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Une chance sur mille

Lundi

Ça y est, c’est confirmé : notre District 649 a été désigné " Zone de reproduction prioritaire " par le ministère de la Planification. Avec les copains du comité de Quartier, on organise une grande fête pour célébrer ça. Tu parles d’une histoire, depuis le temps qu’on l’attendait ! Comme d’habitude, Roger a bien fait les choses : il a réquisitionné le sous-sol de la salle communale pour accueillir les officiels et les gens de la télé. Une chouette soirée en perspective, faut que je pense à vernir mes souliers. Et dès demain, trois couples du quartier – peut-être Linda et moi, qui sait ? – seront officiellement sélectionnés pour avoir un enfant.

Mardi

J’en croyais pas mes oreilles quand ils nous ont annoncé la nouvelle. C’est vrai qu’après la fiesta d’hier, on avait tous un peu la gueule de bois. Mais à partir de maintenant, plus de rigolade : avec Linda, il va falloir qu’on fasse honneur à notre communauté. Être désignés " porteurs officiels " quand même, c’est pas rien. Une chance sur mille ! Et tous les dix ans, encore, si on a de la veine. Bien sûr, on a tous déjà vu des bébés à la télévision. J’en ai même croisé quelques uns dans les bras de leurs porteurs. Mais en avoir un chez soi, c’est autre chose ! Linda est folle de joie, elle a couru commander des vêtements de portage. Par contre, il va falloir se débarrasser de Tom. Le Contrat de Portage est très clair là dessus : aucun animal de compagnie n’est autorisé à vivre sous le même toit qu’un bébé. J’en parlerai à Roger et Marie : ils adorent Tom et voudront sûrement le garder chez eux le temps nécessaire. Au fond, il ne s’agit que de deux petites années.

Mercredi

Finalement, Linda n’avait pas vraiment besoin de se précipiter pour commander sa nouvelle garde-robe. Le Vice-président de la maison de couture la plus célèbre du continent – c’est Linda qui me l’a expliqué – nous a appelé ce matin. Ils passeront la semaine prochaine pour les essayages et une séance de photos. Tout à l’heure, c’était le porte-parole d’IKEA Monde. Ils ont – je l’ignorais, mais au fond comment pouvais-je le savoir ? – toute une gamme de produits spécialisés pour les bébés. Eux aussi veulent venir avec leur photographe pour leur nouveau catalogue. Idem pour les représentants de Fornda : ils nous prêtent une voiture familiale et viennent nous tirer le portrait mercredi prochain. D’après la fille au téléphone, ça ne devrait pas durer plus de quatre ou cinq heures. Plutôt casse-pieds, mais il faut bien faire honneur au District, pas vrai ?

Jeudi

Mauvaise nouvelle : Roger et Marie ont refusé d’héberger Tom. On va sans doute devoir le faire euthanasier. Linda a beaucoup pleuré, mais je pense qu’elle encaissera le coup. Au moins, une chose est réglée : le Contrat de Portage nous a été renvoyé, dûment signé par le ministre de la Planification. L’insémination aura lieu dans le courant du mois prochain aux bureaux régionaux du ministère. C’est une machine bien huilée : j’ai vu un reportage expliquant que les représentants médicaux du gouvernement pratiquaient, pour chaque Zone Utile, près de cent inséminations par an. À ce rythme là, on aura vite fait de rejoindre la population du siècle dernier. Enfin, c’est ce qui est prévu par le Planificateur général. Moi, ça me fait une belle jambe : l’important, c’est que l’opération réussisse du premier coup, on n’a aucune envie de déménager dans un autre district le mois prochain. De notre côté, on s’engage à tout faire pour que le bébé arrive en parfait état physique et mental pour son entrée à l’École, dans un peu plus de deux ans. Ensuite, on retourne à notre petit train-train quotidien. Salut la visite. Pffuit, comme si rien ne c’était passé. Mais bon, c’est bien normal après tout, on a déjà tellement de chance d’avoir été sélectionnés, on n’ira pas se plaindre aux organisateurs du concours, hein !

Vendredi

Aujourd’hui, on a reçu la visite de l’équipe de télé qui était là le soir de la fête. Le réalisateur m’a expliqué qu’ils allaient installer leur matériel provisoirement chez nous, histoire de faciliter les tournages qu’ils feront quotidiennement jusqu’au départ du bébé. Ce n’est pas dans le Contrat, mais c’est l’usage paraît-il. Le problème, c’est qu’on va devoir réaménager toute la maison en fonction de la lumière et des prises de courant. Les gars m’ont expliqué que la maison était mal conçue, trop sombre et pas bien exposée, et que de " menus ouvertures " allaient devoir être pratiquées dans les murs. Ces gens là sont des professionnels, ils doivent sans doute avoir raison. Linda n’était par très contente en apprenant tout ça, d’autant plus qu’elle a eu une mauvaise journée : chez le coiffeur, elle a surpris ses deux meilleures amies en train dire du mal de nous. Soi disant qu’on ne mérite pas ce qui nous arrive. Il y a aura toujours des gens jaloux et des commérages, on n’y peut rien. Mais c’est vrai que nos amis sont plutôt distants ces temps-ci. J’espère que les choses vont bientôt reprendre leur cours normal.

Samedi

Bonne nouvelle : les Edouard, qu’on avait complètement perdus de vue depuis des années, nous ont fait une visite surprise. Ils ont appris pour notre sélection dans les journaux et voulaient nous féliciter en personne. Ça fait plaisir d’avoir un peu de chaleur humaine. En plus, ils acceptent de garder Tom pendant toute la durée du Contrat. Sauf qu’en échange, ils voudraient s’occuper du bébé un jour sur trois, et pendant toutes les vacances. Ils ont largement dépassé la trentaine et n’ont plus aucune chance d’être sélectionnés, alors, les pauvres, faut les comprendre.

Dimanche

Fin d’une semaine mouvementée, c’est pas trop tôt. Les choses se mettent en place petit à petit. Hier, j’ai longuement discuté avec mon patron. Je l’ai joint à sa résidence secondaire au Nouveau Mexique, oÙ il aime bien passer ses week-end. J’espère qu’il me remboursera les frais de communication. On a convenu d’un plan de remboursement très intéressant. Comme la Loi l’oblige à me donner un congé rémunéré pendant toute la durée du Portage – pas question de perdre son temps au bureau quand on a un enfant à élever – je lui ai proposé un étalement de ma dette sur 10 ans, à 27% d’intérêts assurés pour les trois premières années. J’ai toujours été un bon négociateur. Bien sûr, ça bouleverse un peu nos projets de vacances – sans parler de la rénovation du toit – mais Linda comprendra certainement. Et, au fond, qu’est ce que quelques semaines au soleil face au privilège, même momentané, de devenir parents ?

FIN