Je suis écrivain. Le terme semblait pompeux, voire inaccessible avant le oui de l’éditeur. Mon premier livre a connu son succès : 50 000 exemplaires vendus en six mois. Un joli feu de paille, au début ; une semaine inoubliable et un nombre d’amis multiplié par dix ; puis un tapis de braise qui m’avait sustenté quelques temps, avant, comme je m’y attendais, d’expirer. Que reste-t-il d’un livre ? D’obscurs souvenirs dans l’esprit des lecteurs ; une lumière divine dans le coeur de l’auteur.
D’un coup, je tutoyais Zola.
Au bout de six mois, je reçus un appel de Jacques, mon éditeur.
" Victor ? Je suis demain à Paris. As-tu enfin quelque chose à me faire lire ? "
Je n’avais rien.
" Demain ? fis-je, l’air le plus détendu possible. Ecoute, je m’absente quelques jours. Laisse-moi une semaine et je te montre ce que j’ai.
– Un roman ?
– Disons plutôt une longue nouvelle.
– Non. Je veux un roman. Développe ton idée. "
Je raccrochai. Pour tout développement d’idée, je n’avais en vue que l’écran désertique de mon ordinateur. Ca va venir, m’étais-je longtemps persuadé. Mais il fallut bien me rendre à l’évidence : je n’accouchais que de mots sans contenu, de paysages sans couleurs, de dialogues sans esprit.
Bilan : la panne sèche depuis trois mois déjà.
Objectif : démarrer le moteur en moins d’une semaine.
L’appel de Jacques me fit l’effet d’une douche froide. Peut-être, au bout du compte, me fallait-il être au pied du mur pour pouvoir le grimper. D’habitude, j’allai me promener une heure au parc avec un bon livre. Cette fois, je décidai de préparer avec soin ma table de travail en compagnie de Debussy : rien de tel pour ouvrir mes chakras. Puis je déambulai dans la pièce, cherchant la détente et la concentration, jusqu’à la fenêtre ouverte.
C’est ainsi que je fis sa connaissance.
Une jeune femme, dans l’immeuble d’en face, arrosait les fleurs de son balcon. Elle était nouvelle dans le quartier. Un instant, elle regarda dans ma direction, sa main en visière sur le front, mais poursuivit son affaire. Une sonnerie retentit dans son appartement et elle disparut. Une autre fille entra ; elles s’embrassèrent et discutèrent un moment. Je ne sais quel sentiment incita ma main à tirer une chaise et m’asseoir dans l’ombre : la curiosité, peut-être, ou bien l’envie d’accrocher ce nouveau visage dans mon esprit vide. J’avais en outre une vue imprenable sur tout l’appartement : le salon, au centre ; la chambre, sur la droite et la cuisine, de l’autre coté. Là, elle allait chercher un verre, revenait, s’asseyait en compagnie de son amie. Elle ouvrit un tiroir, en sortit quelques objets : des statuettes africaines me sembla-t-il, et lui montra.
Je restai là, tout l’après-midi, loin de mon ordinateur et de Jacques, à l’observer. Par pur plaisir.
La nuit tomba, et de nouveau, la lumière de son appartement égaya ma soirée. Quatre convives étaient attablés et semblaient discuter calmement. D’ici, je ne pouvais entendre mais.je me levai et revins une minute plus tard armé de jumelles : je pouvais encore mieux voir. Bientôt, un des hommes se leva et alla dans la chambre. Elle le suivit, ouvrit une large malle et en sortit un masque africain. Tiens, ça devient intéressant, me dis-je. De nombreux objets passèrent ainsi de main en main, aiguisant ma curiosité. L’homme repartit avec un sac de sport plein à ras bord et la soirée prit fin.
Etrange manège, me dis-je en me couchant.
Le lendemain, je retournai à mon poste d’observation. Elle fit entrer un homme d’une soixantaine d’années et deux minutes plus tard, l’homme repartait avec la malle. Les comportements de la jeune femme étaient de plus en plus étranges. Ainsi, vers 16 heures, je la vis regarder sa montre, boucler rapidement une valise et partir précipitamment. Quelle mouche l’avait piquée ?
Trois jours passèrent. Peu à peu, le spectacle morne qu’offrait soudain ma fenêtre me pesa. Que faisait-elle ? Où était-elle ? J’en vins même à m’inquiéter de savoir, le mercredi matin, si elle reviendrait jamais. Je n’avais toujours rien écrit et l’appréhension guidait mes pas, au bas de mon immeuble, quand je rentrai vers 18 heures. Je levai les yeux : il y avait de la lumière dans son appartement ! Deux minutes plus tard, je déboulai dans mon salon, le coeur prêt à exploser. Plus que la joie, c’était la délivrance qui accompagnait ce retour miraculeux.
De nouveau, elle berçait d’allers et venues mon regard entre chaque pièce. Une nouvelle soirée se préparait – elle sortait plusieurs verres – et une heure plus tard, trois autres personnes s’installèrent. Des inconnus, sauf un : l’homme au sac de sport. Comme je le soupçonnai, il traversa le salon et se rendit dans la chambre. La malle s’y trouvait à nouveau : il en sortit cette fois deux bouddhas et plusieurs tableaux ; une sorte de frémissement, proche de l’excitation, me parcourut soudain. Il s’agissait peut-être d’un trafic ? Elle arriva, sortit à son tour d’autres objets de la malle : d’autres bouddhas, des dragons, encore des statuettes.
Sans doute, j’étais au premier rang d’un trafic d’objets d’art !
Mes yeux ne décollaient pas des jumelles et se reposèrent, enfin, lorsque ce petit monde quitta l’appartement vers une heure du matin. J’étais exténué mais décidai de retranscrire ce que j’avais vu. Mes doigts attaquèrent le clavier comme jamais. Chaque mot venait l’un après l’autre comme une source intarissable. Il lui fallait d’abord un prénom. Julie, me dis-je. Julie, c’est dans le vent, et c’est proche de jolie. Je lui créai une enfance paisible, des amis utopistes, des parents soixante-huitards et des rêves de conquête. Je lui offris des amants et des ruptures difficiles ; je la fis habiter un appartement à Paris, là, au cinquième étage d’un immeuble, dans ma ruelle. A 6 heures du matin, le sommeil m’emporta : j’avais écrit trente pages de texte serré.
Il faisait grand jour et, sous le soleil entrant, ma tête semblait bouillonner. Je relevai le crâne de mon bureau sur lequel je m’étais assoupi et regardai en face : l’appartement était vide. J’en profitai pour prendre une douche, deux aspirines et manger convenablement. Une heure plus tard, je continuais la vie de Julie. Elle habitait Paris, tombait amoureuse d’un jeune homme qui l’initiait aux objets d’arts, la faisait entrer dans une filière. J’avais bientôt écrit soixante-dix pages : la moitié d’un petit roman. Julie me transportait et ses aventures ne tarissaient pas.
Ce que j’avais cru une seconde longue absence ne fut qu’un léger retard : Julie rentra le soir et se coucha directement. J’en fis de même et dormis d’un sommeil plein.
Le lendemain, un second évènement confirma mon hypothèse. Je me levai et, comme à l’habitude, me postai face à la fenêtre, à distance suffisante pour que l’ombre me dissimule. Je la vis apparaître vers 9 heures, réveillée par la sonnette de l’entrée. Comme la précédente fois, serait-ce le vieil homme ? Lorsque apparut la silhouette un peu voûtée, j’eus un accès d’euphorie. Après un quart d’heure de discussion, il emporta la malle de nouveau. Le vieil homme était donc important dans la vie de Julie : c’était l’homme à tout faire de la filière d’objets volés, et aussi le confident. Mes doigts continuèrent, sans relâche, à dérouler l’histoire de Julie. Le soir, j’avais écrit plus de cent pages.
Cependant, il me manquait une fin. Une fin spectaculaire, à la mesure du roman. Je me creusais la tête, en quête d’originalité, mais rien ne parvint à me convaincre. Et puis, au bout d’une heure à me mordre les lèvres, l’évidence me plaqua contre le dossier de la chaise : il me fallait rencontrer Julie. Elle était le coeur, le sang, le souffle du récit. Elle devait aussi en être la fin. J’étais soulagé de ne plus avoir à me torturer l’esprit ; cependant, un autre défi m’attendait. Avant lundi, je devrais traverser la rue, sonner à sa porte, lui dire que je savais tout de son trafic, et lui demander de m’aider à terminer le roman de sa vie. Je me couchai dans le salon, à quelques mètres d’elle, et pris ma décision dans le noir : ce serait dès le lendemain. Cette perspective ne me quitta pas de la nuit.
Le soleil ne s’était pas levé quand, rasé de près, je rabattis le col de ma chemise. Un oeil dans la glace me rappela combien, avec un peu de soin, je pouvais être séduisant. En sifflotant, une idée me vint à l’esprit : lui offrir des fleurs ? Ou plutôt non : une statuette exotique, beaucoup plus drôle. Cela aurait le mérite de briser la glace. Je pris sur la cheminée un petit éléphant en ébène revenu d’un voyage au Bénin et le fourrai dans la poche de ma veste. En attendant son réveil, mon regard flâna dans la rue. Quelques badauds passaient, journal en main. Deux d’entre eux restaient là, en stationnement près de l’immeuble. Je les observai à l’aide de mes jumelles : jeans, basquets, blousons. La panoplie complète des flics en civil. Un crainte m’envahit : et s’ils enquêtaient sur le trafic ? L’angoisse passa un peu lorsque je vis ses rideaux s’ouvrir. Elle était vraiment jolie, ma Julie. Serais-je à la hauteur ?
Elle reçut un coup de téléphone, raccrocha puis elle commença à s’affairer partout dans l’appartement. Que se passe-t-il ? me demandai-je. Elle sortit une valise, la remplit avec frénésie et, dix minutes plus tard, claquait la porte de l’appartement. Je me précipitai au balcon : un taxi attendait. Elle s’y engouffra. Les deux flics quittèrent la rue.
Elle était repérée.
Le dimanche, les fenêtres closes de Julie me crevèrent le coeur. Deux jours terribles passèrent. Je n’avais rien écrit depuis le matin de la fuite, et impossible de repousser mon rendez-vous avec Jacques le lendemain.
Plus de Julie, plus de fin, plus d’histoire.
Il fallait que je sache. Il faut que je sache, me dis-je. Puis un espoir survint : peut-être les voisins savaient-ils quelque chose ?
Je dévalai les escaliers, traversai la rue et sonnai à l’interphone du gardien.
– Oui ?
– Euh, oui. Bonjour. Je suis un ami de la demoiselle du cinquième.
– C’est à quel sujet ?
– Elle m’a dit de passer vous dire que.qu’elle avait oublié quelque chose sur le feu !
Il m’ouvrit sur le champ.
– Allons-y. Dépêchons.
Je n’en crus d’abord pas mes yeux : je faisais face au vieil homme, celui-là même qui avait descendu les deux malles. L’homme à tout faire était aussi le gardien de l’immeuble : une excellente couverture. Il ouvrit l’appartement avec son trousseau et se dirigea dans la cuisine. Dans les vingt secondes qui me furent imparties, je scannai tout ce qui, dans l’appartement, aurait pu indiquer la destination de Julie. En vain. Le vieil homme n’avait, évidemment, rien remarqué d’anormal et je dus le suivre dans les escaliers.
A chaque marche, je me dis que lui seul pouvait savoir. Mais comment lui demander ? En bas de l’escalier, je n’avais toujours pas d’idée. Il me tendit une main que je serrai.
– Merci d’avoir fait le déplacement, fit-il.
J’allais m’en aller, résigné, les poings en berne dans les poches, lorsque je rencontrai un objet lisse et chaud : le petit éléphant en ébène. Je me retournai :
– Attendez : elle m’a dit aussi de vous donner ceci.
Je lui tendis l’objet en appréhendant sa réaction.
– Ca c’est Carole tout craché : faut toujours qu’elle offre des choses ! Vous la remercierez de ma part. C’est dommage qu’elle ne reprenne pas l’appartement.
Je décidai de risquer le tout pour le tout.
– Elle.elle s’est enfuie, c’est bien ça ? Elle ne reviendra plus.
– Enfuie ? Envolée oui !
– Je comprends.
Il me retint de la main, le visage ouvert.
– Je vous vois triste. Vous voulez un conseil ?
– Allez-y.
– Ne jamais tomber amoureux d’une hôtesse de l’air.