d’oil. Je sais que je vais le toucher. Je connais ces certitudes envahissantes et je suis consciente de ne pouvoir y échapper. Je pose mes genoux nus sur le sol. Du bout de mes doigts tièdes, j’effleure le corps de Riyad. Il tourne la tête brusquement, mais continue de dormir.

Longtemps, je lui caresse le bas-ventre et les cuisses. Sans jamais toucher son sexe. Sa queue se déplie, se déroule et enfle comme une voile d’un vaisseau fantôme. Ma langue aussi se déplie et se déroule, humectée de la sueur du dormeur. Furtivement, je pose légèrement ma langue sur son grand hunier. Ses membres, jambes, bras et queue se tendent immédiatement, mais ses yeux restent clos. Mes mains s’emparent de ses couilles gorgées comme un pétrolier et de la base du grand mât que je triture consciencieusement. L’abordage se poursuit sous mon souffle, faisant frémir les embruns du vaisseaux assaillit. Je dois faire un effort pour empêcher ma salive de ruisseler comme l’écume chaude de mon propre sexe.

Incapable d’attendre plus longtemps, j’attaque de la bouche ce château fort des mers. Le combat s’engage. Mes lèvres glissent le long du membre et reviennent en couronner la vigie. Les assauts furieux de ma langue font geindre Riyad et toute sa terre sainte. L’ampleur que prend la vie au creux de mes mains m’annonce le choc des civilisations. Souriante, sans perdre des yeux le visage torturé du dormeur, capitaine déboussolé, je frappe son mât dur sur mes lèvres et me masque de sa sève. L’onde s’apaise et le râle de l’homme se mu en ronflement. Infidèle à souhait, je baise son front, calmée.

5h du matin. Assise sur mon balcon devant mon capuccino trop sucré, en ce bref instant où Montréal n’est à personne, je savoure ma ville. Amusée de ma folie même si j’ai dû y laissée, embouteillé, un peu de moi, j’ouvre Baricco.

"Le problème c’est cette route

jolie route

cette route qui court,

qui coule

qui roule

mais ne court pas

aussi droit

qu’elle pourrait le faire

ni même aussi tordue

qu’elle saurait le faire

non.

Curieusement

elle se défait."6

Décidément, ce matin, mon café a un drôle de goût.

Citations:

1-Baricco, Alessandro. Océan mer, Paris, Gallimard, coll. Folio 3710, 1998, (trad. Française), p281

2-Ibid. p44

3-Ibid. p143

4-Ibid. p143

5-Ibid. p143-144

6-Ibid. p194