Vint un moment où ses yeux firent le poids dans la pénombre. Ses yeux. Leurs yeux sur moi. Je n’avais jamais cru aussi fort que toute l’histoire de
l’humanité n’était que ce foyer ultime qu’est mon bas-ventre. Mon sexe.
J’aurais pu coucher jusqu’avec la poignée de la porte. Surtout avec la poignée
de la porte peut-être.
Mon désir s’impatientait. Me tourmentait. Me comblait. Me désenchantait. Un homme ne m’impressionnait que si je sentais en sa présence que j’étais dans l’orbite d’une montagne de testostérones. Je commençai à entretenir avec mon corps une relation ductile, vigoureuse, poignante. Mon mari et moi, nous étions émouvants de jeunesse, de beauté et d’incertitudes. Et nous faisions l’amour fréquemment avec force désirs,
fantasmes et . sentiments. Puis mon désir prit le dessus. Et désirer c’est vouloir le royaume de Dieu sur terre.
Ses yeux, c’étaient les yeux de mon désir. Lui, c’était ma version du vide,
l’appel profond de mon corps. Je n’avais jamais su auparavant écouter mon
corps avec autant de sérénité.Ce fut écouter, la nuit, la musique des
astres. Le jour aussi. Je rêvais de lui et mon sommeil n’était plus qu’un vol d’oiseaux. Je rêvais de sa main plutôt me caressant les poils du pubis. Son phallus en
érection était une invitation au voyage mimant la pente des étoiles. Son sexe
dur en moi, un délicieux trou de mémoire, une histoire.
Côté musique, je balançais entre les chansons pour ados et Feyrouz. Je
haussais le volume du magnétophone en écoutant Ricky Martin crier:
" she looks like a flower but she stings like a bee / like every girl in
history" et j’étais jusqu’à l’ivresse cette every girl in history, la
femme-fleur et la femme-démon. Avant de changer de musique et de savourer le dernier Feyrouz, la voix de nuit de la Feyrouz d’aujourd’hui: "à la fin de la nuit, du fait que toi tu demeures.".Moi, seul mon désir demeurait imperturbable. Et c’était une série de petites
morts. Quelle idée d’appeler l’orgasme "petite mort". C’était plutôt de
petites vies que je couvais, que je laissais éclore. De petites vies qui ne
devaient la vie qu’à mon corps. Et j’étais chaude et juteuse. Je me laissais
pénétrer par le soleil, la lune, la pluie et le vent. Et les regards des
hommes. Et les pénis des hommes. Pas étrange que les organes génitaux furent de tout temps des objets d’adoration. Foyers de plaisirs et source de
plaisirs.
Si au départ ma fièvre ne déplaisait pas à mon mari, elle commença après un
certain temps à le déconcerter. Il maigrissait à vue d’oeil. Puis il s’est décidé qu’il était quand même heureux. J’étais légère et heureuse et donc il était heureux. Il recommença à passer des heures devant son ordinateur. La vie
continuait. Mon désir continuait à me rendre la vie belle. Je frottais mon
sexe aux murs. Je me coinçais derrière les portes et fermais les yeux. Je
respirais les odeurs mâles à pleines narines. Des orgasmes violents me surprenaient dans la salle de bain. Je voyais ses yeux s’avancer vers moi et mon bas-ventre s’extasiait. Des frissons d’éternité me parcouraient le corps.
Les rares fois où je prenais mon appareil photo, je photographiais des nuages
dont la forme épousait ma faim. Dilués, futiles, précieux, beaux et blancs
comme mon désir. Mes journées s’articulaient autour de mes fantasmes.
J’éclatais de rire à propos de tout et de rien. J’ébauchais des scénarios de
début de monde où mon corps baignait dans une chaleur vaporeuse mais réelle. Chaude puis tiède puis tenace. Sperme dense et brûlant comme un rêve. Fertilisant comme la lave d’un volcan. Engendrant de nouveaux désirs. Les enfants, plus que jamais, je refusais d’en entendre parler. Mon chez-moi était censé être un espace propice à mes seuls gémissements et cris de plaisir. Et je me dorlotais comme une étoile en mal de mer. Baiser à longueur de journée. Baiser la nuit surtout.
Je continuais à enrichir ma collection de gommes à effacer. J’ai toujours eu un faible pour les gommes et je m’appliquais à satisfaire tous mes caprices. Mon mari demeurait l’homme le plus fin du monde. Celui qui
m’offrait les fleurs les plus exquises. Je tolérais les fleurs dans ma maison.
Une seule oeuvre d’art aussi, une construction en bois qui poussait
verticalement. Ithyphallique. Un cube en bois creux enserrant étroitement
une chaise martyrisée, décrépite, démantelée.
Eluard racontait qu’il aimait à être assis chevauché par une femme. N’importe quelle femme? Qu’importe la réponse. À regarder le paysage de loin, on verrait bien le cul d’une femme. La scène biblique qui triomphe du temps. Je ne saurais dire si je préférais alors une position à une autre. Je me laissais enfiler et c’était la seule chose qui comptait. Je demandais à l’être. Je désirais et je me pliais aux désirs d’un autre. Des autres. Le temps était toujours doux, limpide. Il n’en fuyait pas moins d’un pas leste et
furtif. Mes draps étaient toujours propres et frais comme pour une nuit de
noces. Et mon corps était mon serviteur fidèle. Et mon maître. Désirer,
c’était aimer la vie. Ma vie claironnait haut un hymne à la joie et son chant
était doux à mes oreilles. Rien de visqueux, rien de louche. Tout était simple
et beau et pur.
Vint un moment où ses yeux se fardèrent comme pour un bal masqué. Ses yeux. Leurs yeux. Trois paires d’ yeux, quatre paires d’yeux d’homme qui se superposaient, se bousculaient, s’échappaient des murs rien que pour servir ma cause. Rien que pour être les catalyseurs de mon plaisir. Et ce dernier arrivait triomphant, gai, bruyant.
Jouir.Corps de rêve. Corps de femme. Pas besoin de visiter le "sex.com" ou
l’un des centaines d’autres sites où langues et clitoris sont à l’honneur. Mon
clitoris à lui seul était le centre de l’univers. L’Origine du Monde de
Courbet aurait fait pâle figure, comparée à la splendeur de mon corps réel,
épanoui. J’avais apprivoisé tous les mots à tel point qu’ils se tinrent dans
l’ombre, maladroits et timides. Et le cri devint Roi. Puis le silence. Rien
que mon corps mouillé. Mes journées regorgeaient de tempêtes épidermiques.Mes nuits aussi.
Ses mains caressaient mon corps. Ses mains étaient soleil et ambre. Leurs
mains. Et c’était comme un pressentiment. La voix limpide de mon corps. Ses doigts qui s’arrêtaient sur le pli de l’aine. Ses coups de reins vigoureux. Il
me pénétrait comme mille étoiles. Il me possédait. Et posséder c’est faire fi
du temps. Disséminer son sperme aux quatre vents. Féconder le soleil.
J’écartais les jambes, docile et douce et unique. Et seule. Mon mari m’aimait
fort. Il avait peur pour moi. Il craignait que mon désir ne me consume comme une peau de chagrin. Mais c’était lui pourtant qui m’avait dit un jour que,pour ne plus sentir que ma maison intérieure était incendiée et noire, il fallait que je commence à repeindre.
Repeindre fut improviser le vide. J’improvisais des désirs et j’empruntais
les désirs des autres. Les plaisirs des autres. Rien ne valait le plaisir de
la chair. Le plaisir-engrais aurait dit Baudelaire. Tyrannique et sublime.
Il se penchait sur moi. Je vivais blottie dans un regard. Légère. Il était la
fête de ma chair. Cette main d’homme soulevant ma robe. Ces poils sur cette
main d’homme. Le Singe Nu émouvant de beauté. Rebel comme un clair de lune.
J’avais traversé le miroir. Je m’étais saisi de son désir comme d’une fleur
d’immortalité. Et j’étais victorieuse. Amorale.
L’ombre devint un grand écart. La lumière qui fait la sieste. Cartes de jeu
délavées sur un feuillage-hamac. J’avais envie de baiser encore et encore.
Et c’était sain et frais. Je continuais à photographier les nuages. Ses yeux
ressemblaient aux nuages. Ses yeux étaient effluves. J’avais soif d’un nuage
qui s’invente en aval puis en amont. Comme un cyclamen. Qui s’infiltre
jusqu’aux os. Qui pénètre. Déchire. Consacre la déchirure.
Ma sexualité délirait. S’enivrait. "L’orgasme vaginal est le plus beau parce
que tu ne peux pas le faire toute seule" ; Cette phrase que j’avais lue dans
un livre, me paraissait étrange. Vaginal ou pas, j’avais l’impression que je
faisais mon orgasme toute seule. Evidemment, il y avait un autre ou des
autres dans le paysage. Mais mon bas-ventre était le seul invité d’honneur.
Le seul hôte aussi. Mon corps chantait à tue-tête et en solo un cantique
ineffable. Etre c’était être beau et entier. C’était désirer toujours plus et
toujours plus fort. Sentir "son" ventre aller et venir sur moi comme une
mer. Jusqu’à l’extase. Jusqu’aux extases. Jusqu’à l’Eternité.
L’écho avait cédé la place dans notre maison- qui était restée vide pendant les premiers mois de notre mariage- à des fauteuils aux couleurs chaudes.
Les maisons font peur. Les meubles aussi. Comme si de rien n’était, ils assassinent l’écho. Une fois notre maison meublée, nos voix devinrent uniformes, plates. Je faisais des cauchemars où le réfrigérateur, la machine-à-laver et les chaises envahissaient tout l’espace vital. Puis mon désir vint à ma rescousse . Une nouvelle liberté qui déborde des prisons intérieures. Les anéantit. Un ruissellement. Une passion. Désirer, rêver, baiser jusqu’au sang.
Vint un moment où ses yeux effleurèrent mon regard si fort et si longtemps que j’en devins transparente. Non pas la couleur de ses yeux. Juste le blanc de ses yeux. Le Temps devint l’ombre d’une couleur. Je m’étais laissé trahir jusqu’aux os. Et l’ongle est le prolongement d’un os. Je voulais déchirer ce nuage de langueur qui voilait mon horizon. Mais les nuages sont toujours trop beaux pour être vrais. Trop vrais pour ne pas s’accaparer le ciel et devenir ciel à leur tour.
Mes désirs continuaient à faire la parade. Mes fantasmes. J’aurais voulu une
fois pour toutes coucher avec la poignée de la porte. Pour que la porte se
referme peut-être. Sur moi ou derrière moi? Qu’importe.
Tout corps est une offense. Tout corps se dresse à l’encontre du temps.
J’aimais faire l’amour. Sans caresses préliminaires. Me laisser enfiler par
derrière, appuyée au lavabo. Une relation bestiale, violente. J’aimais me
laisser besogner dans un lit improvisé aussi. Jusqu’à ce que le désir
s’exténue. Et le désir s’est fatigué d’être désir.
A l’heure où j’écris ces lignes, deux statues de Bouddha, merveilleuses
ouvres d’art, sont en train de rendre l’âme en Afghanistan. Je sens une
parenté infaillible entre ces statues et mon désir. Elles sont fortes par leur
beauté et pourtant, elles semblent céder facilement au silence. Elles se
laissent démonter, éclatantes de beauté jusque dans leur capitulation.
Il fut un temps où j’étais sûre que les caillous étaient perles. Mais le silence se
fait vieux. Les étoiles tombent à l’eau. Mon désir devient l’envers du décor.
Je me rappelle d’un rêve qui me revenait sans cesse à cette époque, comme le refrain d’une chanson facile, qui se laisse apprendre vite et pour de bon.
Nous sommes, ma sour cadette et moi, sur une plage de sable blanc et fin. Un rien paradisiaque. Ma sour porte les lunettes trop grandes pour son joli
visage d’enfant. Nous construisons toutes les deux, un château de sable dont
le toit s’envole d’un bloc. Je vois mon père_ que je n’avais pas vu depuis des
années_ s’avancer vers nous et je m’aperçois alors de l’absence de ma
benjamine (qui me ressemble énormément). Je pleure à chaudes larmes et taille dans le sable une figurine identique à ma sour absente. Une figurine qui me ressemble. Le sable est doux et chaud. La mer est clémente dans la lumière timide d’un jour de rêve.
Un jour de rêve, une nuit de rêve. La Vie. C’est répondre à ce corps d’homme
qui bande dans une salle pleine. Sentir sa main le long du dos. Laisser
fleurir et se multiplier son clitoris. La joie d’un phallus que seuls mes yeux ont vu, à l’instant où il se dresse vers le ciel. Toucher et se laisser toucher. Secouer ce monde aveugle à ses propres infinis. Saisir cette main qui se tend par-delà la brume. L’enfoncer entre les cuisses et gémir