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Réflexion sur le new-look du travail

Ordinateur, connexion Internet à la vitesse grand V? Branchés. Télécopieur? Cinq sur cinq. Papeterie promotionnelle? En place. Subvention du soutien au travailleur autonome? Reçue. Petit entrepreneur? Présent. Client?.Client? CLIENT???

Où est-il celui-là? On a beau dire qu’il faut le séduire, assouvir ses moindres désirs, le faire mourir de satisfaction, reste à le dénicher. Il ne naît pas par génération spontanée et ne se clone pas non plus. Comment le convaincre, à l’heure du preneur zappeur, qu’il a besoin de moi? C’est comme braquer l’objectif à travers un zoom fêlé.

Samedi midi. Comme chaque semaine, je reviens chez-moi la Presse roulée sous le bras. Les infos parcourues, je triche et cède à la lecture des annonces classées, section emploi. Hérésie pour un travailleur autonome! En panne de motivation, le moteur à sec, le coup se prépare souvent la veille. Attaquée par le virus de la sédentarité, je fantasme sur les jours fériés et les formations payées; je rêve de CSST, de normes du travail, de Michel Chartrand, d’assurances collectives et d’un chèque de paie hebdomadaire. À l’occasion, je troquerais bien ma vie acrobatique de travailleur autonome contre le bon vieux filet de sécurité du salarié. Et puis, dans une équipe de travail, s’il y a un hic, tu peux toujours accuser quelqu’un d’autre. Alors que là.Et pas question de se pointer à la cafet’, pour discuter mecs avec les copines.

Pourtant, la morosité des offres d’emploi, l’holocauste économique perceptible entre les lignes et, surtout, ma nature indépendante me ramènent à la raison! Je n’aime pas que les autres pensent à ma place. Je ne raffole pas des lèche-bottes qui collent aux talons des patrons, des cloportes institutionnels à l’affût des moindres parcelles de pouvoir. Nul ennui ressenti envers ceux et celles qui fonctionnent en pilotage automatique, ni pour les activistes de cubicule en guerre pour le statut quo.

Je n’estime pas les carriéristes aux "idéaux" élastiques, qui vendent la force d’oeuvre d’un groupe et s’accaparent le bénéfice collectif. Qui claironnent haut et fort les plus infimes détails de leurs faits d’armes de technocrates. Surtout, je n’ai aucun penchant pour ces réunions ronflantes où toutes les têtes hochent dans le même sens : dans le sens du chef. Autres sources d’agacement : les potins toxiques des collègues, l’uniforme intellectuel comme un logo posé là, sur mon front, en lettres d’or corporatives qui travestissent l’identité. Et puis, ces constantes menaces de fermeture, de licenciement, de reclassement et de précarisation.

En contrepartie, j’aime piloter mon cerveau et savoir ma pensée libre d’un choeur de violons monocordes. J’aime entreprendre mon travail avec plaisir, chanter et siffler quand ça me plaît, rager quand il le faut, choisir mes collaborateurs et vivre l’extase lorsque les rythmes cérébraux s’accordent! Bien sûr que le manque d’argent, nerf de la guerre, me sape non-stop le moral. Évidemment mon château de cartes est bâti sur du sable mouvant et ses cartes manquent de crédit. Mais comme l’a si bien dit l’autre, " Quand on meurt de faim, il se trouve toujours un ami pour nous offrir à boire!"

Beaucoup le disent, créer son emploi est "la" solution.Ainsi, après la nouvelle vague, le nouvel âge, la nouvelle cuisine, les nouvelles technologies, la nouvelle femme, le nouvel homme, émergent le nouveau travail et ses nouvelles manières de faire. Fallait s’y attendre! Cette bouillonnante manifestation du "nouveau" remet en question l’ensemble des valeurs liées au travail. Qui en profite? Qui sont les ouailles de cette nouvelle religion? À qui s’adresse le nouveau travail? Est-il uniquement la panacée des gros entrepreneurs et des icônes mondiales? Assiste-t-on au développement d’un système totalitaire numérique pour la tehcnocaste? La démocratie, l’initiative, les réseaux, l’éthique, le partage du travail et la réalisation de soi sont-ils au rendez-vous pour l’ensemble des travailleurs?

On avait déjà bien assez à penser avec les splendeurs et misères des people, aux visages siliconés, laminés et à la fesse haute, du vrai cent pour cent faux. Bien assez à penser avec Star Académie, la légalisation du chanvre indien, la rage au volant et celle des chauve-souris, l’euthanasie, l’acharnement sur les prématurés, le mariage des gais, les Chemtrails, les atmosphères magnétiques et les crashs d’avions, les séismes, le réchauffement de la boule, la couleur de cheveux de Karla Homolka, les manifestations d’hyper testostérones et glorioles des texécutors Busch et Laden, les thrillers industriels, les hackers, les commandites, les midinettes hip-hop hardcore, les pédos et néo-nazis qui squattent l’Internet. Bien assez à penser avec les radios-réalité, les télés-réalité, les journaux-réalité, bref, avec la réalité-réalité! Voilà qu’en plus, il faut repenser et redéfinir le travail.Oula! Sont fatigués les vieux nouveaux!

Un groupe important d’individus miniaturisés est appelé à perdre le fil, incapable de s’adapter aux nouvelles manières de travailler et aux courants perpétuellement changeants. Outre les spécialistes polarisés sur l’infiniment petit de leur branche et les héritiers de culture entrepreneuriale familiale winner, d’autres qui n’habillent pas naturellement le prêt-à-porter du success story voudraient bien aussi se tirer d’affaire. Dans l’entonnoir social de plus en plus étroit et complexe, des tas de personnes ne peuvent pas, n’assurent plus le niveau de compétences requis. Et celles qui sont dans la course auront de plus en plus besoin de savoirs pointus, de stages, d’analyses pour décoder quelle qualification acquérir aujourd’hui, alors qu’elle sera peut-être désuète demain. Un douloureux processus de sélection "artificielle" est en cours. De toute façon, ce sont les leaders cash-rismatiques qui, au gros bout du bâton, décideront. En majeure partie, nos vies dépendent des décisions prises par les monopolistes et soumises à l’analyse d’économistes. "Nous vivons dans un monde où relativement peu de personnes_ peut-être 500 ou 1 000_ prennent les décisions fondamentales" disait Philip Heyman, professeur de droit à Havard.

Où sont donc passés les soixante-huitards qui avaient comme ambition de libérer les sans-voix du joug de l’exploiteur capitaliste? Même si la légende est bidon, elle avait son charme! Attention! Nulle intention ici de faire le procès du progrès. Je veux bien devenir un bon petit produit calibré. Alors, à grands coups de slogans mobilisateurs, de "think positive", de "just do it", et autres diktats simplistes, de programmation neurolinguistique peut-être, d’analyse transactionnelle, de process-communication, de trainings, de rites de passage chez les aborigènes et de sweat lodges chez les Navajos, de quelconques traitements énergétiques qui fluctuent l’ego, j’arriverai bien à m’équiper pour passer à la prospérité! Mais impossible de taire ce sentiment d’étrange servitude qui flotte au-dessus de ma tête: quand bien même je laverais mon cerveau avec tous ces savons psychobubbles dits essentiels, cela serait-il suffisant pour me tailler une place? Et si la greffe ne prend pas? Et puis cette idée que pour réussir, il faut devenir émotionnellement intelligent, mais mourir à ses émotions!

La vision idyllique de l’entrepreneur confortablement installé dans un bureau high tech en parfait contrôle de son univers, pour beaucoup, cela participe d’un autre lavage de cerveau, celui-là, bien huilé. Dans la vraie vie, c’est différent. De nos jours, la moitié des emplois créés le sont par des travailleurs autonomes. La plupart d’entre eux travaillent d’arrache-pied pour gagner entre 10 et 15 000 $ par année. Dans bien des cas, se retrouver un travail stable, ce n’est pas un échec. Mais plutôt une libération.Bien sûr, les entreprises sont heureuses de sous-traiter une partie de leur travail. Cela leur permet de réaliser des économies appréciables. Il est temps de mettre en place des mécanismes de reconnaissance et une équité en matière d’avantages sociaux. Et ce, pas qu’en période électorale. Les travailleurs autonomes formeront bientôt la moitié de la population active au Québec.

Le travail autonome érigé en absolu, en paradis artificiel qui fait rêver, qui conduit aux délires de grandeur, voilà bien souvent une fiction privilégiée par les détenteurs du capital.