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Pensées dominicales

– Toi, tu croques ou tu laisses fondre?

Je le regarde, incrédule, pendant que le prêtre nous sermonne sur le sens profond de la communion que nous recevrons sous peu.

– Je laisse fondre.

Si on était seul, je ferais bien comprendre à Julien que le libre arbitre n’est pas la première chose que nous enseigne m’sieur l’curé lorsqu’on commence notre carrière de fidèle.

Et il y avait ma mère.

– Non, non, Alice, faut pas que tu croques, c’est le corps du Christ! Croque pas, laisse fondre, tranquillement.

Un jour, je le ferai, simplement pour voir ce que j’ai manqué. Le résultat est facile à prévoir : la membrane fragile qui se déchire en un rien de force, le sang du Christ qui se retient dans ma bouche, ma respiration qui se bloque, l’hostie qui colle à mes dents malgré tout, le ciel qui ne se déchaîne pas, et la déception je crois, l’immense déception de constater que rien n’a changé.

Odeur de piastre.

Je sors de ma rêverie et plonge rapidement la main dans mes poches pour remplir celles de l’église. Je déteste la quête. Parce que je ne réussis jamais tout à fait à soutenir le regard de la femme qui me tend le panier. Des yeux de vautour qui jugent les sacrifices que je n’ai pas faits pour le remplir. Elle répond tout de même par un sourire et remonte l’allée, en imaginant probablement que tous les fidèles ont remarqué son nouveau châle. Moi, je l’ai remarqué.

Julien, à côté, lutte visiblement contre l’envie de s’allonger sur le banc et de se laisser recouvrir par les chauds manteaux de vison de nos voisins. Je l’y rejoindrais bien.

Pauvre Julien. Depuis trois ans, il accepte de m’accompagner deux fois par an, dans la modeste église de St-Maxime. Ma mère est morte, il y a maintenant sept ans, et mon père s’acharne encore à faire chanter des messes pour elle. Il y a deux ans, je lui ai conseillé d’économiser tout cet argent et de troquer l’Ave Maria pour un concert privé de Tony Bennett.

It don’t mean a thing if it ain’t got that swing.

Le mouvement des corps emplit l’église d’un chuchotement familier et me ramène à mes moutons.

À genoux, c’est vrai.

Alors que le prêtre récite par cour son laïus sur le dernier repas, le pain, le vin, etcetera, je me retrouve au prise avec le problème qui me poursuit depuis des années. À quoi dois-je penser durant ce temps? Je regarde presque discrètement autour de moi pour emprunter la solution trouvée par quelqu’un de plus futé. Dans les yeux de Julien, l’ébauche de la dissertation qu’il doit remettre la semaine prochaine, dans les yeux de mon père, ma mère, toujours ma mère, et dans le regard des autres, une touchante compassion pour ce qu’a vécu notre saint martyre, Jésus de son prénom. Bien sûr.

-Veuillez vous lever.

Trop tard. À l’église, je ne viens jamais à bout de mes réflexions. Si seulement le prêtre pouvait se taire quelquefois et me laisser penser.

Clin d’oil à Julien pour lui signifier qu’il arrive bientôt au bout de ses peines, sourire à mon père pour rien, regard haineux pour le vautour vêtu d’un nouveau châle, qui curieusement, me regarde de biais, je le vois bien. Cette femme me glace le sang, pour ne pas dire, me lève le cour, encore plus depuis qu’elle adresse de coquets sourires à mon père. Je ne suis pas aveugle. Le malheur des uns fait le bonheur de plusieurs, mais elle aura beau grimper sur le malheur de mon père, parvenue au sommet, tout ce qu’elle y verra, c’est son refus de regarder d’autres femmes. Elle ne sera jamais autre chose qu’un vautour à ses yeux, et surtout, elle ne sera jamais comme maman, parfaite.

Cette pensée me réconforte.

Je sens une main sur mes fesses. Je n’ai pas à m’inquiéter sur l’identité de son propriétaire. C’est Julien et mes fesses. Une longue histoire d’amour. Et tout à coup, mon fantasme me reprend. Je n’ai jamais été originale dans le domaine du sexe sale. Julien ne s’en plaint pas ou s’il le fait, il se garde bien de me choisir à titre de confidente. Je me plais à imaginer que les murs n’ont jamais vu les seins d’une femme, encore moins les miens, ni le sexe sculptural de Julien. J’aime imaginer notre nudité complète au milieu de la salle vide, la froideur quasi désagréable des bancs de bois, la présence inutile de l’autel abandonné, et l’échos de nos respirations gênées. C’est tout. Même pas le sacristain qui nous regarde ou le prêtre qui nous surprend. Le confessionnal. Non, pas le confessionnal, trop facile à imiter, on dirait une garde-robe.

– Échangez un signe de paix.

Je me surprends toujours à aimer ce moment plus que tous les autres. À vrai dire, je pourrais passer tout mon temps à serrer la main des gens et à leur souhaiter la paix. C’est pas aussi simple que ça en a l’air. Mon père, il est d’ailleurs très mauvais à ce jeu. Il n’a pas compris les règles, pas sa faute. Mal à l’aise, il opte pour la poignée de main type homme d’affaire qui rencontre un client important. Bon, le fait qu’il ait perdu l’usage de ses jambes explique sûrement pourquoi il est devenu si vigoureux des bras, je l’admets. Moi je préfère l’attitude bon enfant : contact visuel, sourire chaleureux, sans être trop expansif, assurance dans la poignée de main, je garde le contact visuel, et " la paix ", en découpant avec soin chaque syllabe. Même Hitler aurait craqué et probablement renoncé à ses projets diaboliques. À l’heure qu’il est, mes poignées de main stratégiques ont peut-être évité un vol d’auto, un génocide et un avortement. Qui sait? Dire que l’échange de la paix a bien failli être aboli par le vautour et ses acolytes aseptisés. À mon avis, quelques guerres qui n’auront pas lieu valent bien une épidémie de grippe, même pas espagnole.

– .Sophie Major.

Le curé vient de prononcer le nom de ma mère. La première parole qui fasse du sens pour moi jusqu’à maintenant. Je regarde mon père, lui prend la main. Pour lui, Sophie est dans l’église, près de lui, au creux de nos mains jointes, comme une petite fée muette.

Même lorsqu’on prononce son nom, je ne la vois jamais dans l’église de St-Maxime. Ailleurs, mais pas ici. Le plus souvent, elle s’assoit sans bruit dans ma salle de classe, derrière, près des fenêtres. Je poursuis alors mon exposé, comme si rien n’avait changé, car je sais qu’elle partira lorsque j’arrêterai de parler. Alors je parle, j’enseigne pour la voir me sourire, fière sûrement de m’avoir transmis cet insatiable besoin de communiquer. Maman.

Chantons un peu. Ça m’occupera.

Toutes ces histoires d’agneau de dieu et de nourriture céleste me donnent faim. La promesse du traditionnel brunch postcélébration m’a empêchée de déjeuner et maintenant, Julien et mon père rigolent en écoutant mes borborygmes.

– Hé! Je n’y peux rien. Emmerdeurs.

– Chut!

Ça va, ça va, je n’ai tout de même pas crié. Et vous, madame, qu’avez-vous de mieux à faire? À ce que je sache, il s’agit d’un film que vous et moi connaissons par cour. Ne me dites pas que vous craignez de manquer une des précieuses paroles de notre Saint-Père! Cette distraction vous empêchera-t-elle de faire bonne figure lorsque vous monterez à sa droite? Vous lui répondrez alors qu’une petite salope qui ne comprend rien aux trésors de la religion a effrontément perturbé votre exemplaire contemplation.

Et je n’ai pas fini.

Parlons-en de cette contemplation. Dites-vous bien ma chère qu’elle ne rachètera en aucun cas le regard hautain que vous avez posé sur exactement six itinérants cette semaine, ni le chantage affectif exercé sur vos enfants, ni votre vote aux dernières élections provinciales.

– Pardon, madame.

Lâche. Je me déteste.

Tiens, la parade commence. À la queue leu leu, les têtes blanches défilent et vont quêter leur salut de la semaine. L’hostie a un sacré goût de pardon dans leurs bouches édentées. Tas de communistes qui font la file pour acheter leur bout d’Christ.

J’avance en imitant la chorégraphie nuptiale d’une mariée.

Ça fait sourire Julien. Un peu de pitié pour les athées.

– Merci.

Le ministre de communion me fusille du regard et nourrit l’envie secrète de me lancer un petit catéchisme par la tête.

Q : Où est Dieu?

R : Il est partout.

Et moi je m’en fous.

– Bonne semaine et revenez nous voir, on n’est pas sorteux.

Je marche derrière Julien qui pousse le fauteuil de mon père jusqu’à ma voiture. En sortant, le curé me serre la main, une poignée de main type homme d’église qui rencontre un fidèle prometteur. La mienne n’a rien de stratégique cette fois-ci.

Je regarde tous ces gens qui regagnent leur voiture, leur solitude. Ils ont la démarche de ceux qui ont fini un sale job. Apaisés. Pour ça, je ne leur en ai jamais voulu.

Il y a ceux qui laissent fondre et qui espèrent.