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Quand le chat sort du sac

Nous venions d’acheter notre petit nid d’amour, un cottage dans la campagne lointaine. La maison était telle que j’en avais toujours rêvée. Un peu vieillotte, bien sûr, mais avec tout le confort, la majesté et la respectabilité qui incombent à l’âge. Elle se perchait sereinement au-dessus de son lac, regardant jour après jour l’immense beauté du soleil levant et couchant reflété sur les flots comme mille petits couteaux.

Fraîchement débarqués dans ce coin de pays qui nous était à tous deux étranger, Paul et moi avions trouvé ici ce que nous cherchions : un coin tranquille, loin des regards indiscrets des gens de la ville. Un endroit où élever un jour une marmaille piaillarde courant où bon lui semble. En grandissant, j’avais été ballottée d’un orphelinat à l’autre. Maintenant, je pourrais enfin avoir ce que je n’avais jamais eue : une famille.

Paul avait déniché un boulot d’avocat dans le village voisin. Pendant ce temps, je m’activais à rendre notre nouveau chez-nous un peu plus à mon goût. Les murs étaient pratiquement tous tapissés de papier aux motifs floraux défraîchis. Le décor n’était pas sans charme cependant. Un long balcon digne des propriétaires de champs de coton des grandes maisons du Sud accueillait les invités à leur arrivée.

L’agent immobilier, M. Williby, nous avait dit que l’endroit avait appartenu à une vieille dame. Elle y avait vécu seule plusieurs années après la mort de son époux et de ses enfants. Elle n’avait apparemment jamais voulu s’en départir. Puis soudainement, elle avait changé d’idée. Sans avertissement. Elle était partie vivre en foyer d’accueil dans une quelconque ville. L’agent ne l’avait pas vue durant la transaction, mais il appréciait qu’elle ait finalement "fait preuve d’un peu de bon jugement après tout ce temps."

"C’était une maison bien trop grande pour une personne âgée", avait-il insisté.

La bâtisse était pleine de recoins sombres et poussiéreux. Des trous, probablement creusés par quelques souris aventurières, défiguraient le bas de certains pans de murs. Soudain, j’entendis des pas rapides et légers au deuxième étage. Était-ce l’une d’entre elles? Une souris, ou peut-être même un rat? Un frisson me parcourut l’échine. Je m’armai d’une spatule. non, d’un balai et je grimpai au palier supérieur.

Au bout du couloir, j’entendis de nouveau les pas montant cette fois-ci jusqu’au grenier. J’eus juste le temps d’entrevoir une queue s’engouffrer dans la pénombre, plus probablement celle d’un chat. Mais comment était-il entré dans la maison?

"Minou, minou!" appelai-je en arrivant au grenier. Facile pour une petite bête de se cacher dans cet entassement de vieux meubles, de miroirs flous et de boîtes décorées de fils d’araignée.

Acculé contre le mur de droite se dressait un portrait d’environ un mètre. Sur l’huile, deux garçons et une fillette étaient assis de chaque côté d’une dame dans la quarantaine au regard austère. Un homme s’effaçait derrière elle, les bras croisés. Personne ne souriait. En bas du cadre, une inscription révélait l’identité des modèles : M. et Mme Dussault, Régis, Laura et Conrad.

Au pied du tableau trônait un coffre de chêne élégamment travaillé. Je n’eus aucune difficulté à faire glisser les coulisses de cuivre à l’avant du couvercle. À l’intérieur, quelques broderies, de l’argenterie et des photographies en noir et blanc. L’argenterie se révélait être un trésor en soi et les photos devaient revêtir une valeur sentimentale, alors pourquoi une vieille dame abandonnerait-elle tout ça?

Parmi la quinzaine de clichés jaunis, l’un montrait un petit garçon enserrant fortement un chat. L’animal semblait chercher à s’enfuir, le regard effaré, mais l’enfant tenait sa main bien à plat sur sa nuque, un sourire béat aux lèvres. Sur un autre, les trois enfants du portrait étaient assis sur un divan de style victorien. Le plus petit des garçons se tenait sagement d’un côté. Le plus grand était au milieu et tirait une natte de la petite fille qui, en réaction, ne fronçait que légèrement les sourcils.

Sous la pile se trouvait une photographie plus récente aux couleurs pâles et défraîchies. Une jeune femme brune au regard sombre posait pour la caméra, les mains croisées sur ses cuisses. Sa robe de dentelle rose était ample à la taille et s’arrêtait au-dessus des genoux, comme le voulait la mode de l’époque. Derrière, un seul mot : Laura.

Me sortant de ma contemplation, une boule de poil brun et blanc me sauta dessus et renversa un miroir qui alla se fracasser sur le sol. Je reculai en protégeant mon visage de mes bras. Le chat se sauva sans que je puisse le voir convenablement. Cependant, j’aurais juré qu’il lui manquait une oreille.

******

Après le chat sans oreille, ce fut le chat sans queue, puis le chat brûlé. La vision piteuse qu’étaient ces pauvres bêtes me troublait plus que je voulais l’admettre. Pour m’apaiser, j’aimais trouver refuge dans le jardin. Comme le nôtre avait été laissé à l’abandon, la mauvaise herbe pullulait là où avait jadis grandi tomates et concombres.

Je défrichais la terre depuis bientôt deux heures. Dégoulinante de sueur, mais heureuse, je repoussai une mèche rebelle de mon front. Mon époux me disait toujours que j’avais une patience hors du commun pour travailler la terre. "Si jamais on veut creuser une piscine, c’est toi qui s’en occupe", blaguait-il souvent.

Soudainement, j’eus l’étrange impression d’être observée, comme chaque fois que je me trouvais près du boisé. Je tournai la tête et le vis me zieuter, tranquillement tapi dans l’ombre près d’un arbre. Lumières vertes s’allumant chaque côté d’un museau. Chaussettes blanches sur pelage gris. Plus précisément trois. L’animal lécha consciencieusement son moignon disgracieux, puis s’arrêta net, la langue encore à demi sortie, comme s’il avait entendu un bruit. Je me levai pour m’approcher de lui, mais il en profita pour s’enfuir, alerté par mon mouvement brusque. Il disparut avec une rapidité surprenante malgré son handicap.

Quand Paul revint du travail, je ne pus m’empêcher de lui raconter l’incident.

"C’est sûrement encore le chat d’un voisin, me rassura-t-il.

-Paul, c’est le quatrième et notre plus proche voisin habite à un kilomètre d’ici, lui répondis-je en regardant un buisson bouger par la fenêtre. Pourquoi franchiraient-ils toute cette distance? En plus, ils ont tous quelque chose d’assez macabre: un membre en moins, du poil manquant, des corps terriblement maigres. Ils me glacent le dos.

-Ils sont peut-être égarés ou abandonnés. Si tu veux, j’engagerai quelqu’un pour nous en débarrasser." Mais je repoussai l’idée, me disant que je me préoccupais inutilement.

Notre invité suivant ne se fit pas longtemps attendre. Décharné, le poil graisseux, il avait l’air d’avoir jeûné depuis des jours. Il me faisait dos et s’affairait sur un semblant d’oiseau déplumé. Je m’approchai lentement du pauvre chat, mais celui-ci se retourna, exposant une orbite vide. Il se hérissa et avant que j’aie le temps de reculer, il me griffa violemment, laissant de profonds sillons ensanglantés sur ma main.

La hideuse chose s’enfuit dans un miaulement aigu. Une dizaine d’autres chats sortirent d’en dessous du porche et la suivirent dans une mêlée chaotique.

Le cour battant, je jetai un regard sur le repas de l’animal. Mon estomac ne fit qu’un tour et je vomis dans un buisson.

L’animal avait laissé derrière lui une oreille humaine.

******

Les policiers avaient sorti le corps en décomposition de la vieille dame. Affamés depuis longtemps, les chats avaient senti leur maîtresse. Même si elle avait été enterrée profondément sous le porche, ils avaient réussi à la retrouver. Certaines parties du cadavre été absentes ou avaient été grignotées.

Une analyse avait révélé que l’ancienne propriétaire était morte empoisonnée. La police avait passé les menottes à M. Williby, l’agent immobilier. Il était déjà recherché dans trois États pour fraude et avait essayé, pendant plusieurs mois, de convaincre la septuagénaire de vendre la propriété. La transaction signifiait pour lui une somme d’argent considérable. Chaque fois, il essuyait un refus et une kyrielle d’injures. Il était pourtant revenu à la charge, jusqu’à ce qu’elle déménage soi-disant dans une ville anonyme pour finir ses vieux jours. Alors là, quelle chance! Qui la chercherait? Sans descendance, sans amis, personne ne la manquerait.

Après la découverte macabre, Paul avait insisté pour rester avec moi à la maison. J’avais dû le convaincre de retourner au travail. Que pouvait-il m’arriver maintenant puisque même les chats étaient disparus avec leur maîtresse?

J’en étais à ces réflexions lorsqu’une voix résonna derrière moi. Le visage au seuil de la porte m’était étrangement familier. Je l’avais déjà vu dans le grenier. Avec un peu moins de rides.

"Bonjour Pénélope!" dit-il.

******

La bouilloire siffla. L’homme d’une cinquantaine d’années était assis à la table de la cuisine. Je le sentais observer chacun de mes gestes pendant que je lui versais le thé.

"L’agent immobilier nous avait dit que toute la famille était morte, bredouillai-je pour alléger le silence.

-Eh bien, il avait tort, répondit Régis Dussault. Maman croyait que j’étais mort durant la guerre, mais en réalité, j’avais déserté. Pas pour échapper à la guerre, mais pour lui échapper à elle." Je brassai longuement le liquide bouillant en lui tournant le dos. Il fallait bien le préparer.

"Ça a fait du bien de vivre loin d’elle toutes ces années, continua-t-il. Vingt ans sous le joug de cette bonne femme. Elle pouvait vraiment être exécrable. Ce cour de pierre n’aimait que ses foutus chats. Elle avait plus d’affection pour ces monstres que pour ses propres enfants." Il s’arrêta soudainement. "Ces yeux froids qui vous observent avec condescendance." Puis avec une pointe de sadisme dans la voix. "C’était un plaisir de pouvoir jouer avec eux. De les entendre miauler dans la nuit. De les estropier, de les étriper." J’échappai ma cuiller sur le sol.

"C’est vous qui avez mutilé ces pauvres bêtes? murmurai-je.

-Vous me trouvez cruel? Pourtant, c’est l’héritage inévitable du sang."

Je me retournai finalement. Il me fixait toujours, un sourire narquois aux lèvres. Je lui présentai le breuvage, mais faillis le renverser sur lui.

"Vous êtes nerveuse? C’est moi qui vous fais cet effet-là? Ça a dû vous surprendre de rencontrer un membre de la famille." Je tressaillis. "Quoi? ironisa-t-il. Vous pensiez que je ne le savais pas. Je reconnaîtrais ces grands yeux marron n’importe où."

Il goûta le contenu de la tasse fumante du bout des lèvres en me regardant avec satisfaction.

"Vous êtes la fille de Laura, enchaîna-t-il. Maman avait exigé qu’elle se débarrasse de son enfant à la naissance. Laura n’y a pas survécu.

-Vous devez vous tromper.

-Oh! Mais je sais que c’est toi, Pénélope. Et tu le sais parfaitement aussi. Maman était bien contente que je parte à la guerre. Elle m’éloignait ainsi de Laura. Elle n’avait jamais compris notre amour."

Il prit une autre gorgée de thé, plus grande cette fois-ci, et reposa bruyamment la tasse dans la soucoupe. Je le regardai sans dire un mot, impassible.

"Ton époux ne reviendra pas avant plusieurs heures, pas vrai? J’ai remarqué ses allées et venues dans les derniers jours." Je me taisais toujours, raide. "Il y a un certain temps que je vous observe, tous les deux, caché sur cet immense terrain où j’ai grandi et dont je connais tous les recoins. Je t’ai vue aussi, Pénélope, quand tu es venue voir ma mère. TA grand-mère. il y a de cela trois mois. Elle ne semblait pas trop contente de te voir."

Je déposai la tasse à laquelle je n’avais pas encore touché pendant que Régis finissait la sienne.

"Vous êtes un homme perspicace, papa. D’ailleurs, pourquoi n’irions-nous pas voir d’un peu plus près cette terre que vous connaissez si bien? Que diriez-vous d’un petit tour sous le porche, papa?

-Tu veux dire SUR le por…"

Il saisit son cou à deux mains et s’effondra sur le sol. Ce fut à mon tour de sourire.