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Septième voie

Enfin, après de longues minutes d’attente à la station Mc Gill, tu vois la rame de métro surgir du tunnel dans un fracas d’enfer et glisser le long du quai déjà noir de monde.

Des étudiantes aux jambes luisantes s’avancent jusqu’à frôler de leurs jupes la carcasse des wagons qui viennent expirer à leurs pieds ; certaines d’entre elles ont discrètement soulevé un pan de leurs t-shirts pour profiter de la brise qui s’est levée au passage du train.

Il faut dire qu’il fait chaud à crever. La moiteur exsude de partout : des murs carrelés, des barres de métal poisseuses, des sièges en plastique moulé, des chairs qui s’évitent comme elles peuvent dans l’espoir égoïste de garder pour elles un semblant de fraîcheur, et qui t’évitent, toi et tes tâches de sueur dans le dos, sous les bras, sur le torse. Tu t’en veux d’avoir couru comme un con dans la fournaise qui règne en surface, dans le dédale des tours miroitantes du centre-ville. Tes lunettes sont maintenant couvertes de gouttelettes que ni ta chemise, ni ton pantalon humides ne peuvent éponger, si bien qu’à contrecoeur tu utilises ta cravate Star Wars en nylon pour les essuyer. Quand tu revois clair, tu t’aperçois qu’une place vient juste de se libérer près de toi.

[Ce gars, c’est un cas… Mon Dieu, qu’est-ce qu’il dégouline ! Et regarde-moi cette face de minable coincé du cul ! Pauvre type…faudrait attacher sa cravate de nerd à la barre et lui casser les jambes. C’est sûr que ça lui rendrait service…

Aïe ! Ma voisine se lève, il ne manquait plus que ça… J’espère que l’autre pigeon huileux ne va pas… Et merde, c’est pour moi ! Vas-y, l’affreux, tasse-toi, c’est ton droit, mais ne t’avise surtout pas de me frôler et encore moins de me toucher.]

Place des Arts – Tu regardes droit devant toi, les mains sagement posées sur tes genoux, concentré sur ton corps qui sèche dans les courants d’air. Tu rêves d’une douche glacée et d’une bonne bière sur le balcon.

Aux regards appuyés des trois personnes qui montent (un ado affolé, un costaud à l’allure de flambeur et un vieillard réprobateur qui frémit de la moustache), tu réalises seulement maintenant que ta voisine de droite est disons… remarquable. Ses longues jambes dénudées s’imposent soudain à ton attention. Comment as-tu fait pour ne pas les repérer plus tôt ? Tu t’arranges toujours pour éviter ce genre de situation gênante. Pire que ça : éprouvante ! Ces jambes… bien qu’elles ne soient que dans la périphérie de ton champ de vision, elles palpitent au rythme de ton coeur qui a démarré au quart de tour… elles irradient leur présence torride des mètres à la ronde…

Tu prends une bonne aspiration pour te remettre les idées en place. Interdiction de baisser les yeux. À en juger par sa tenue exubérante de punkette strip-teaseuse ou de top-modèle d’un défilé de mode futuriste, la fille près de toi ne doit pas être de celles qui s’en laissent conter. Et toi, tu sais que tu fais un piètre conteur.

[Saint-Laurent… Seulement ? Que c’est lent ! L’autre crétin qui ruissèle à ma gauche est raide comme une queue piquée au viagra… Il n’a pas l’air de respirer ! Il fait du yoga ou quoi ? Moi, ça me fout mal à l’aise ce genre de type, je préfère encore les trois obsédés qui ne me quittent pas des yeux. Qui sait à quoi il pense vraiment… Tiens, je vais me tourner vers la fenêtre, histoire de voir s’il va en profiter pour m’effeuiller. Comme tout le monde.]

Elle est absorbée par le défilé des lumières dans le tunnel, tu le devines à sa chevelure sombre mêlée de rouge qui pointe vers toi. À défaut de pouvoir observer directement ta voisine, tu reconstitues d’elle un puzzle, une mosaïque d’images floues ou inventées.

Épaules dénudées, blanches, anguleuses et tatouées, sur lesquelles tombent des mèches noires et soyeuses, des bras fuselés couleur miel, une poitrine qui doit valoir la peine de s’y attarder si l’on en croit tous les regards qui plongent au coeur du sujet, des jambes qui se passent de commentaires… Tu sens ce corps fantastique et presque nu prendre forme à quelques centimètres de toi, son odeur de fleur sauvage s’immiscer sous tes vêtements et sa fraîcheur printanière hérisser les poils de tes avant-bras. Tout compte fait, tu tires plus de plaisir à l’imaginer qu’à la voir. Une grande sérénité t’envahit à mesure que le sang afflue dans ta verge.

[Berri-UQAM – Tout le monde descend sauf moi… et mon drôle de voisin en sueur. Il n’a pas bougé d’un pouce en cinq minutes. Ceci-dit, je ne vais pas m’en plaindre ! D’autres m’auraient envahie comme des teignes en se collant à moi ou m’auraient tourné le dos par pudeur hypocrite…

Ses bras sont pires que des calorifères le long des miens. Au moins, il me protège de cette maudite aération qui donnerait des frissons à un pingouin…

Voilà une nouvelle fournée de passagers. Regarde-les donc, ces chiens haletants qui tournent en rond en cherchant le meilleur point de vue sur mon décolleté et sur mes jambes… Qu’est ce qu’ils donneraient pour être assis près de moi ! Dommage pour vous, messieurs, la place est déjà prise. J’ai mon eunuque personnel qui veille sur moi.]

Tu te poses souvent des questions métaphysiques, du genre : pourquoi les gars qui roulent en Ferrari recherchent-ils la compagnie de bombes sexuelles qu’ils promènent comme des trophées gagnés au casino, et par quel raisonnement malsain ces filles acceptent-elles de se prêter à de telles exhibitions ? Tu penses avoir un début de réponse : ça doit être une question de complicité. Du donnant-donnant. Lui : " Regardez cette femme. Vous en rêvez, moi je la baise. " Elle : " Continuez à me mater, bande de minables, vous faites tourner le moulin. " C’est une symbiose qui vaut ce qu’elle vaut. Un duo qui fait son show dans le grand cirque de la société.

À partir de Papineau, ta voisine s’agite de plus en plus sur son siège et ne se gêne pas pour te dévisager. En temps normal tu serais tétanisé, à deux doigts de la syncope, mais là, tu esquisses un sourire en t’imaginant au volant d’un tas de tôle rutilant… feulant… turgescent… La fille passerait son bras autour de tes épaules et enfouirait son minois dans ton cou ; ses jambes se croiseraient et se décroiseraient comme une invitation à venir explorer des vallées exotiques…

Tu ne sais pas si c’est toi ou si c’est elle, mais vos avants-bras se sont rapprochés au point de se toucher à chaque secousse du métro. Il y en a beaucoup sur cette portion de la ligne verte.

[C’est curieux, il a la peau chaude mais sèche. Douce, je dirais. Et ses bras sont noueux comme des ressorts prêts à se détendre. Je parierais qu’il est gay. Ce sourire, ce détachement…Mmm…Non, il n’est pas si indifférent que ça, ses pupilles le trahissent, il sait que je l’observe et ça le fait réagir. Je m’en vais lui donner un bon coup de chaleur, à ce rigolo !]

Elle a légèrement écarté les jambes et relevé sa jupe d’un geste négligé. De toute évidence, tu ne représentes pas une menace pour elle. Elle t’a jaugé et jugé sans intérêt. Qu’importe, c’est encore plus stimulant pour toi. Dans ton imagination, elle penche lentement, très lentement sa tête au-dessus de ton bas ventre qu’elle masque à ta vue. Tu vois sa nuque brillante d’humidité où naît le duvet de ses cheveux, tu sens ses mèches brunes frôler ta poitrine. Soudain, elle écrase son visage contre ton sexe saucissonné et te mordille à travers le tissu de ton pantalon. Tu fermes les yeux pendant que sa langue élargit la déchirure qu’elle vient de faire d’un coup de dents. Quand tu les rouvres, les portes se referment sur la station Joliette. Tes mains se sont croisées au-dessus de ton érection, par réflexe. La fille t’observe attentivement.

[Je n’ai pas rêvé : il bande comme un diable. Et pourtant il ne m’a pas jeté le moindre coup d’oeil… Il doit se prendre pour une sorte de Jedi du sexe dans sa bulle mentale. Ce type est peut-être un solitaire… mais moi, non ! Alors il a intérêt à partager. J’ai bien fait de ne rien mettre sous ma jupe ce matin.]

Tu n’en reviens pas. Elle s’est mise à se caresser l’intérieur des cuisses. La vieille assise en face de vous en a fait tomber sa canne d’indignation avant de sortir en trombe à la station Pie IX. Les derniers passagers sont loin derrière vous, à discuter bruyamment du temps qu’il fera demain. Tes oreilles bourdonnent, ton regard se voile à la vue des longs doigts vernis de rouge qui courent sur la peau fraîche… fraîche, tu n’en sais rien, n’empêche que tu en as la chair de poule.

[J’ai fait des tas de trucs dans des tas d’endroits avec des tas de personnes… mais jamais ça. Et c’est horriblement excitant. Si c’est une question de chimie, alors c’est qu’on doit baigner dans un brouillard de phéromones. L’Assomption… je sens que ça monte… ça vient… bientôt… il a intérêt à réagir !]

Du coin de l’oeil, tu vois rosir les cuisses de la fille, ses pieds se cambrer, sa poitrine se soulever tandis qu’elle accélère le mouvement. Tu sens une boule grossir dans ta gorge, aussi dure que celle de ton pantalon… tu vas déglutir, ton masque de héros imperturbable va tomber… le souffle court, tu vas te lever et tout sera terminé…NON ! Tu dois faire quelque chose.

Comme dans un rêve, tu vois ta propre main se poser sur la cuisse de la fille qui se raidit légèrement mais ne bronche pas. Oui, la peau est fraîche. C’est un délice.

[Son poing est un tison ardent… Pourquoi reste-t-il sans rien faire ? Pourquoi ne bouge-t-il pas sa main ? Vas-y donc, remonte-la ou enlève-la ! Maintenant !]

Elle resserre les cuisses et redescend sa jupe comme on tire un rideau sur la scène avant d’éteindre les lumières, emprisonnant ton poignet dans un étau. Tu ne peux plus te retirer sans forcer, alors tu te frayes un chemin pouce par pouce vers les profondeurs du cachot. Tes doigts se détendent et se rétractent à tour de rôle, rampant sur la peau plus tiède et plus moite à mesure qu’ils progressent et que la pression s’accentue. L’étreinte de ses cuisses musclées est si puissante que cela en devient douloureux. Ton poignet fait presque un angle droit quand tu effleures enfin les lèvres brûlantes et gonflées.

[C’est une tempête électrique qui ravage mon corps… Il ne pouvait pas être plus précis…Je suis branchée sur… SURTENSION !!]

La fille s’ouvre brusquement et laisse tes doigts avides entrer en elle.

Vous explosez en même temps dans un même cri à peine audible.

*

Le brouhaha derrière vous n’a pas cessé une seule seconde, dominé par le fracas des wagons lancés à vive allure sur la dernière ligne droite avant la station Langelier. C’est là que tu vas descendre, comme tous les jours. Tu te lèves.

Tu hésites à croiser le regard de la fille de peur de rompre l’enchantement. Il faut pourtant que tu en aies le coeur net. Tu te tournes vers elle au moment où les portes s’ouvrent.

Elle est belle comme un fantasme. C’est une fille que tu n’auras jamais que dans tes rêves. Elle croise les bras en rentrant son cou dans ses épaules pour se protéger de l’aération qui se déchaîne au-dessus d’elle. Abîmes noirs cernés de brun, ses pupilles sont déjà en train de se refermer comme un orage d’été qui s’éloigne, mais tu as le temps d’y saisir une lueur complice que tu lui rends d’un sourire. Puis elle détourne les yeux et tu descends sur le quai.