C’est un gros tas. Quand mon nouveau voisin de palier déambule chez lui, un tremblement de terre déferle chez moi. Le plancher a beau être constitué d’une dalle de béton costaude, on dirait qu’il ondule. Le matin, ça me réveille; le soir, ça m’empêche de m’endormir. De plus, mon travail commence à prendre le bord. Je suis artiste-peintre et j’ai besoin d’un minimum de tranquillité pour créer. Or, j’ai peur qu’il fasse effondrer la bâtisse. Le maudit! Ça fait deux semaines que ça dure. Se pense-t-il dans un camp de bûcherons, le gros colon qui se fout de tout le monde! Je vais me plaindre.
Enfin, c’était mon intention jusqu’à ce que je le rencontre. J’arrive face à face avec lui, dans le corridor. En fait, je ne me rappelle pas de grand chose, à part une grande illumination, une extase. Mon gros voisin. est une grosse voisine. Pour l’occasion, le grand mince que je suis doit avoir l’air d’un parfait représentant du règne végétal. J’ai sûrement la force d’articuler un semblant de "bonjour", mais ma bouche reste-t-elle béante ensuite? Aucun souvenir. J’ai le sifflet dans le fond de la gorge. Apparition divine! C’est la puissance faite femme. A la fois large, mais peu profonde si l’on peut dire, laissant admirablement se détacher une extravagante poitrine. Ample surtout la jeune dame, ample heureusement! Pas une armoire à glace, non, ronde plutôt, d’une rondeur sécurisante, enveloppante. Maudit qu’elle est belle! Et ses courts cheveux roux bouclés, ses yeux langoureux ne laissant entrevoir qu’un iris d’un brun chaud, sa bouche aux lèvres tentatrices, les taches de rousseur de son visage, de ses bras, de ses mains. Comment expliquer? Je suis ensorcelé, conquis. Et c’est une chanteuse d’opéra, et connue en plus. Jusque là, cet art lyrique m’a toujours fait grincer des dents; du gueulage de luxe. Pourtant. Tombé sous le charme, j’achète, le lendemain, les trois disques qu’elle a enregistrés. Ceux qui croient qu’un CD ne s’use pas sont dans les papates. Ses interprétations me donnent l’impression que je peux sonder son intérieur, pénétrer son âme. Elle habite mes songes, de nuit comme de jour. J’imagine toutes sortes de situations où je pourrais me retrouver en sa présence. Maintenant, quand elle vaque à ses occupations chez elle, en bref, quand elle bardasse, je me trouve sur le bord d’un volcan qui gronde, prêt à faire irruption d’une lave qui m’emportera avec délectation. Et quel volcan! Moi qui pratique l’Art Naïf, j’ai trouvé le moyen d’introduire encore plus de couleurs vives dans mes tableaux. Ah! Et sa voix veloutée, riche, onctueuse de mezzo-soprano, perçue parfois du couloir, m’excite. Par l’oil magique de ma porte, je peux voir ses allées et venues, tout en n’étant qu’à quelques centimètres d’elle. Un rêve; réduire, un jour, cette distance à néant.
J’assiste finalement à un de ses récitals. Ça commence à faire bien des bidous de dépensés, mais il faut ce qu’il faut, passion oblige. Plantée avec aplomb au centre de la scène, devant l’orchestre qui l’accompagne, elle me fait penser à une de ces figures de proue d’anciens navires, superbe, défiant avec audace les flots de spectateurs. Assis au milieu de la première rangée, pour mieux l’admirer et, surtout, me faire voir d’elle, je suis cette première vague que l’étrave va fendre. J’aimerais tant que ses seins, sous l’effort déployé, fassent péter l’échancrure formidablement prononcée de sa robe, pour se libérer, pointer à l’air libre. Je songe au moment où je pourrai, je pourrais répandre mon amour en elle. Car c’est bête de même, mais c’est de même, je l’aime.
Ce soir-là, peu après être rentré, elle vient frapper à ma porte. Elle ne pensait pas que j’appréciais l’opéra à ce point. Je n’élabore pas trop sur le sujet. Quoiqu’il en soit, elle m’invite à traverser chez elle, histoire de faire plus ample connaissance, bon voisinage oblige. Passer de mon condo au sien, c’est comme sortir d’un bazar polychrome pour pénétrer dans une salle d’opération aseptisée. Tout pour que ma belle amour jure avec un environnement sans pigmentation qui la met en évidence. A peine sur les murs trouve-t-on quelques affiches faisant la promotion de représentations passées, accompagnées de photos en gros plan de la cantatrice, comme il se doit. Seuls ses cheveux de feu, sa robe rouge sang et l’odeur de son parfum fétiche, à l’abricot, donnent du relief à son habitat naturel. Elle seule y donne vie. Mon adorée, paradoxe, n’aime pourtant sa voix que lorsqu’elle sort de sa bouche, pas quand elle pénètre ses oreilles. Humilité ou insécurité? Allez donc comprendre. Voulant se mettre à l’aise et m’impressionner, elle me fait donc jouer un air d’opéra interprété par des chours. Un petit fond de musique, a-t-elle annoncé? C’est tellement fort qu’on ne distingue plus de mélodie, de structure musicale même, les voix allant jusqu’à se confondre avec les sons provenant du tuba ou des timbales. Les basses sont tellement envahissantes que l’immeuble en entier a l’air de ronfler. Bref, que du bruit. Les voisins doivent sacrer! J’ai pour ma part la bizarre impression d’avoir consommé un puissant hallucinogène. Des taches de couleur clignotent sur les murs qui s’incurvent. Est-ce sa façon de me séduire? Toujours est-il que lorsque je sors de mon coma musical, nous sommes dans sa chambre à nous embrasser. Allongés sur le lit, nus, enlacés, moi dans ses bras plus qu’elle dans les miens, à vrai dire. Elle commence cependant à faire la moue; je suis incapable de devenir dur. Gelé, figé, pas foutu de me mettre au garde-à-vous. L’émotion sans doute. Lui avouant que l’audition de ses disques a passablement tendance à m’enflammer pourtant, elle roule sur moi et se met, sans crier gare, à m’interpréter un air envoûtant que je n’oublierai jamais; un lied d’Hugo Wolf, compositeur autrichien décédé en 1903 dans un asile d’aliénés. Les paroles me sont incompréhensibles, mais qu’importe. On saisit rarement ce que les chanteurs d’opéra racontent, même en français. C’est la voix qu’on remarque. Je suis pris de court, ma tête n’y comprend rien. Le milieu de mon corps, pour sa part, réagit fort bien, à mon grand, à son grand soulagement. Ses seins, enfin libres, se balancent au-dessus de moi. Au fur et à mesure qu’elle me chevauche, que le plaisir monte, la mélodie se désarticule, sa voix se métamorphose en soupirs et gémissements tant elle halète. Au moment de jouir, elle trouve cependant la force, que dis-je, l’audace de pousser une note très aiguë qu’elle dit avoir de la difficulté à produire devant public. Un blocage psychologique, pense-t-elle. Un critique musical, médiocre, frustré mais très en vue, et qui ne s’est pas gêné, par moments, pour l’écorcher au passage, a d’ailleurs récemment comparé sa toilette à un chapiteau de cirque, ses aiguës au ‘call’ de l’orignal. Voilà sans doute pourquoi elle fait un tel vacarme quand elle marche. A chaque pas, elle a l’air de vouloir piétiner un ennemi, un inculte.
Evidemment, étant donné qu’elle doit me sérénader, jouer de son instrument pour que le mien la fasse vibrer, les occasions de faire l’amour se font rares. Il y a des journées où ma chérie doit ménager sa voix, voyez-vous. Les après-concerts sont en revanche de bonnes occasions. Pour elle, toujours au-dessus, comme sur une scène, c’est comme donner un rappel de plus. Toujours le lied de monsieur Wolf. Avec la fameuse note à la toute fin. L’apothéose, en somme. Et moi, en-dessous, bon public, j’ovationne. Je fantasme aussi; il faudrait peut-être transporter nos ébats amoureux sur scène, les soirs où sa performance vocale en tirerait profit! Je sais, en parallèle de nos amours, très peu de choses sur elle. Il faut en réalité plutôt deviner ou lire les livrets accompagnant ses disques par exemple. Pas jaseuse, ma chanteuse! Le cynisme me porterait à dire que l’appréciation de certains films douteux pourrait coller à notre relation: scénario prétexte à scènes érotiques. Donc, peu de dialogues, aucune histoire. Lisant les critiques musicales, j’apprends quand-même qu’on la trouve plus à l’aise sur scène depuis peu, qu’elle s’abandonne davantage, que ses aiguës viennent avec plus d’aisance. Tiens donc!
Au bout de quelques bons gros mois, les choses commencent véritablement à se gâter. Premier acte du drame; apprenant que j’ai entrepris son portrait en pied, elle constate que le format de toile choisi est plus large que haut. Je fais pivoter la toile, prétextant une blague d’artiste voulant faire le fantasque, mais le scepticisme s’est installé au cour de ma muse.
Second acte; l’été débutant, la canicule commence à prendre ses aises dans la région, l’achalante. Et je réalise que je devrai l’endurer. Ma mezzo entrant chez moi alors que la climatisation fonctionne, elle hurle comme une perdue. Les cordes vocales sont sensibles, c’est connu et, bien sûr, je suis inqualifiable de ne pas avoir ainsi prêté plus d’égards à sa voix. Elle manque d’écrapoutir mon climatiseur quand elle se garroche dessus pour l’éteindre. Et il le reste, éteint, pendant un bon bout de temps par la suite, bibi voulant montrer sa bonne volonté, quite à suffoquer. Mais j’ai perdu du lustre et elle préfère que j’aille la visiter sur son territoire, à partir de ce moment-là. Un territoire déminé, pourrait-on dire. De toute manière, elle donne l’impression d’être mal à l’aise chez moi, comme si mon décor lui faisait concurrence. Devrai-je changer de métier ou me mettre à peindre des toiles dans des tons de blanc, des tempêtes de neige peut-être? Je me dis aussi que la chaleur torride va peut-être la faire maigrir, car elle est un peu lourde, vous savez, mais elle semble plutôt enfler en de pareilles circonstances. C’est moi, déjà pas très gros, qui fonds. Ma production artistique aussi; le désir de plaire et la passion me consument. J’ai besoin de souffler, et comme c’est souvent le cas en de pareilles circonstances, et bien qu’il s’agisse d’un paradoxe, je me mets à fumer. Un vieux vice revient à la surface. J’ai besoin de tirer sur quelque chose et de faire de la boucane, voilà tout!
Dernier acte. Comme j’aurais dû m’y attendre, pour elle, l’extrémité la plus abjecte est atteinte quand, un jour, m’ayant embrassé, elle a un méchant mouvement de recul. L’haleine du fumeur, ça peut difficilement être masqué. En plus, cigarette et art vocal ne font pas bon ménage. La Porte de l’Enfer, telle que le grand Rodin l’a imaginée, s’est ouverte sur la bouche de ma diva, qui perd le nord. Sans ce nord, elle divague, allant jusqu’à décréter un entracte de quelques jours dans notre relation. Néanmoins, elle finit, une semaine plus tard, par glisser un mot sous ma porte, sorte de communiqué de presse m’annonçant grosso modo qu’elle en a marre d’être obligée de me chanter des berceuses pour. me donner l’air d’aller et que sa carrière l’accapare trop pour avoir quelqu’un dans sa vie. Moi, je me dis que la maudite chanteuse d’opéra est au sommet de son art, ces temps-ci, à cause de mon émotivité dans l’intimité! Elle fait désormais l’amour à son auditoire, dont je ne fais plus partie. Fin de la représentation. Et il n’y aura pas de rappel!
Finalement, je suis bien. Malgré la chaleur accablante, il fait à nouveau frais dans mon condo. Et j’ai réussi à me débarrasser de cette satanée envie de toujours avoir une cigarette à la bouche. Les plaintes des copropriétaires fusant de partout, les ondes sismiques en provenance de chez ma voisine sont de moins forte amplitude. De toute façon, l’épicentre part de plus en plus souvent en tournée, faire vibrer les foules ailleurs sur le globe. En guise de thérapie, si l’on veut, je me suis remis à l’exécution de son portrait. Néanmoins, la toile est revenue à l’horizontale. Plus large que haute, quoi.