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On n’a rien pour rien

Sur le trottoir, Philippo se mit à courir. Ce beau jeudi de juillet, il avait quitté le bureau plus tard que prévu – il en rageait encore – après avoir avalé une copieuse ration de clients insatisfaits et de désagréments divers. Dans le métro bondé, la température anormalement chaude des derniers jours pesait sur l’humeur des usagers, et Philippo se rappela qu’il avait une course à faire avant de rentrer. Rien d’excitant. des slips de coton, blancs de préférence.

Philippo compta les stations jusqu’à la sienne et, une fois sorti du wagon, se précipita vers l’escalier mécanique. Il y a six mois, encore imprégné des habitudes de la vie en région, il se serait moqué des Montréalais qui courent tout le temps. Aujourd’hui, il les comprenait. La précipitation, si abrutissante soit-elle, gratifie souvent son homme.

Quand il sentit l’air libre, pollué certes, mais libre quand même, il respira à pleins poumons et marcha prestement jusqu’au centre commercial le plus proche, la tête occupée par son emploi de misère, les clients insistants et la sonnerie du téléphone qu’il entendait encore. Dans un magasin, il trouva les slips qu’il voulait, ni trop grands, ni trop serrés, en tous points comme celui qu’il portait, si ce n’est qu’ils avaient été confectionnés au Salvador plutôt qu’à Trois-Rivières et qu’ils étaient plus dispendieux qu’avant. Il passa à la caisse et sortit. Pour épargner du temps, il coupa à travers le vaste stationnement, et c’est là qu’il aperçut un curieux objet qui brillait sur le sol, un porte-clés. Il s’arrêta net.

Le lieu étant désert – personne autour, aucune auto à moins de vingt mètres – Philippo donna un coup de pied sur l’objet et poursuivit sa route. Trois pas plus loin, il s’arrêta à nouveau, regardant dans toutes les directions, luttant contre le remords. " J’ai pourtant assez de mes problèmes, pensa-t-il. Dois-je aussi me charger de ceux des autres? " Après un bref débat existentiel où la honte prit le dessus, il rebroussa chemin, se pencha et ramassa l’objet. Sans plus tarder, il se remit en route.

Chez lui, tout en préparant le repas du soir, il examina sa trouvaille : un anneau de métal, quatre clés et, en contrepoids, une languette de cuir ornée d’un médaillon. Sur celui-ci, il reconnut deux silhouettes humaines en pleines contorsions amoureuses. Et les clés? Certainement pas des clés d’auto, car elles ne portaient aucun logo connu, ni fauve en plein élan, ni étoile stylisée. Par contre, deux d’entre elles présentaient un aspect plus que singulier. Larges et lisses, sans dents mais percées de petits trous sur toute la longueur du panneton, elles luisaient sans être éclatantes, accusant l’usure et la négligence des hommes. Philippo distingua des lettres et des chiffres sur les clés jumelles – MY-407 et MZ-B – mais n’y comprit rien et déposa le trousseau sur la table. Il avait envie de bouffer et de s’oublier un peu. Le reste attendrait.

Mais Philippo est un brave garçon de vingt-deux ans, et un brave garçon qui se pose toujours des questions. Le trousseau appartenait bien à quelqu’un, raisonna-t-il ce soir-là. Comment se sentirait-il, lui, à la place de l’autre? Serait-il inquiet? Chercherait-il dans tous les coins et recoins pour retrouver ses clés? Sans doute. Le lendemain matin, au moment de partir, il glissa donc le trousseau dans la poche de son pantalon. En sortant de son immeuble, il prit un exemplaire du journal du quartier, le plia sans soin et le fourra dans le sac de sport qu’il traînait toujours avec lui.

Au bureau, profitant de la pause de midi, il téléphona au journal :

– Bonjour. Annonces classées? Vous arrive-t-il de publier des avis concernant des objets

trouvés?

– Oui, Monsieur, répondit une préposée. Pas tellement souvent, mais ça arrive.

– J’ai trouvé des clés hier dans le stationnement de Place Frontenac. Elles n’ont aucun

intérêt pour moi, mais j’imagine qu’elles ont de l’importance pour quelqu’un.

– Sûrement. Si vous voulez commander une annonce, nous ferons le nécessaire. Le tarif

est de 14,80 $ pour un texte d’au plus 20 mots, toutes taxes comprises. Au-delà de 20

mots, vous devez ajouter 15 cents le mot.

– Comment! Ce n’est pas gratuit? Je le fais pour rendre service, vous savez. je ne

veux même pas de récompense!

– Je comprends, Monsieur, mais notre tarif est le même pour tout le monde. Dans la vie,

malheureusement, on n’a rien pour rien.

– Je vais y penser. et puis non. Non merci!

Furieux, Philippo raccrocha comme une brute. Il faisait un effort pour aider un infortuné. fallait-il en plus qu’il paie pour sa bonne action? Certainement pas. " Avant de débourser un sou, pensa-t-il, je jetterai les clés à la poubelle, et l’autre devra se démerder tout seul. "

Comme la veille, cependant, il se calma peu à peu. Il se concentra sur son travail, les clients lui parurent plus sympathiques au bout du fil et – ô surprise! – son patron l’autorisa à partir à 16 heures. Soulagé, il quitta le bureau sans se presser, mais sentit en marchant le porte-clés contre sa cuisse. " On m’a comblé cet après-midi, songea-t-il. J’aurais bien le temps de régler cette histoire de clés. Si on ne m’a pas aidé au journal, j’aurai peut-être plus de chance ailleurs. "

En sortant du métro, il se rendit chez le serrurier du quartier en espérant y obtenir de l’information. Il échafauda un petit scénario dans sa tête mais l’oublia complètement en entrant dans la boutique. Au comptoir l’attendait un employé dont le jeune âge trahissait l’inexpérience mais qui semblait plutôt serviable :

– Bonjour. Je viens pour des clés. Les voici.

– Oh! répondit l’apprenti. Avez-vous la lettre?

– Quoi? lança Philippo, décontenancé.

– Ces deux clés sont d’un type particulier, elles viennent du Marchand. Pour les copier, il

nous faut une autorisation écrite du proprio. Sinon, rien à faire.

– Vous en êtes sûr? balbutia notre héros embarrassé.

– Tout à fait. mais ce n’est rien de compliqué. Depuis que je travaille ici, nous avons

copié des clés du Marchand trois ou quatre fois.

– Très bien. J’irai voir le proprio. Merci pour tout!

Rien ne s’était passé comme prévu mais, par bonheur, le serrurier avait donné de précieux renseignements. Sortant de la boutique, Philippo fit quelques pas, puis s’arrêta. Une fine brise caressa son visage, le soleil brillait doucement au-dessus de lui et l’humidité des derniers jours s’était dissipée. Il goûta la perfection du moment – dans la vie, on le sait, les moments de grâce sont rares et fugaces. Le cour léger, il se dirigea vers le Domaine Marchand, une tour résidentielle bien connue du quartier. pas un immeuble de grand luxe, remarquez, mais de bonne réputation.

En s’approchant de la tour de neuf étages située sur une rue secondaire, il prit soin d’examiner les lieux. Il avait bien envie de visiter le Domaine, car il détestait son studio de la rue Hogan et rêvait d’emménager dans un immeuble plus convenable et mieux équipé. avec piscine, buanderie, le confort quoi. Pour l’instant, cependant, il ne voulait pas brûler les étapes; il se contenterait de trouver le propriétaire des clés pour enfin se décharger de ce petit fardeau qui l’importunait tant.

Franchissant la porte d’entrée, il se trouva devant une seconde porte de métal et de verre qui était sûrement verrouillée. Il choisit d’attendre et de consulter le tableau des locataires pour y chercher des indices. Se souvenant que l’une des clés lisses portait trois chiffres – un numéro d’appartement peut-être – il repéra le bouton de sonnerie du 407, en regard duquel il lut la mention " Occupé ". Il sonna mais personne ne répondit. un silence qui pouvait s’expliquer de mille façons.

De longues secondes s’écoulèrent, et Philippo commença à s’impatienter. Il sonna au bureau de location, sans plus de succès. Il aurait préféré qu’on lui réponde ou que quelqu’un lui ouvre la seconde porte – une personne âgée peut-être, car les aînés se méfient peu des étrangers – mais personne ne vint. Craignant d’être pris pour un flâneur, il sortit le trousseau et glissa à la hâte une des clés jumelles dans la serrure, sans résultat. Il glissa l’autre – la MZ-B – et, cette fois, la serrure céda.

Philippo savait donc où aller. Pressé d’en finir, il traversa un vestibule peu éclairé et se dirigea vers l’ascenseur, à gauche, qui était bloqué au sixième. Sans l’attendre, il prit l’escalier dont la cage était toute proche et sortit au quatrième. Là-haut, guidé par les numéros de porte – le 400 devant lui et le 401 à droite – il s’engagea dans un long corridor aux murs beiges, désert et presque silencieux. En passant devant l’ascenseur, il entendit le ronron discret d’une poulie mais ne s’en préoccupa guère. Le principal, pour lui, c’était de se débarrasser du porte-clés.

Même s’il marchait vite, le tapis vert du corridor amortit le bruit de ses pas. Le 407 était au fond à droite mais, à cause de la pénombre et des profondes embrasures qui cachaient de loin les portes d’appartement, Philippo ne vit rien avant d’être arrivé au but. Étonné, il constata que la porte était entrouverte de vingt centimètres. " Décidément, pensa-t-il, cette histoire ne cesse de me surprendre. "

Il se blottit contre la porte et frappa pudiquement pour ne pas l’ouvrir davantage. Rien. Il frappa encore, puis une troisième fois, sans plus de réponse. Était-il au bon endroit? Il se mit à en douter. Il glissa donc la clé à numéro dans le mécanisme de la serrure et, lorsque celle-ci lui obéit, il éprouva ce chaleureux sentiment du devoir accompli. Cognant de nouveau, il entendit un bruit à l’intérieur, entra et referma partiellement la porte. Devant lui, il aperçut le mur externe d’une cuisinette, à gauche un placard béant et, à droite, une vaste pièce aux murs blancs et au plancher recouvert de marqueterie dorée.

Étonné, il voulut constater l’état des lieux. La grande pièce, le salon sans doute, était tout à fait vide, hormis des journaux fripés et un rouleau de ruban adhésif abandonné dans un coin. Au fond, la porte-fenêtre était ouverte, et Philippo présuma que le bruit de tout à l’heure était venu de l’extérieur. Incertain tout à coup, il retourna examiner le placard, près de la porte, où il ne restait que des bricoles. Il fut d’abord attiré par un contenant plastique de couleur blanche, couché sur le côté et débouché, dont s’étaient échappées quelques pincées d’une fine poudre tout aussi blanche. S’étant recroquevillé, il toucha à l’objet, le retourna pour mieux le voir et pouffa de rire. C’était un contenant de poudre pour bébé, avec la photo d’un poupon étendu sur le ventre, les yeux vifs et le sourire innocent, offrant fièrement ses fesses rebondies à quiconque aurait voulu les talquer. " Eh bien! En voilà un souvenir, pensa Philippo. La bonne vieille poudre de Maman. "

Il ramassa le contenant presque vide et l’approcha de son nez, mais ne put reconnaître ce sent-bon particulier qui masque si bien les effluves des petits derrières. C’est alors qu’un pressentiment, une idée folle, vint troubler son esprit. Il déplaça de sa main libre une boîte de carton au fond du placard et aperçut des seringues ainsi que des sachets plastique. Il comprit, mais trop tard. À l’instant, un bruit sourd se fit entendre, et la porte de l’appartement s’ouvrit net et sec. Tournant la tête, Philippo vit deux hommes en vêtements foncés dont les pas avaient été étouffés par l’épais tapis du corridor. Se redressant, le contenant à la main, il fit face aux deux hommes, des policiers revolver au poing et portant gilet pare-balles.

– Dépose ce que tu tiens là et lève les mains, l’ami!

– O.K., O.K., lança Philippo, livide. Mais j’ai rien fait, vous savez. Je peux tout vous

expliquer!

– T’as sûrement une bonne histoire, rétorqua l’un des agents, mais tu pourras toujours

nous la raconter au poste. On rigolera!

Fin