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Un coin de paradis

Je suis frigorifiée. Et effarée.

En ce début d’automne, blasée, voulant profiter une dernière fois du soleil et du temps chaud avant que la froidure hivernale n’étale son voile blanc partout, j’avais entrepris la traversée, en canot, du lac tout près de chez moi. Mal m’en prit.

Le lac miroitait sous les rayons dorés, les érables, pommiers et autres le ceinturant teintaient de vert, de rouge et d’orangé la ligne d’horizon, quelques rares fleurs de nuages se découpaient dans le bleu intense du ciel. Outre la magnificence de ce paysage, se trouve sur l’autre rive mon coin de paradis : quelques mètres carrés de sable fin, un rocher plat, un enchevêtrement de branches en guise de parasol, une souche pour table basse, peu de vent, le chant des oiseaux, l’air imprégné de l’odeur fruitée des pommes en train de mûrir tout autour…

Mais soudain, tandis que j’apercevais ma destination, j’entendis un bruit sourd et un choc me fit sursauter. Puis, je sentis l’eau glacée s’infiltrer sous moi, imprégner mes vêtements, jusqu’à alourdir mon esquif; je pus à peine approcher la rive de quelques dizaines de mètres avant de devoir sauter à l’eau et continuer à la nage, dont je n’ai que quelques rudiments, mon embarcation sombrant déjà.

Ouf! De justesse! Mais quelle peur j’ai eue, tout de même!

Mais alors que je me trouve maintenant sur le sable, j’ignore totalement comment je vais m’en retourner, et l’astre chaud ne calme ni mes tremblements dus au froid ni ceux attribuables à l’épreuve que je viens de subir. Donc, je grelotte.

Autour, il n’y a pas âme qui vive. L’eau devant, la forêt dense derrière. Moi qui croyais vivre un moment de pure évasion, je me retrouve prisonnière. Mon paradis est devenu mon enfer; mon coin ombragé, un lieu à fuir; mon amie la Nature, mon ennemie. Je suis assise sur un tapis de feuilles enflammées, qui sont pourtant plus froides que jamais. La brise la plus légère, qui m’aurait autrement fait plaisir, suffit à me faire trembloter. Les divers tissus de mes vêtements commencent à se cartonner à tour de rôle à mesure que le soleil faiblit. Je n’ai pour nourriture que des pommes, desquelles j’aime l’odeur de nature, mais pas le goût.

Que faire? Si je tente de traverser l’étendue d’eau, je me noie et c’est la fin. Si je me fraie un chemin à travers la forêt, troublée comme je le suis, les membres engourdis par le froid, je me perds probablement, donc je meurs. Si je reste sur place, je n’ai aucun avenir. En tous les cas, je dois y passer au moins la nuit.

La noirceur arrive, le chant des oiseaux fait place à l’hululement des hiboux. Dans cette ambiance lugubre, je me mets à ramasser ce que je peux de branches mortes pour les faire flamber. J’enlève mes vêtements devenus trop rigides et me mets à frotter les bâtons l’un contre l’autre. Méthode lente et laborieuse, mais j’ai toute la vie devant moi; enfin, ce qui m’en reste…

À m’acharner de la sorte, j’en viens à avoir chaud, très chaud. Mais dès que j’arrête, ma sueur me refroidit. Vite, je dois y arriver, l’hypothermie me guette. Finalement, j’y parviens, l’alimente en feuilles sèches, en bois mort, puis avec les plus grosses branches que je réussis à casser; mais après tant d’efforts, la chaleur du feu m’étouffe et je dois m’en éloigner quelque peu. Du reste, je peux maintenant faire sécher convenablement les étoffes.

Mais pendant que je me penche à la rive pour m’abreuver, derrière moi, se trame mon destin. Ma flamme bienfaitrice prend de l’ampleur, attisée par le feuillage tombé des derniers jours. Mes vêtements devenus trop près roussissent avant de flamber à leur tour. Dès que je prends conscience de l’ampleur de la situation, il est trop tard. Si seulement je pouvais transporter l’eau dont je dispose et enrayer ce fléau! Je suis désemparée, n’ayant que mes mains. Le feu prend toujours de l’ampleur, danse sur un arbre, puis un autre, puis encore un autre, toujours la même valse morbide. Les branches sont envahies, le tapis jadis froid aux couleurs flamboyantes s’enflamme à son tour, je suis encerclée.

Jamais deux températures opposées ne se côtoient d’aussi près : un brasier dévastateur d’un côté, un gouffre d’eau près de se solidifier de l’autre. Je suis maintenant certaine d’y passer, peu importe la manière. À côté de ces flammes, l’eau froide semble presque une mort douce. Que devrais-je choisir? La chaleur ou le froid? Je n’en sais rien.

Soudain, poussée par je ne sais trop quelle impulsion, je fais mon choix : j’avance vers ce qui est maintenant un début d’incendie forestier. C’est chaud, ça brûle, j’ai mal, j’ai peine à respirer, je me sens défaillir. Et puis, je ne sens plus rien, je perds tout contact avec la réalité.

Ça y est, je viens vraiment de connaître l’enfer; je peux enfin me diriger vers le paradis et regarder l’autre de haut…