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Marcel contre-attaque

La douleur semblait provenir de la jonction du coude, pour irradier vers la tête, puis vers la poitrine. Marcel connaissait cette douleur. Dans son esprit, elle était synonyme d’un seul mot : insuffisance cardiaque. Son médecin lui avait expliqué que son alimentation était trop riche en LDL (lipoprotéines de faible masse volumique). Cela favorisait la prolifération de plaques jaunâtres, les athéromes. Ces fameuses plaques pouvaient à la longue obstruer certaines de ses artères, ce qui pouvait conduire à l’accumulation de flux sanguin dans les organes simultanément à la réduction du flux sanguin vers le coeur, occasionnant l’ischémie du myocarde et, ultérieurement, l’arrêt cardiaque.

Marcel se souvenait d’avoir demandé au médecin des explications en termes plus simples. Mais il avait compris ce que signifiaient les deux derniers mots, pas besoin d’un doctorat en cardiologie. Malgré cela, il avait continué à s’empiffrer de toutes les cochonneries qui lui tombaient sous la main.

C’était un obèse répugnant, crotté, qui ne voyait jamais personne et qui cultivait une philosophie sectaire, ce qui expliquait son manque total de lucidité par rapport à l’hypercholestérolémie dont il souffrait. Tout ça, c’était des conneries pour lui. Son père et son grand-père avaient passé leur vie à se délecter de cuissots graisseux, de tripes et de rognons sautés dans des tonnes de beurre, et jamais ils n’avaient été malades. Les médecins, c’était pour les femmelettes, par pour les hommes forts et virils comme lui. Il avait remercié le médecin, en lui promettant de mieux gérer son alimentation (tu parles!), puis il était retourné chez lui en se jurant de rosser sa fille qui avait appelé l’ambulance. Marcel était en train d’effectuer quelques réparations lorsqu’il s’était senti faiblir. Il avait perdu connaissance. C’était normal, avait-il objecté, il n’avait pas pris sa collation d’après-dîner…

Lorsque sa visite s’était terminée, il était allé directement chez l’épicier, avait acheté une grosse pizza, des croustilles, une caisse de bière et des gâteaux pour le dessert. À son arrivé à la maison, il n’avait trouvé personne. Il n’y avait qu’un mot, laissé sur la table :

"Je suis partie au Dag. Je vais rentrer tard. Je t’embrasse.

Sophie xxx."

Il l’avait envoyée promener, en baragouinant quelques jurons, avait déposé sa pizza et ses croustilles, s’était décrotté le nez en n’oubliant pas de recueillir le fruit de ses investigations (il avait horreur du gaspillage…), puis s’était ouvert une bière.

Plus tard dans la soirée, il avait reçu un appel de son médecin qui avait en main les résultats de son électroencéphalogramme (encore une initiative de sa fille…). Il lui avait déblatéré des sornettes en rapport avec un déphasage dont souffrait son cerveau par rapport à l’émission d’information électrique transmise par ses neurones. En fait, son cerveau fonctionnait normalement, il analysait tout ce qui lui arrivait, mais avec retard de 0,77 secondes. Marcel avait secoué la tête en levant les yeux au ciel (quel emmerdeur!), avait poliment remercié le médecin, puis il avait raccroché le combiné pour ne plus penser ni au docteur, ni à toutes ses inventions au sujet de mystérieuses maladies dont il était soi-disant victime.

C’était un samedi soir, le soir de Marcel. Pour plusieurs, le samedi soir à Québec c’est l’extase, c’est la sortie dans les bars, le "nightlife" de la Grande-Allée, le plaisir de rencontrer un être charmant et de le ramener à la maison. Pour Marcel, le samedi soir c’était d’abord et avant tout la dégustation de bières et de croustilles, bien assis devant un gros téléviseur. C’était, en quelque sorte, une quête, l’ultime rêve. Et comme Marcel le rêvait depuis plusieurs jours (6 précisément), ce samedi soir fut merveilleux. Merveilleux jusqu’à ce que la douleur réapparaisse.

Marcel s’était couché vers minuit quinze, immédiatement après avoir ingurgité la dernière des douze bières que contenait sa caisse. Il n’avait pas dormi deux heures qu’il se réveilla, en proie à une douleur aiguë au bras gauche. C’est alors qu’il réalisa combien le médecin avait peut-être eu raison à propos de ses problèmes d’insuffisance cardiaque. Quelque peu inquiet, Marcel se leva, après maints roulis et tangages. Il émit un rot humide et grumeleux et se dirigea vers la salle de bains. Il se fit de la lumière et se regarda dans le miroir. "J’ai une sale gueule!" songea-t-il. Il aspergea d’eau son visage, son cou, ses bras et son torse. Mais la douleur était tenace. "Saloperie!" Il descendit au rez-de-chaussée et alla s’ouvrir une canette de Pepsi avant de déballer un petit gâteau. Il n’avait même pas mordu dans sa collation que la douleur revint, mais cette fois au niveau de la poitrine. Une douleur oppressante, comme si on lui avait enfoncé un pieu dans les poumons. Cette fois, Marcel comprit qu’il ne devait pas blaguer. Il réussit de peine et de misère à se traîner jusqu’au téléphone. Il se rendit compte, confus, qu’il ignorait le numéro de téléphone de son médecin, sa fille s’était toujours chargée de l’appeler. "Saloperie!" Marcel se rendit compte également, non sans commencer à ressentir la peur lui chatouiller le ventre, qu’il ne connaissait pas non plus le numéro de téléphone des urgences de l’hôpital, pas plus que le numéro de l’hôpital d’ailleurs. Et en plus, il n’avait pas de bottin téléphonique… "Merde!" Il tenta de se lever, mais la douleur le précipita au sol. Malgré le mal, il trouva la force de se mettre à invectiver n’importe qui et personne à la fois pour ce qui lui arrivait : "Bande de sales nazis! Depuis quand vous planifiez de m’assassiner, hein? Vous n’êtes qu’une flopée de poules mouillées! Vous n’avez même pas le courage de venir vous battre d’homme à homme avec moi! Mais vous n’en avez pas fini avec moi, vous ne m’aurez pas un samedi soir, surtout pas un samedi soir!"

Un éclair de douleur lui zébra le crâne et la poitrine, le pliant en deux. "Nom de Dieu, ce que ça fait mal!" Par un effort de volonté surprenant (l’orgueil aidant…), il parvint à se relever. Il ne savait pas quoi faire et commençait à paniquer, lorsqu’il se rappela que le médecin lui avait donné des médicaments pour stopper la progression de la crise. Il se dépêcha à monter l’escalier, autant que ses cent quatre-vingt kilos le lui permirent, et se rendit a sa chambre. Sous l’effort, la douleur devint insupportable. Marcel parvint néanmoins à sa chambre. Il appuya sur l’interrupteur et aperçut aussitôt la petite bouteille qui l’attendait, là, sur le bord de sa table de chevet. Pendant qu’il se précipitait pour s’en emparer, une phrase prononcée par la médecin lui revint en mémoire: "Votre cerveau enregistre les événements avec un retard de 0,77 secondes." Jamais il ne saurait pourquoi cela lui revint à ce moment là, mais ça n’aurait pas vraiment d’importance, car lorsqu’il vint pour empoigner la petite bouteille, sa main ne rencontra que le vide. Éberlué, il se retourna et se vit, étendu de tout son long, mort depuis moins d’une seconde.