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Poisson d’eau lousse

Ante meridiem

Effrontément, Constance décoche un chapelet de grimaces à son moniteur Samsong Sinkmaster numéro de série 0109030020018. Sa chorégraphie de moues paraît infatigable. Heureusement que les ridules ne tuent pas, comme la communauté des philosophes le sait depuis Louise Ouatée.

Le visage labouré par une vague lassitude, Constance décide de s’épuiser en petits gestes inutiles et ravale de temps en temps ses gémissements en lampant son café inéquitable (déjà tiède). Elle agrafe des feuilles orphelines (mains non moins mobiles), tripote d’obscurs dossiers, simule des enthousiasmes au clavier. Tout ça pour donner l’impression du mouvement. Tout ça pour abreuver le mythe du labeur.

À tout moment, elle rase la mort cérébrale. Un petit matin rose a beau frapper à la porte avec maestria, Constance feint une double déchirure au tympan et laisse ses pensées squatter de vieux édifices de raison désaffectés. Lorsqu’elle bâille, elle avale de l’eau, une eau trouble, boueuse, comme un sirop oléagineux. Son cubicule lui renvoie de plus en plus l’image d’un aquarium en perdition. D’abord, à cause de la forme de la geôle mais également en vertu de vagues accointances d’éclairage au néon, de système de filtration, de plantes et de multiples petits objets insignifiants dispersés ça et là.

Par dépit, elle pose ses beaux yeux paumés sur le mastodonte d’aluminium à sa droite : huit immenses tiroirs symbolisant fièrement son ascension sociale dans la fonction publique. Elle se rappelle quand elle a commencé ici. Elle n’avait qu’un tiroir à sa disposition dans un classeur qu’elle partageait avec Germain-Paul, un type franchement super qui a quitté, un jour de pluie, pour se consacrer pleinement à sa carrière de magicien.

C’est un fait empiriquement testé que les gens talentueux ne restent pas ici très longtemps. Ou bien, s’ils restent, ils se fanent et se changent en momies échangistes. Sous les bons auspices de Daniel Dupire (Tas-de-caresses, pour les intimes), des partouzes de fonctionnaires ont lieu environ une fois par mois dans un petit chalet des laurentides. C’est à vomir que d’imaginer ces scènes apocalyptiques où de délurés dinosaures quarantenaires pataugent, copulent et s’évanouissent au petit matin dans une infâme rivière de foutre. Big Bang à la sauce Sade.

Constance ne compte plus les invitations navrantes que Tas-de-caresses lui profère depuis qu’elle bosse ici. À chaque fois, c’est la même histoire: TDC, en provenance du photocopieur et visiblement en érection, pénètre dans son cubicule et force l’interaction sociale en prétextant une soudaine crise d’hypoglycémie. Généralement, il s’en tire avec une poignée de cashews et un air bête. Ensuite, il plonge méticuleusement un oil-ventouse dans son décolleté et refuse d’en sortir jusqu’à ce que gifle s’ensuive. Et c’est là qu’il l’invite à une séance de fornication joviale en la regardant dans le blanc des seins et en lui disant des trucs comme " j’aime ta poitrine, Constance, tu le sais? Je suis sûr que t’as le mamelon tout rose et tout pointu! N’est-ce pas que t’as le mamelon intrépide!? ".

La plupart du temps, Constance ne lui répond pas et lève les yeux au ciel. Au fait, elle ne lui a jamais adressé la parole. Si, en fait, une fois. Elle lui avait dit:

" Bof, tu sais moi de vieux coincés qui s’entrecopulent. iiiiiiii.Eh puis, si je peux me permettre une suggestion : va te branler un brin, tu veux ? Il me semble que tu serais plus agréable la couille légère!"

Cette seule fois où Constance avait daigné lui éructer un bout de phrase, le triste paon lui avait rétorqué que les cashews étaient savoureux, à l’instar de son regard suavement cochon. Et c’est là que l’insignifiance s’est mise à avoir un nom.

Post meridiem

En mangeant son sandwich aux clous de girofle et violettes africaines, Constance détaille les petits objets manufacturés autour d’elle. Tous ces menus artéfacts agressent son système nerveux central d’une manière nouvelle. Elle cherche à bloquer les messages productivistes que ces petits objets lui catapultent subrepticement, mais en vain. Elle n’arrive plus à échapper à ses agresseurs qui sont planqués dans tous les coins imaginables. Alors elle se rabat piteusement sur son sandwich qu’elle fixe d’un étanche regard velcro, appelant de tous ses voux un voyage astral ou tout autre échappatoire de plus de trente secondes.

Petit court-métrage mental: de mirifiques fonds marins défilent comme dans un film de Godfrey Reggio et puis le décor, à bout de souffle, se pose doucement. Des poissons multicolores viennent alors taquiner Constance avant de s’engouffrer en file indienne dans une anémone d’un divin bleu diaphane! Les bancs de poissons qu’elle croise, véritables clans de couleurs, la frôlent sans jamais l’écorcher, alors qu’elle va son chemin à dos d’hippocampe à la recherche d’une épave qui lui en mettrait plein l’oculaire. Finale à la Lucky Luke : Constance s’éloigne sur sa monture en sifflotant Perfect Day de Lou Reed. Elle devient une goutte sur l’horizon, juste avant un touchant fondu au noir (le plus beau de l’histoire du court-métrage mental).

Doucement, elle ouvre les yeux et laisse son esprit réintégrer son délicat corps blasé. Une fois ressaisie, elle sort un petit cahier marron dans lequel elle a coutume d’écrire des poèmes, au plus fort de l’aliénation bureaucratique. Alors elle s’y plonge avec l’espoir qui anime un ovule à l’orée de la fécondation et ses grands yeux verts recouvrent leur brillance à mesure que les strophes se vautrent, dans une calligraphie splendide, sur la dix-huitième page du petit cahier. De cette impulsion naîtra le plus beau poème qu’elle ait écrit depuis un sacré lambeau de temps. Moissons d’aubes rousses, le titre. Un poème épique, d’une porc-épic époque, qui parle d’aller cueillir les aubes pendant qu’elles sont rouges. La chant du monde glané in situ dans le cocorico d’un coq (albinos s’il en est).

Elle se lit, se relit, jouit puis s’endort, repue de prose.

Lorsqu’elle s’éveille, un miniature mur de Berlin lui découpe le visage. Le rebord de son cartable a marqué son sommeil au fer rouge. Le cadran pour sa part marque 16h16. Heureusement, personne ne semble s’être aperçu de quoi que ce soit. Surtout pas d’une petite farniente cubiculaire.

Encore dans les vapes et en quête de tonus, Constance s’allume une gauloise light et, la mine réjouie, débute une partie de démineur. La tête auréolée de volutes, elle démine comme jamais auparavant elle n’a déminé.

Vers 16h50, Constance éteint machinalement son ordinateur et jette vaguement les bases conceptuelles de son évasion. En une preste chiquenaude, elle envoie sa cigarette poids plume au plancher. Un sentiment de culpabilité l’envahit presque aussitôt et l’amène à s’enquérir de l’état de son adversaire qui gît inerte au sol, la mâchoire rougie et encore fumante de l’impact. Une fois accroupie près de l’irréductible clope, Constance se ravise et décide de la laisser se consumer sur le tapis. Elle caresse alors l’idée d’un incendie où des fonctionnaires échangistes se jetteraient par les fenêtres d’un édifice en flammes après une dernière orgie solennelle où tous se seraient pénétrés en se regardant droit dans les yeux.

Lorsqu’elle sort de son bocal, tout s’éclaircit. Même Tas-de-caresses lui semble pertinent soudain, lui qui gigue pourtant comme d’habitude devant le photocopieur Roxex numéro de série 00401013856. La tronche enflée par son exécrable sourire à l’emporte-pièce, TDC lui lance sur un ton d’hédoniste en parade nuptiale: " Bonne soirée ma coquine! Fais-toi du gros plézzzziiiiiir ! ".

Pendant un instant elle jongle avec l’idée du meurtre par compassion mais en s’imaginant TDC en scaphandrier se frottant avec frénésie l’entrejambe sur le photocopieur, elle parvient à lui sourire distraitement et consent à lui laisser la vie sauve. Parallèlement, elle émet un " Hou.glou! " à peine perceptible, sorte de borborygme poliment contenu, que TDC s’empressera de prendre pour une marque d’affection mal dissimulée. Excité comme un gosse de douze ans qui vient d’apercevoir le nichon de sa voisine, TDC arrive de peine et de misère à retenir les successives marées érectiles qui menacent de fendre son slip léopard. Bien qu’il arrive à contenir son totem, il dut rester en mode al dente pendant près de deux heures après l’événement.

En entrant dans l’ascenseur qui la conduit au rez-de-chaussée, Constance Naguère, matricule d’employé CN004526, sait qu’elle ne remettra plus les pieds dans ce silo mortifère. Là où la plupart des gens voient une " position sociale enviable", Constance ne voit plus qu’un enclos insalubre c’est-à-dire, selon une étymologie contestable, lugubre et où il n’y a point possibilité de salut. Son plan est désormais clair : elle crissera son camp comme jamais un camp n’a crissé son.

Dès cette pensée formulée, l’eau se met à lui gicler des branchies en deux jets convaincants et symétriques. Le soulagement opère, cependant qu’elle s’occupe à jouir. On ne s’imagine pas ce que la tombée d’une sentence de liberté à perpétuité peut faire sur la biologie d’un condamné à vivre. En réalité, ce phénomène est si singulièrement rare et puissant qu’il n’est, à notre connaissance, qu’une réclame de bolides sport roulant à vive allure dans un désert sub-saharien pour illustrer, avec autant de force, l’émotion qui s’empare de l’individu à ce moment précis où son existence s’envole en humées.

Entre le sixième et le cinquième étage, Constance s’imagine déambulant sous le ciel boueux d’un calme vespéral. Elle se voit marchant en 3D pour la première fois depuis des lustres, laissant derrière elle une forêt de gratte-ciel hagards qui voudrait bien la suivre mais que chaque pas congédie.

Un courte sonnerie l’extirpe de ses rêveries. Le tant attendu rez-de-chaussée se pointe le bout des pieds. Quand les portes s’ouvrent, elle est éblouie par une paire de lèvres au néon. C’est Bambi Suzuki, la célèbre animatrice télé, accompagnée d’un caméraman ventripotent. Souriante et fardée comme si elle avait été taillée à même une feuille de papier glacé, Bambi annonce à Constance qu’elle a été choisie pour participer à Découvrons un champion, une populaire émission de télé qui chaque semaine célèbre les qualités individuelles d’un " héros obscur de la société ". C’est apparemment Paul Poliquin, son patron, qui a soumis sa candidature. " Nom de Zeus! Quel splendide bouffon ", marmonne Constance, visiblement agacée. Elle ne sait pas comment réagir. Elle n’a pas le temps pour ces conneries. Elle ne veut pas perdre le momentum de sa fuite. Elle sait que si elle ne part pas maintenant elle ne partira jamais!

Soudain, le visage de Bambi se transforme en une énorme puise qui s’approche et menace de la happer. Et vlan! Constance lui assène un violent coup de poing en plein visage. Sans le savoir, et en moins temps qu’il n’en faut pour l’écrire, Constance vient d’éprouver du plaisir. Derechef, elle frappe, par delà les jets d’hémoglobine.

Bambi saigne du nez comme c’est pas permis. Le caméraman est pantois ainsi que sa lentille. Constance, troublée par son geste, dégueule une gerbe de violettes africaines sur la moquette déjà fleurie du rez-de-chaussée. Un petit jet de vomissure d’un émouvant mauve rosacé atteint frame by frame le soulier gauche de Bambi qui sent en elle monter le drame. Ça commence à chauffer en diable! Illico, Constance se propulse vers la sortie et bouscule ses deux vis-à-vis en tentant de se frayer un chemin entre le silicone de la poupée ensanglantée et la cage adipeuse du gros gars au kodak.

En un spasme distingué de chatte siamoise, la jeune femme, l’oil plein d’une tempête neuve et une gauloise légère au bec, enfourche son palefroi nautique puis va à vau-l’eau entre les buildings turgescents. Elle ne sait pas où elle va et ça lui fout les jetons. De petits jetons sains, s’entend.

Pour une fois, l’horizon est tricoté lâche.