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P’tite vue, rue Cartier

Bousculé par tout un chacun, je cherche la meilleure place. La meilleure pour moi. Je désire demeurer anonyme. Çà et là, des questions précipitées et des interpellations bien inutiles se pointent au travers du murmure de la foule : Plus à l’avant? Ce soir? Pas lui? Je n’pensais pas te voir ici… Des commentaires superflus suivent : Ils sont encore là. Juste ici, on sera bien… Au moins, il ne pleuvra pas.Tu vois pas que…. Y a du monde, c’est gratis. Toutes ces voix, rauques ou criardes, m’agressent. Toutes ces paroles m’ennuient, même si elles ne s’adressent pas à moi. Il faut m’y faire : après tout, c’est une fête de quartier. Mais l’exaspération me gagne. Je ne me contrôle plus. Aucune place ne me semble bonne, aucune place ne me semble mauvaise. Je pourrais partir! Je pourrais fuir! Je fige. Dans un espace minuscule, je m’empresse de sortir ma chaise de son étui. En quelques secondes je suis assis, en pleine rue et en attente.

Le ciel est beaucoup trop clair. L’écran géant masque une toute petite partie de l’horizon du côté du soleil couchant. L’auditoire se calme et espère la venue des premières étoiles. Comme les murs d’une vaste salle, de part et d’autre de la rue, les maisons dressent bien haut leurs quatre étages. Au sol, la foule s’opacifie. Ceux qui n’ont pas prévu un siège s’entassent en bordure des trottoirs, assis directement sur la pierre ou sur une mince couverture. Certainement plus de cinq cents cinéphiles de tous âges. Tiens! Une odeur! Pour ajouter au réalisme, quelqu’un a apporté son pop-corn. Amusant! Je me surprends à sourire. L’événement est annuel. Une promotion parmi d’autres. Les commerçants du coin offrent une sortie au cinéma. Entre la rue Crémazie et le chemin Sainte-Foy, la pente douce de la rue Cartier devient le plancher de la salle. Les balcons des maisons se transforment en loges d’un grand théâtre; les usagers s’y affichent tardivement.

Le ciel s’assombrit et enferme progressivement l’auditoire dans la fiction. Le projecteur émet quelques flashes. L’opérateur ajuste l’image. À l’affiche, Les Triplettes de Belleville. L’atmosphère se détend. Toute la rue est absorbée par le film d’animation. Les quartiers louches de l’image retrouvent leurs odeurs étranges. Dans l’auditoire, il y a évidemment quelques fumeurs de marijuana : un arôme lourd, caractéristique, bientôt en chassé-croisé avec des relents de bière. Une joie mesurée dans la salle, un drame à l’écran avec son tour de France et l’enlèvement des cyclistes vedettes vers une Amérique d’esclaves et de gangsters. Des effluves d’herbe, d’asphalte, de pizza, de frites, de sucré, de rance, de moisi flottent dans l’air. À tour de rôle, ces odeurs s’imposent un instant avant d’infiltrer en douce la bande dessinée et de faire quelques pas sur sa musique d’obsession et de folie. Étranges personnages!

Le temps passe. Quelques rires, d’autres odeurs. Un maringouin me pique. Je pense au virus du Nil. C’est la période de l’année. On en parle dans tous les médias. Pour fuir ce malheur hypothétique, je retourne à la fantaisie de l’écran. Une poursuite effrénée m’entraîne dans les rues de New-York : des poubelles renversées. Je les sens. Sur place, elles sont bien réelles, ces poubelles. Demain, sur la rue, c’est le ramassage des ordures ménagères. Rassemblement populaire ou pas, des riverains ont déjà déposé leurs déchets devant leurs demeures. Un second maringouin tente sa chance. Il cherche une veinule, se faufilant entre les poils de mon bras. Malgré l’obscurité, je le devine, je suis son trajet. Top! Il en meurt.

Une nouvelle odeur se pointe, insidieuse. Légère au début, rapidement elle m’encercle, m’assaille. Je ne sais pas d’où elle vient. Agressive, elle gagne en intensité, infeste l’air tout autour, imprègne mes vêtements, m’envahit. Je cesse de respirer. L’odeur tient. Respirer par petits coups ne suffit plus. Dans quelques secondes, je n’aurai plus le choix. Mes poumons exigent déjà leur plein d’air, frais si possible. Cet oxygène vital, le cycliste, vedette à l’écran, le réclame aussi. Et comme je fais partie du film. Il me faut de l’air. Sinon, ce sera l’évanouissement. Un réflexe de survie contraint ma volonté, la brise, l’écrase : je respire à fond, jusqu’à l’écourement, un air vicié, saturé de cette merde. Des protestations, des paroles aigres-douces dans la foule me consolent à peine. C’est trop peu. Ces mots jetés en l’air n’atteignent pas la racine du mal. Je décèle maintenant la source de cette puanteur. C’est ma seconde voisine. Elle a sorti un atomiseur de grand format. Un produit chasse-moustiques! Elle s’en est enduite généreusement. Dans la nuit, je devine la blancheur lunaire et la grosseur monstrueuse de ses bras et de ses cuisses. Ces membres rondelets, prêts à éclater, ont droit à une seconde application, généreuse va sans dire. Cette voisine d’un soir aurait pu être maigre, petite, et habillée. Un seul jet aurait suffi. Tout le monde s’en serait accommodé. Mais non. Il a fallu qu’elle soit énorme et à moitié nue. Toute cette chair chaude et moite excite au plus haut point les moustiques et, en vitesse, réclame le miracle en aérosol. Plusieurs murmurent. Ils voudraient bien s’éloigner de la source. Impossible! En bons spectateurs, ils se sont socialement agglutinés. Ah! Cet esprit grégaire! La foule compacte, paralysée, vit d’un même souffle grimaçant. Tous subissent les effets démentiels de la bombe citronnelle, celle qui repousse quelques insectes, et anéantit les odeurs des gens, des poubelles, de la ville tout entière. Le supplice crée un désarroi total en noyant tous mes repères naturels dans une même odeur corrosive, artificielle et patentée.

À l’écran, c’est la déconfiture des méchants et le retour du héros vers la mère patrie. La fin. Tout autour, pas la moindre brise. Toujours cette odeur mordante qui me tient à la gorge! Seule la fuite rapide de la foule pourra brasser suffisamment l’air pour ramener rue Cartier des odeurs de marijuana, de pizza, de pop-corn, de bière, d’ordures ménagères, ces odeurs familières, suaves et paisibles des gens et des choses.