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Un cadavre embarrassant

Foutu cadavre !

Omer s’était débarrassé de son associé en serrant un fil autour de sa gorge pour l’étrangler proprement. Maintenant, il est assis et contemple le cadavre encombrant. Qu’en faire ? L’enrouler dans un tapis, le déposer dans la Saab stationnée à trois rues de la maison et l’abandonner ensuite en rase campagne comme un chien écrasé ? Trop risqué. Un voisin curieux le verrait en train de déposer la victime dans le coffre de la voiture et s’empressera de téléphoner à la police ; il y a malheureusement de ces gens bien intentionnés toujours prêts à jouer les cordes sensibles. Le laisser dans la maison ? La femme de ménage – une fouineuse celle-là ! – le découvrirait aussitôt. Personne ne devait savoir qu’Omer était revenu de vacances plus rapidement que prévu et qu’on l’avait zigouillé pour une raison mystérieuse. Il lui fallait du temps pour fuir très loin.

Jérôme médite en fumant et buvant comme une terre asséchée sous la pluie. Il pose son verre sur un guéridon très ancien et se dit qu’il devait garder toute la maîtrise de ses sens. " Pas le moment de te soûler, Jérôme. " Que faire de ce foutu cadavre ? La question revenait toujours. Il y avait encore la possibilité de le dépecer pour le brûler à l’arrière de la maison, ce qui prendrait de précieuses heures et ferait monter des effluves dans l’air du soir. Et puis, si ça tournait mal, on pourrait l’accuser d’avoir charcuté un macchabée. Alors qu’il n’avait voulu que mettre son associé hors d’état de nuire. Omer était devenu un monstre d’ambition qui le repoussait, lui Jérôme, tout à l’arrière du bus de la carrière. " Bon, c’est pas joli comme image, mais c’est tout à fait juste. Un point, c’est tout. "

Jusque-là, il n’avait commis aucune erreur. Il avait pris soin d’essuyer toutes ses empreintes ; il avait pris soin de mettre des vêtements très quelconques et il buvait dans un verre qu’il apporterait avec lui quand tout serait terminé. Le seul problème et il y revenait sans cesse : que faire du foutu cadavre ? Pourquoi n’avait-il pas pensé avant qu’il devrait s’en débarrasser une fois l’acte accompli ? Il aurait dû donner rendez-vous à Omer ailleurs que dans sa maison. Dans un lieu isolé, par exemple, comme l’aurait fait un pro. Il aurait déjà creusé un trou pour l’enterrer le plus vite possible. Ni vu ni connu. Une petite gorgée pour se remettre de ses regrets. Une autre pour se féliciter d’avoir fait ce qu’il fallait, malgré tout. Omer devait être en enfer pour y rester jusqu’à la fin des temps. Bien fait pour lui. Mais il se vengeait, le salaud, en ne voulant point disparaître de la surface de la terre ! Il fallait trouver une solution. Il avait beau chercher, il ne voyait rien venir. Néant. À moins d’attendre la nuit et de se charger du cadavre pour l’amener jusqu’à la voiture. " Voilà que ça recommence. Ça n’a pas de sens ! "

Un bruit le fait sursauter. Comme si essayait d’ouvrir la porte de devant ! Quelqu’un crochetait la serrure et le découvrirait bientôt avec son cadavre. " Tu te bouges, mon Jérôme, tu disparais vite fait dans la nature. " Heureusement, la salle à manger est tout près ! Il s’y rend, son verre à la main, et se cache sous la table, sur laquelle une longue nappe blanche est mise. Il ne devra plus bouger, il devra jouer le cadavre. La porte a été ouverte, il entend marcher. Il voit le reflet d’un mince éclair de lumière.

– On peut se bouger, le gars qui reste ici est en vacances. Y a personne. Je surveille la maison depuis une semaine. La femme de ménage vient juste le lundi et le mercredi. On est vendredi. Alors, pas de quoi craindre.

– Où sont les tableaux ?

– Dans le salon, je suppose. Regarde sur les murs. Je sais qu’il y a deux Picasso, trois ou quatre Cosgrove, des Pellan, pis tout le reste qui remonte jusqu’au Moyen Âge. Vite pris, vire revendus.

" Qu’est-ce que ce sera quand ils trouveront le cadavre ? Peut-être une chance qu’ils l’amènent avec eux, de peur d’être accusés de meurtre. Oui, c’est possible, et même très logique. À plusieurs, c’est facile de traîner un cadavre. "

– Hé, t’as vu ?

– Quoi ?

– Y a un cadavre par terre !

– Tu me fais marcher ! T’es pas drôle !

– Je te dis : un cadavre tout ce qu’il y a de plus mort ! Il a même un fil autour du cou. Quelqu’un l’a étranglé.

Un moment de silence.

– Hé ben, t’as raison !

– Qu’est-ce qu’on fait ?

– On ramasse le butin à toute vitesse pis on s’en va. J’ai pas envie de me faire pincer pour meurtre.

– On l’a pas tué.

– Je le sais, tu le sais, mais comment expliquer ça à des policiers ?

– On serait peut-être mieux de l’amener avec nous !

– T’es malade ou quoi ?

– Écoute. Si jamais on se fait prendre pour le vol des tableaux, comment on va expliquer aux policiers qu’on n’est pour rien dans la mort de ce type-là ? Pis le patron va faire toute une histoire. On est des voleurs, pas des assassins.

– Une maudite histoire de fou ! Il fallait que ça nous arrive ! On est pris avec un cadavre ! On se dépêche. On ramasse tout ce qu’il y a sur les murs, on s’occupera du cadavre après.

Jérôme se sent bien à l’abri sous sa table, malgré la proximité des deux voleurs. Il n’a plus qu’à attendre pour disparaître au bon moment.

– Tu crois que le tueur est encore dans la maison ?

– T’en connais, toi, des assassins qui restent sur le lieu de leur crime ?

– Peut-être qu’il a pas pu se sauver ?

– On en sait rien. Pis, on a pas le temps de faire des histoires ! On se dépêche.

Jérôme, sous sa table, est parfaitement heureux. Il a eu peur un brin quand un des voleurs a pensé qu’il pourrait être encore sur les lieux, caché quelque part. Il remercie il ne sait trop qui d’avoir éloigné le doute et les supputations grotesques. Ils partiront avec le cadavre. À eux de s’en débarrasser. À lui, de sortir le plus discrètement possible et de retourner à la maison. Mais ce ne pouvait pas rester aussi simple, ça non. Il entend tout à coup une sirène.

" La police, ! La soupe est chaude. "

– La police, crisse !

Les deux voleurs s’empressent de chercher une sortie d’urgence. Il les entend courir, c’est le sauve-qui-peut. Les fenêtres sont protégées par des grillages, toutes les portes sont extrêmement solides. Et plus question maintenant de sortir par-devant

Les policiers sont entrés et les voleurs courent encore dans la maison.

– Je les veux vivants !

– Patron, on a même un cadavre sous les bras.

– On a du sérieux, les gars.

" C’est pas le moment d’éternuer, Jérôme. Tu t’écrases. Tu te fais plus petit qu’un grain de poussière en espérant qu’ils n’ont pas l’idée de regarder sous la table ! "

Des bruits encore, des cris, puis un bref silence.

– Le cadavre, c’est pas nous.

– On l’a découvert quand on est entrés.

– Et moi je suis né dans une feuille de chou ! Vous me prenez pour un idiot ou quoi ? Embarquez-les.

– On l’a pas tué, qu’on vous dit !

– Bien sûr, bien sûr. Mais en attendant, on vous amène au poste. Allez, les gars, débarrassez-moi de ces deux idiots. Junior, tu restes dehors à la porte, je t’envoie l’équipe technique.

" Et referme la porte, Junior, éloigne les voisins. Je n’aurais besoin que de trois petites minutes. Pas possible que ça flanche à ce moment-ci. Pas possible. Trois petites minutes. "

Il entend la porte se refermer et la voix annoncer qu’il n’y a rien à voir. Il attend quelques secondes. Il risque un oil. Le vrai silence est tombé dans la maison. Pour quelques minutes seulement. Il sort sans faire le moindre bruit. Il se dirige vers la porte du fond de la salle à manger, celle qui s’ouvre sur la cuisine, et il sait que, par là, il pourra fuir sans être vu. Les clés, il les a en poche, toutes les clés de cette maison où il pouvait se présenter à toute heure. Un cadeau d’Omer : il n’était pas son associé pour rien. Sur le comptoir, il a temps de prendre une pomme bien croquante. Les parquets sont neufs, rien ne craque. Il y a plein d’arbustes à l’extérieur qui le protègeront des regards trop curieux et puis il fait déjà presque nuit. Il ouvre la porte et sort. Pas un souffle de vent. L’air sent bon. Déjà, il a disparu. Ni vu ni connu.

FIN