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Première nuit

Je suis arrivé à la tour de contrôle vers vingt-deux heures quarante pour relever les contrôleurs aériens de soir. Je travaillais le quart de nuit pour la première fois depuis ma qualification. J’allais être seul étant donné le peu d’activité entre minuit et six heures, mis à part des vols d’évacuations médicales et de quelques charters. J’ai pris connaissance des bulletins d’information sur les nouvelles procédures et lu le journal de bord pour savoir comment s’était déroulé la journée. Rien à signaler, la routine, la nuit s’annoncait sans imprévus.

Presque toute l’équipe avait déjà quittée la tour. Je remplaçais Normand, un vieux de la vieille, une trentaine d’années d’expérience. Il m’a beaucoup inspiré lors de ma formation, sûr de lui, calme, on voit tout de suite qu’il en a vu d’autres. Après la passation des consignes et les salutations d’usage, je me suis installé à la position de contrôle. Normand receuillais ses objets personnels et se dirigeais vers l’escalier pour sortir de la tour lorsqu’il s’arrêta, s’est retourné vers moi et m’a dit : "Ha oui, j’oubliais. Tu sais que nous sommes le 13 août? Le vol de la compagnie Nordikair va vouloir décoller". Intrigué car je ne connaissais pas cette compagnie, je lui ai demandé de m’en dire plus. C’est après les explications que j’ai compris que ma première nuit de travail serait particulière.

Son histoire m’avait quelque peu troublée. A minuit quinze je pensais toujours à ce que Normand m’avait raconté. Selon lui, tout se déroulerait à trois heures treize. Normand est le genre de personne qui ne te donne rien de cuit dans le bec, il aime faire planer le doute sur ses véritables intentions. Il est très subtile, nous devons savoir lire entre les lignes. Son commentaire m’avait laissé songeur, je n’étais pas sûr si je devais vraiment y porter attention. Je me demandais s’il disait vrai ou s’il voulait tout simplement initier le petit nouveau. Ce qu’il m’a raconté me paraissait tellement invraisemblable que j’ai opté pour la blague. J’ai décidé de faire autre chose pour me changer les idées.

À deux heures dix, j’avais terminé de lire mon livre. Sur l’aéroport, c’était le calme plat. Quelques cibles apparaissaient sur l’écran radar. Tous les aéronefs étaient à haute altitude comme le vol de la compagnie Northwest vers Amsterdam, d’Air Canada en direction de Londres ou celui de Lufthansa pour Frankfurt, mais aucun vol n’était prévu pour notre aéroport. J’avais un drôle de sentiment quand je regardais l’aire de stationnement et que je ne voyais aucune activité autour des quelques avions immobilisés jusqu’au lendemain matin. J’avais l’impression qu’il manquait quelque chose.

J’aime quand l’aéroport bouge, lorsque les décollages et les atterrissages se succèdent, regarder les avions arriver aux barrières et observer toute l’activité qui s’ensuit. En quelques minutes les passagers débarquent tandis que le plein de carburant est fait et que les bagages sont ramassés. Ça fourmille de véhicules autour des avions. Le temps de le dire des dizaines d’autres passagers embarquent, l’équipage appelle pour avoir l’autorisation vers une nouvelle destination. Et voilà que l’avion qui était arrivé à peine vingt minutes plus tôt est autorisé à décoller. On a l’impression de faire bouger les choses.

N’ayant aucun départ ou arrivée prévus pour les deux prochaines heures, je commençais à somnoler, j’avais allumé la radio afin de m’aider à rester éveillé. Je peinais à garder mes yeux ouverts, mon cerveau naviguait vers d’autres songes. Je pensais aux vacances qui étaient prévues pour la semaine prochaine, ma conjointe et moi avions planifier faire un voyage en famille, j’ai aussi pensé à la rentrée des classes qui s’annonçait pour mon fils, l’horaire effréné qui en découlerait, recommencer à se lever tôt pour aller le reconduire à l’école, planifier nos horaires de travail, les gardiennes, puis les tempêtes de neige, le froid. Il me semblait qu’au cours de l’été tout était plus facile. Mes pensés ont alors bifurquées sur ce que Normand m’avait raconté et j’ai tout de suite ouvert les yeux, je ne voulais pas y penser.

Dans la tour nous avons accès à un bureau utilisé par les surveillants d’équipe. Pendant la nuit nous pouvons naviguer sur internet. J’ai visité des sites proposant de superbes photos d’avions, puis d’autres sites relatant les dernières nouvelles dans le domaine. Une adresse internet me donnait accès à un moteur de recherche afin de trouver d’anciens reportages sur des événements aéronautiques. Ma curiosité était piquée. J’ai d’abord hésité puis j’ai inscrit le nom de mon aéroport et j’ai ajouté 1972. La page afficha les résultats et un lien a attiré mon attention. J’ai pointé le curseur de ma souris pour l’ouvrir. J’ai alors entendu quelque chose.

Ce fut bref, j’ai eu à peine le temps de savoir ce que c’était, mais ça avait attiré mon attention. J’ai délaissé l’ordinateur sans me préoccuper du résultat de ma recherche. Un pilote appelait sur la fréquence radio? Immédiatement mes yeux se tournèrent vers l’horloge qui indiquait trois heures neuf. Je me suis levé pour m’approcher de la console de contrôle. C’était bien une voix qui sortait des haut-parleurs, elle n’était pas claire, comme si elle venait de loin, de très loin.

Je n’en croyais pas mes oreilles, ce que j’entendais était impossible. Comme Normand me l’avait prédit, le vol Nordikair 732 appelait la tour de contrôle pour avoir l’autorisation de circuler pour le décollage. Comment pouvait-t-il le savoir? Je me suis même demandé si Normand avait pu s’arranger avec un pilote pour pousser mon initiation à l’extrême. De ma main tremblante, j’ai pris le micro et d’une voix saccadée, j’ai demandé qu’elle était la requête et le pilote m’a répondu : " Bonsoir la tour, ici Nordicair 732 à la barrière 4, prêt à circuler pour un départ piste 24 ".

Aussitôt mon regard se dirigea sur la rampe à l’extérieur, vers la barrière d’embarquement quatre. J’étais ébahi, je n’avais pas remarqué l’avion de type DC6. Le vieil aéronef était éclatant, ses quatre moteurs à pistons vrombissaient. À ce moment là, la seule idée qui me venait à l’esprit était que je rêvais. Je m’étais sans doute endormi en pensant à l’histoire de ce vieux contrôleur désirant impressionner un jeune blanc-bec.

Mais j’étais bien conscient, tout mes sens étaient en éveil, mon corps carburait à l’adrénaline. Mon cerveau roulait à cent à l’heure. Des dixaines d’idées s’entrechoquaient en même temps. Que devais-je faire? Quoi répondre? Machinalement, mon doigt pesa sur le bouton émetteur du micro. " Nordikair 732, ici la tour de contrôle, piste 24 en usage, vent 250 degrés à 6 noeuds, altimètre 3002, circuler via delta et écho, alignez-vous sur la piste 24 " furent mes instructions pour que l’avion se dirige vers la piste de décollage. L’aénoref commença à avancer, pivota de quatre-vingt-dix degrés et se dirgea vers les voies de circulation menant à la piste. Je ne savais plus quoi faire, quoi penser. Je devais trouver une solution. Si Normand avait dit vrai, le vol Nordikair 732 s’écraserait au moment du décollage.

À cet instant, il m’est venu une idée, lui interdire de décoller. Si je ne l’autorisais pas, il ne décollerait pas et ne s’écraserait donc jamais. Je regardais l’avion circuler jusqu’en position au seuil de la piste prêt à s’envoler. Encore une fois la voix éteinte se fit entendre sur la fréquence radio : " Tour de contrôle, Nordikair 732, nous sommes prêt à décoller ". Mon plan allait marcher, j’en étais sûr. Fier d’avoir trouvé la solution, j’ai répliqué sur les ondes : " Nordikair 732, tour, vous n’êtes pas autorisé à décoller, je répète vous n’êtes pas autorisés à décoller ". Répétant deux fois la même consigne pour être sûr que le pilote avait bien compris mes instructions. Le pilote enchaîna : " Tour, Nordikair 732, nous sommes autorisés à décoller piste deux quatre, nous commençons à rouler "

Quoi! Je n’avais pas dû bien entendre, étonné je voyais l’appareil qui commençait à avancer. J’étais paralysé et impuissant. Les roues quittèrent la piste. L’avion prenait de l’altitude, déjà quelques dizaines de pieds lorsque l’inévitable se produisit. Le moteur d’extrême droite explosa et une immense boule de feu éclaira toute la piste. Le bout de l’aile s’arracha, le nez de l’avion piqua vers le sol et le DC6 s’écrasa au bout de la piste dans un vacarme intense. Les vitres de la tour de contrôle ont vibré sous l’onde de choc de l’explosion. Des fragments étaient projetés dans les airs. Au sol, le feu se propageait sur plusieurs mètres, tout se déroulait au ralenti. Je vivais le pire cauchemar pour un contrôleur aérien. J’ai pesé sur le bouton d’alarme pour avertir les pompiers de l’aéroport.

Les portes de la caserne se sont ouvertes automatiquement, en quelques secondes les camions de pompiers se pointaient. " Tour, ici sauvetage un, où devons-nous nous diriger? " me demanda le chef des secouristes. Quand je suis venu pour répondre et lui indiquer le chemin, il s’est produit un événement encore plus surprenant, tout le site de la tragédie avait disparu. Plus d’avion, plus de débris, plus d’incendie, plus rien. Le seul mouvement sur l’aéroport était celui des quatre véhicules d’urgence cherchant le site de la catastrophe. J’étais embêté de devoir dire aux pompiers que c’était une erreur. Les pompiers sont revenus à leur point de départ probablement en maugréant à mon sujet.

Le lendemain matin j’ai eu beaucoup de difficulté à expliquer à mon supérieur et au chef pompier, comment j’avais réussi à accrocher " par inadvertance " le bouton d’alarme. Car celui-ci est protégé par une petite porte que nous devons soulever afin d’y avoir accès.

J’ai vu Normand passer dans la corridor derrière le bureau de notre supérieur. En me voyant dans l’embarras, il m’a lançé un petit sourire, il savait bien quel genre de nuit j’avais passé. Normand m’avait raconté que le 13 août 1972, à trois heures treize, un avion de la compagnie Nodikair s’était écrasé sur l’aéroport. Il ne m’avait épargné aucun détail, il était le contrôleur en devoir cette nuit la. Il avait vu l’avion s’envoler normalement puis le moteur droit avait explosé et l’avion sétait écrasé. Toutes les quarante-neuf personnes à bord avaient péri. Il avait terminé son histoire en disant qu’à chaque année, le 13 août, le vol Nodikair 732 essayait de décoller et s’écrasait. Étrangement personne n’en parle à la tour de contrôle, comme si le sujet était tabou ou qu’il faisait partie des mours ou des légendes.