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Moos’H

La peur lui tord le ventre. Le noir est absolu et il a perdu tout repère. Pourquoi s’est-il aventuré dans cette salle, en dépit de son instinct? Il l’avait pourtant bien senti que cet endroit était un traquenard!

Parti chasser à l’aube, il s’apprêtait à rentrer bredouille quand il avait été attiré par une odeur sucrée. Avec la soudaineté d’un raz-de-marée, les souvenirs de jeunesse avaient alors déferlé sur ses pensées, évocations cruelles de sa nonchalante jeunesse, âcres rappels de délices perdues à tout jamais, engloutissant toute prudence. Avec toutes les précautions possibles, il s’infiltra dans l’habitation abandonnée d’où provenaient les effluves vanillés, et, guidé par elles, se retrouva dans une pièce immense.

Il commençait à arpenter le local quand un bruit de pas le fit sursauter. Presque aussitôt, un coup de tonnerre fit vibrer l’air autour de lui, le précipitant sur le sol : une lourde porte de métal avait claqué dans son dos, scellant impitoyablement une vie de malheurs et de disgrâce.

La fatigue des derniers mois, passés dans la fuite et la terreur d’être découvert submergea tout d’un coup son être en entier et envahit chacune des fibres de son corps. Épuisé, il se laissa choir dans la matière visqueuse qui tapissait le sol.

Désespéré, il est à présent rongé par l’inquiétude. Pendant combien de temps sa famille l’attendrait-t-elle avant de comprendre qu’il ne réapparaîtrait plus? Ceux-là pour l’amour desquels il avait tant de fois risqué sa vie et qu’il venait de quitter sans un dernier regard, certain de les revoir sous peu, que deviendraient-ils?

Reprenant courage, il décide que son heure n’est pas encore venue : pour sa femme, pour ses enfants, il doit sortir d’ici.

Il avance à tâtons; des odeurs nauséabondes, mélange de matières putréfiées et de sang coagulé, ont remplacé les parfums vanillés qui l’avaient attiré irrésistiblement dans ce lieu maudit.

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Plusieurs saisons s’étaient écoulées depuis qu’il avait fui la ville avec sa famille. Pendant longtemps l’ostracisme que leur faisaient subir les Blancs avait été supportable : des accrochages sans gravité, ou encore le bannissement injustifié de certains lieux qui, de toutes façons ne les attiraient guère, demeuraient supportable. Puis, les envahisseurs avaient commencé à faire circuler des bruits concernant leur hygiène et les accusèrent d’être porteurs de maladies, ce qui permit aux occupants d’imposer différentes lois permettant l’exclusion.

Quand leur spiritualité fut mise au pilori et que les étrangers en vinrent à nier qu’ils eussent même une âme, ils comprirent que la menace n’allait pas disparaître : avec le temps, un gouffre infranchissable s’était creusé entre les deux races. Il leur était à présent impossible d’espérer cohabiter fraternellement avec les Blancs.

Au moment où des mesures exterminatrices sévères envers leur phratrie furent prises par les autorités blanches, ils n’eurent d’autre choix que de s’enfuir, laissant tout derrière eux : leurs pauvres logis et leurs maigres possessions, le cimetière où étaient ensevelis leurs ancêtres et tous ces souvenirs accumulés par plusieurs générations. Ils devaient aussi oublier pour un temps indéfini les traditions et rituels par lesquels se transmettent les valeurs d’une ethnie et témoignent sa grandeur.

Bien que ceux de sa race aient été les premiers à habiter les terres d’ici, les Colosses blancs, quand ils étaient apparus, s’étaient approprié l’espace par toutes sortes de moyens et les siens, plus petits et sans arme, n’avaient eu d’autre choix que d’accepter leur voisinage. Son peuple avait toujours fait preuve de vertus pacifiques; cependant, Moos’H devait apprendre qu’au fil de l’Histoire, toutes les races ne sont pas semblables, que certaines peuvent se sentir menacées par ce qui est différent et y réagir par la force.

" L’ignorance " lui répétait toujours l’Ancêtre, " porte en son cour deux germes: celui de la haine et celui de la sagesse. "

Les Blancs avaient choisi la haine et ne laissaient plus de choix aux siens. Après avoir pesé le pour et le contre, il avait pris sa décision et tentait de convaincre les aînés de s’enfuir avec lui et sa jeune famille lorsqu’un événement dramatique précipita les choses: leurs voisins, en une nuit, avaient été piégés et massacrés sans merci. Des Colosses masqués avaient pris d’assaut leur demeure et, après quelques minutes d’un combat inégal, avaient abandonné les lieux en laissant derrière eux des corps sans vie, mutilés sauvagement et empilés sans respect.

C’est donc au cours de la même nuit, qu’avait commencé pour sa famille et lui la périlleuse migration vers l’intérieur du pays. Après des jours et des nuits d’errance parfois dramatique, leur courage avait été récompensé et ils avaient trouvé un bâtiment de ferme désaffecté où ils s’installèrent dans la clandestinité. Parfois leur parvenaient les échos de la ville, rumeurs aux accents de douleur et de souffrance pour ceux de leur peuple ou de leur famille proche qui n’avaient pu s’exiler à temps.

La survie avait posé des problèmes au début, mais, guidés par les aînés, ils avaient réappris à chasser et à assurer leur subsistance comme aux temps anciens, avant l’arrivée des Blancs.

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Seul dans le noir, il tente de reprendre son sang-froid :

" J’ai connu la guerre, j’ai frôlé les pires dangers, survécu aux tragédies et vu une partie de ma famille périr sous mes yeux. La solution est là sous mes yeux. Il s’agit de ne pas me laisser abattre par la peur. " Du plus profond de son être, il entend la voix de l’Ancêtre : " La peur est une illusion. Ne crois pas à l’écran de fumée qu’elle étend devant tes yeux. Reste centré sur ta vision et la route se manifestera devant toi. La confiance est ton arme la plus puissante. "

Au moment où il tente de se ressaisir affluent vers sa mémoire les souvenirs qu’il croyait occultés. Le voilà qui repense avec douleur au jour où.

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.ils s’étaient tous assoupis au grenier pour une sieste méritée, engourdis par la chaleur bienfaisante du soleil de l’après-midi. Subitement, sans crier gare, la grange fut envahie et en peu de temps un remue-ménage inhabituel agitait l’étage inférieur. Aussitôt, le clan fut sur un pied de guerre. Des cris retentissaient de partout, ce qui leur fit comprendre, sans aucun doute possible, que les Colosses avait découvert leur paradis, qu’ils étaient nombreux et prêts à tout. On déplaçait des meubles vers l’extérieur, on fourrageait dans le foin en hurlant. Une panique indescriptible s’empara d’abord de la famille. Des plus âgés aux plus jeunes, ils étaient cloués sur place n’osant faire le moindre mouvement de peur de trahir leur présence. La nuit vint à tomber, enveloppant le cauchemar de son voile de velours noir; les membres du clan s’assoupirent innocemment, confiants dans la protection de la traîtresse.

Comme il fallait s’y attendre, avant qu’elle ne cède la place au jour et que l’astre solaire ne rougisse l’horizon, les envahisseurs revinrent, traînant une mort sans merci dans leur sillon. Tout se passa si rapidement, que Moos’H arrive à peine, aujourd’hui encore, à y croire.

Sous peu, les rumeurs s’éteignirent et l’agitation fit place à un calme de mauvais augure. Un silence de glace enveloppa la grange. Dissimulés dans la paille, pressés les uns contre les autres, figés par la peur, les siens attendaient en frissonnant.

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Perdu dans ses souvenirs, Moos’H avait oublié où il était. Il se secoue : les pas reviennent, ils s’approchent. " Comment vais-je faire pour avertir les miens? Il faut d’abord me libérer de cette glu."

Concentrant toutes ses forces sur ses membres inférieurs, dans un ultime effort de volonté il bande ses muscles et, au paroxysme de la souffrance, parvient à se délivrer. Les extrémités en feu, il s’approche en boitant de l’ouverture et attend, prêt à bondir.

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C’est alors qu’un silement à peine audible était parvenu à ses oreilles.

En un éclair, il avait compris. Trop tard, malheureusement : il aurait dû réagir plus vite. Sans attendre, il secoua sa compagne qui, déjà, commençait à somnoler et s’emparant des plus jeunes, il lui fit signe de faire de même. Comme s’il avait déjà prévu le scénario de leur fuite, il les guida vers une mince ouverture entre les planches, que le temps et les intempéries avaient tordues, à peine visible du dehors.

Le cour brisé, ils savaient que jamais plus ils ne verraient ceux qui leur avaient donné la vie. Ceux-ci avaient sans doute déjà succombé, envolés paisiblement, du moins l’espéraient-ils, vers un monde meilleur.

Meilleur, qui sait? Mieux qu’ici en tout cas, où la guerre et la destruction, la haine de ce qui est différent peut justifier un génocide, où naître foncé dans un monde clair, être petit et hirsute chez des colosses dépourvus de poils peut causer l’extinction d’une nation. L’Ancêtre avait raison, l’ignorance pouvait être la source de bien des souffrances et des injustices.

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Maintenant, ils sont deux. Des voix parviennent à ses oreilles. Il regrette soudain de n’avoir jamais réussi à se familiariser avec la langue des Colosses blancs. Peu importe, le temps n’est pas aux pourparlers tout ce qu’il veut, c’est s’enfuir d’ici.

Prêt à foncer, il entend le mécanisme d’ouverture gémir; les gonds pivotent sur eux-mêmes, la tension est insupportable. Sa vie dépend des prochaines secondes.

En un éclair, il revoit son existence, retrouve les odeurs, les sons et les lieux qui ont nourri sa vie jusqu’à cet instant. Tout lui revient à l’esprit dans une intensité, une vivacité sans précédent. Il se sent immense, ses forces sont décuplées. Sa famille l’attend et a besoin de lui; personne ne peut l’atteindre.

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Ils avaient réussi à se faufiler sans se faire apercevoir des gardes qui étaient postés avec leurs machines de guerre tout autour du bâtiment.

" Dieu protège ceux qui ont le cour pur " lui répétait souvent L’Ancêtre. qui, comme les autres, avait dû s’endormir pour toujours. Il se secoua : ce n’était pas le moment de faiblir, il avait une famille à protéger. Le patriarche était à ses côtés, il en était sûr, pour le conseiller encore une fois et lui insuffler courage et force.

Après avoir franchi les barrages humains, le danger qui les guettait maintenant était l’épuisement. Sa femme était sur le point de s’effondrer, entraînant dans sa chute les deux petits qu’elle agrippait avec toute la force de ses bras maigres. La fortune aidant, ils avaient trouvé un cours d’eau cristalline et avaient décidé de s’y arrêter pour quelque temps.

Malgré les horreurs qu’ils venaient de vivre, ils avaient réussi à créer un espace de beauté, et, bercés par la douceur sensuelle d’une nature luxuriante, ils avaient coulé des jours paisibles et refaits leurs forces. Cependant, des bruits inusités dans la forêt les avaient forcés à reprendre la route.

L’errance avait continué sans répit jusqu’à ce jour.

Mais voilà qu’il venait de se laisser séduire par ces parfums doucereux qui avaient muselé, l’espace d’un souvenir, son instinct de survie.

Et maintenant, il jouait son destin.

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Il ne bouge plus : concentré en lui-même, il se rappelle les enseignements de l’Ancêtre. Focalisant un point intérieur que son maître appelait le soleil, il sent monter en lui une énergie inouïe qui, au rythme de sa respiration, s’étend dans tous ses membres et le traverse de part en part. Galvanisé par cette puissance intérieure, son corps vibre d’une force inconnue qui, bientôt, le soulève du sol.

Un rai de lumière lance le signal : la porte est à peine entrouverte, qu’il a déjà foncé tête première, dans un hurlement de rage victorieuse.

Un bruit de vaisselle fracassée salue sa fuite. Tout en contemplant avec consternation l’assiette qu’elle vient d’échapper sur le plancher de céramique, la femme s’écrie :

– Albert! Il y avait une mouche dans le lave-vaisselle! Va chercher l’insecticide! Vite!!! »

L’homme dépose précipitamment ses sacs d’épicerie et s’empresse d’aller quérir l’aérosol. Il revient en courant pour trouver sa femme agenouillée en train de ramasser les morceaux de porcelaine épars. Elle lui jette un regard incendiaire :

– Trop tard, elle a réussi à passer à travers la moustiquaire! Je t’avais bien dit qu’il fallait la réparer! Il va falloir appeler la Ville pour dire que les mouches sont revenues!

Fin