– Je vous peindrais bien volontiers, belle et douce dame! dit Samuel la voix empreinte d’une émotion qu’il peut à peine contrôler.
Éva Marie détache son attention du tableau et, en souriant timidement, glisse son regard vers cet inconnu à la voix chaude qui vient de lui adresser la parole.
– .et vous êtes?
– Sous votre charme, madame!
Le rire cristallin de Éva Marie emplit la salle d’exposition, inondant du même coup le coeur de Samuel. Dès cet instant, il sait qu’il ne pourra plus s’en passer. L’amour naît souvent de bien petites choses. Pour Samuel et Éva Marie, un éclat de rire, un regard permis à leurs âmes de se retrouver. Peu de temps après cette première rencontre au vernissage des oeuvres d’un ami commun qu’ils s’étaient découverts ce soir-là, ils emménageaient dans le manoir imposant de Samuel. Dès cet instant aussi, Samuel n’eut qu’un seul désir qui, au fil des années, se transforma en obsession: elle, sur une toile.
– Samuel, chouchou de toujours, vous n’allez pas recommencer. Vous savez très bien qu’il m’est impossible de demeurer en place assez longtemps pour que vous me peigniez, dit Éva Marie de sa voix rieuse.
Elle se lève en tournoyant et se dirige vers lui, ses magnifiques yeux brillant de milles éclats d’amour. Comme il voudrait capturer cette grâce, transposer cette beauté lumineuse dans un tableau! Mais à chaque fois qu’il le lui demande, une même réponse négative lui est donnée.
– Que diriez-vous plutôt d’organiser un vernissage pour montrer à tous votre immense talent? Il me semble que vous avez suffisamment de matériel, maintenant.
– Pas encore, ma douce, pas encore. J’ai une oeuvre en chantier, vous m’en direz des nouvelles.
– Chouchou cachottier, allez montrez-moi cette toile.
– Il n’en est pas question! Vous n’aurez ce privilège qu’une fois celle-ci terminée.
Incapable de se résigner, Samuel effectue de nombreuses recherches au fil des années. Dans le sous-sol de la vieille bibliothèque de la région, alors qu’il commence à perdre tout espoir de réaliser son rêve le plus fou, il met la main sur un article poussiéreux. Un tout petit paragraphe y fait mention d’un savant qui, selon la légende, pourrait bien lui offrir ce dont il a besoin.
Ses recherches le mènent à cette maison appartenant à une époque révolue. Il s’arrête devant la porte, fébrile. Il lève sa main moite pour frapper à la porte branlante lorsque celle-ci s’ouvre sur un vieil homme édenté. Son geste reste en suspens.
– Entre mon garçon, je t’attendais!
– Vous . m’attendiez?!
– Allez, allez, entre. Grouille-toi un peu, j’ai besoin de ton aide pour fabriquer cette potion que tu désires tant.
– Com.comment savez-vous?
– Laisse. C’est sans importance. Tout ce que tu dois savoir, c’est que je peux t’aider à réaliser ton rêve.
Quatre semaines de préparation. Malgré tout ce temps à réfléchir, Samuel n’arrive à aucune conclusion satisfaisante. Cette légende est bien ancienne. Comment Grozel peut-il avoir atteint cet âge vénérable? Et surtout, comment a-t-il eu connaissance de son précieux secret? Mais ces questions sont-elles si importantes maintenant qu’ils préparent cette potion magique qui immobilisera Éva Marie le temps qu’il puisse enfin réaliser son portrait? Les quelques ingrédients compris dans cette potion: une goutte de son sang cueillie à la lune montante, une goutte du sang de Grozel, un cheveu de Éva Marie, sont sûrement sans danger, bien que la base de la potion demeure inconnue. Préparée à l’avance, Grozel a tenu à en garder le secret.
– Tu auras exactement quatre semaines, pas un jour, pas une heure, pas une minute de plus ou de moins. Dès ta signature apposée, l’effet se dissipera, précise Grozel en lui tendant la fiole.
Ce soir, Samuel commencera l’oeuvre ultime de sa vie. En suivant bien les recommandations de Grozel, il conserve quatre gouttes de la potion pour signer sa toile. Il insiste auprès de Éva Marie pour qu’elle porte cette robe bleue qui donne tant d’éclat à ses yeux et, après un copieux repas, une fois bien installés au grand salon, il leur verse à boire. Comme dans un jeu, ils vident leur coupe d’un trait. Fou d’inquiétude, il ne sait trop comment cette potion va opérer et entre-temps, il ne peut s’arrêter de parler.
Éva Marie pose finalement ses mains sur ses cuisses, le regarde amoureusement, une bise volant sur ses lèvres, ses yeux bleus mourant dans les siens. C’est ainsi qu’elle s’immobilise. Il l’installe confortablement sur les cousins brodés, replace sa robe et sa chevelure. Il ne peut souhaiter pose plus parfaite.
Aucune grande fête n’égaya le manoir en ce mois de mai. Samuel peint jusqu’à épuisement de ses forces, jour et nuit, ne s’accordant que quelques heures de sommeil. Durant ces heures de grâce, il ne rêve que de ce jour où le rire de Éva Marie emplira la pièce à nouveau. Après ce qui lui semble une éternité, il appose sa signature au tableau et, lorsqu’il termine le trait sous Samuel, Éva Marie se désagrège. Son Éva Marie n’est plus qu’un amas de poussière sur le canapé fleuri!
Au même instant, un rire dément retentit dans la pièce. Voilà donc le secret de l’éternelle jeunesse de Grozel, pense Samuel sidéré. Il vient, avec sa complicité et par sa naïveté, de prendre la jeunesse de sa douce. Le rire résonne toujours dans la pièce alors qu’un vent violent se lève. Bousculé, il se retrouve assis aux côtés de Éva Marie, avec le grand salon dans son champ de vision.
FIN