Livres

Raoul B.

" L’esprit sexy écarte les jambes des femmes ". Cette phrase à l’haleine toute scientifique résonnait dans la tête de Raoul B. comme la tyrolienne de la suprême révélation. Il n’a aucun souvenir de l’éminence grise qui l’a tricotée au coin du feu mais peu importe ; si la télé le dit, ce doit être vrai. Forcément.

Raoul B. est un superbe spécimen d’abruti ascendant crétin aussi gras de corps que d’esprit. Un aspirant larve sans histoire ni opinion. Un monument d’insignifiance et de médiocrité aussi spectaculaire qu’inoffensif et totalement désintéressé de sa propre existence. Vie sociale comateuse, vie sexuelle empaillée, Raoul B. est confortablement installé dans sa téléphagie bien dodue. Au fond, il ne dérange personne et tout ce qu’il veut c’est baver, applaudir, jouir. Mais jouir seul a ses limites. Et pour Raoul B., elles sont atteintes depuis belle lurette. Ce qu’il convoite par-dessus tout, c’est une femme, des femmes, un essaim de seins, là, maintenant, tout de suite. Tout était désormais si clair. Il lui fallait s’acheter une culture. Une grosse. Et pleuveraient alors à ses pieds des nuées de mignonettes en transe, dévorées par un désir ardent de le violer et de se soumettre au moindre de ses caprices entre deux ébats aussi torrides que déviants. Le bonheur quoi. Le vrai, le seul. C’était décidé, demain il s’achètera un livre, un vrai.

Il y en avait partout. Des milliers. Des petits, des moyens, des gros. Avec des photos, sans photos, écrits petits, écrits gros. De quoi se perdre et être pris de vertige. Raoul B. n’avait jamais mis les pieds dans une librairie et n’avait absolument aucune idée de ce qu’il lui faudrait ingurgiter comme substance littéraire pour le dépucelage en beauté de ce qu’il lui restait de neurones. Les lumières d’un expert allèrent lui être du plus grand secours. Il osa une timide approche :

– Excusez-moi mademoiselle.

La petite libraire de faction l’accueillit avec un joli sourire. Elle était loin d’être laide et n’arborait pas de lunettes à double foyer. Elle ne portait pas d’appareil dentaire non plus. Quant à ses vêtements, ils étaient assurément à la mode de chez nous. Plusieurs tonnes de préjugés s’écroulèrent dans l’univers de Raoul B..

– Oui monsieur, puis-je vous aider ?

Raoul B. se sentait en confiance :

– Je cherche un livre.

La gentille demoiselle n’éclata pas de rire et vint délicatement à la rescousse du pauvre bougre :

– Un livre ? Bien sûr. Mais nous en avons plusieurs vous savez. Quel livre cherchez-vous ?

Ça se compliquait.

– Je ne sais pas. Lequel me conseillez-vous ?

– Quels sont vos goûts ?

Raoul B. n’a pas de goûts. Surtout pas en ce qui concerne l’univers de la connaissance :

– C’est gênant, avoua-t’il.

La libraire avait un grand coeur et, tout en s’approchant, elle lui murmura discrètement :

– De la littérature érotique ?

Raoul B. changea de couleur. Du gris il passa au rouge :

– Non non non ! Ce n’est pas ce que vous pensez. Je cherche le meilleur livre qui existe pour me rendre…

La libraire attendait avec intérêt l’accouchement d’une croustillante révélation. Mais Raoul B. trébuchait, nerveusement :

– Pour me rendre, me rendre… vous savez ?

– Plus sûr de vous ?

– Non.

– Plus musclé ?

– Non.

– Rêveur ?

– Non.

– Riche ?

– Non.

Alors qu’elle semblait se résigner, Raoul B. lâcha le morceau :

– Plus intelligent.

Elle éclata de rire. Raoul B. voulait disparaître. Mais elle l’en empêcha :

– Excusez-moi monsieur, ne le prenez pas mal, mais je trouve ça tellement mignon.

Sur cet aveu, Raoul B. reprit du volume à vue d’oeil. Il n’avait pas encore acheté son premier livre que déjà il connaissait le succès avec une femme, une vraie, une presque belle.

Au terme d’un interrogatoire exploratif rondement mené, il fut suggéré à Raoul B. de se stimuler le cerveau avec le best of des grands philosophes grecs. Il l’acheta rubis sur l’ongle, remercia la libraire pour son aide et retourna directement chez lui pour y entamer immédiatement son traitement.

Il était épais et étonnamment lourd. Beau. Toute une pièce de littérature. Raoul B. était impressionné, intimidé et chatouillé par un étrange sentiment de vulnérabilité. Il était fier aussi. Fier de se retrouver au pied de son Everest de 650 pages. Le souffle se faisait court, la gorge se nouait, le front distillait quelques gouttes d’angoisse. L’instant était grandiose. L’homme était seul, nu, face à ses limites, prêt à tout sauf reculer. Livré à lui-même, Raoul B. improvisait comme il le pouvait, cet instant jamais rêvé. Maladroitement, comme il l’aurait fait avec une femme trop belle pour lui, il caressa l’objet du bout des doigts comme si cela allait l’amadouer et le rendre coopératif. Après tout, c’était là son premier livre, celui qui devait radicalement changer sa vie. Il ne restait plus maintenant qu’à franchir le pas, enjamber le point de non-retour. Un petit pas pour l’homme, un pas de géant dans l’histoire de Raoul B.. Rien de moins. Et puis voilà, Raoul B. osa.

De manoeuvrer la couverture s’avéra aussi facile que d’enfoncer une cassette vidéo dans la gueule d’un magnétoscope. Jusqu’ici, tout allait bien. C’en était presque grisant. Suivirent une page blanche, une page avec le titre du livre, puis une autre page avec le titre du livre, le nom de l’auteur et de l’éditeur. Après seulement quelques secondes, Raoul B. se sentait déjà moins idiot. Mais il y a cet implacable " mais " qui change tout. Ce " mais " qui nous rappelle que la réalité est parfois une salope cruelle et sans égards. La page sept l’attendait de pied ferme et la mine défiante, prête à l’empaler avec un sadisme bien velu. Il y avait des mots, tellement de mots. Et ils étaient écrits si petits, si serrés. Pas une photo ou un dessin, pas un répit ou une quelconque friandise en vue. L’inertie du cerveau de Raoul B. était si solidement agrippée à son état ; un effort s’imposait sur-le-champ, un vrai, un gros, avec des pectoraux et du souffle. C’était bel et bien un cauchemar qui venait d’ôter son manteau pour prendre ses aises et le moral de Raoul B. chercha refuge dans ses talons. L’espace d’une demi-heure il se sentit condamné à l’état légumineux, condamné à rester idiot, seul et interdit au sexy tant convoité. Allait-il, sans lutter, renoncer à devenir l’ultime moissonneur des jeunes filles en fleur ? L’assaut fut digne des conquérants les plus hardis. Et il fut de très courte durée aussi. Foudroyé par une solide crise de cataplexie, Raoul B. fut instantanément catapulté dans le sommeil et la désactivation musculaire totale pour aller, d’un coup de tête aussi lourd qu’involontaire, percuter le mastodonte littéraire posé devant lui.

À son retour à la conscience, quelques heures après son lamentable écrasement sur un modeste préambule de page sept, Raoul B. n’en menait pas large. Il avait beau être un crétin en puissance, l’évidence était trop énorme pour être manquée ou ignorée : il n’était pas programmé pour lire. Un complot de l’hérédité, peut-être. Une condition misérable et injuste, sans doute. C’est alors que dans cette cervelle aussi fringante qu’un raisin sec mal né germa un ersatz d’idée. Une drôle d’idée forgée par un petit souvenir. Le souvenir d’une autre phrase magique et facile à retenir :

" Tu es ce que tu manges ". Alléluia ! Sans tenter d’y penser plus longtemps, Raoul B. se pencha pour renifler la terrifiante page sept. Une première fois, quelques autres fois. Puis, il la lécha. Une première fois, quelques autres fois. Raoul B. semblait y prendre goût. À un point tel qu’il déchira la page d’un geste sûr et sec, la froissa pour la transformer en boule avant de l’engouffrer promptement dans sa bouche. Les yeux clos et les mains posées bien à plat sur la table, il mastiqua avec une application inhabituelle pour lui, comme si l’issue de son traitement en dépendait. Puis il avala.

Et après ? Vous auriez aimé lire qu’un phénomène paranormal percuta de plein fouet l’esprit sous-développé de Raoul B.? Que dans son cerveau, soudain apparurent des traces de vocabulaire et de savoir ? Que tout ce qu’il ingurgita comme connaissance, il l’assimila aussi facilement que le sucre ou le gras par son organisme ? Que cette méthode farfelue allait à la longue et sans effort le rendre familier avec la supra-conductivité, la vie sexuelle des crevettes du Kamtchatka, la tectonique des plaques, les conquêtes napoléoniennes ou les cépages de Papouasie Nouvelle-Guinée ? Vous auriez apprécié que Raoul B. sorte enfin de sa bauge pour ébahir le monde de ses prouesses en triomphant haut la main de toutes les joutes de culture générale qui pullulent aux quatre coins du paysage télévisuel international ? Qu’il terrassa tous ses adversaires avec une aisance époustoufflante ? Qu’en deux petits mois, il devint une vedette planétaire, une star magnifiée et portée aux nues par les médias toujours aussi friands et empressés de servir un phénomène de cirque au bon peuple en délire ? Vous auriez peut-être aimé apprendre que la profonde aspiration de Raoul B. allait être récompensée et qu’il paraderait partout où ça compte avec ses nymphettes du jour parfaitement carossées et ivres d’extase d’être pendues à son cou ? Eh bien, il en fut autrement. Raoul B. mourut, par suffocation, étouffé par cette vulgaire boule de littérature élevée au rang de pilule magique aux vertus fulgurantes. Comme quoi la fiction mijotée pour divertir peut s’avérer parfois aussi décevante que la réalité des jours ordinaires.