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Vendredi 21 août

Tôt le matin, avant même que sa femme Bridget se lève, Denis Lynch quittait le logis dans le Saint-Henri des Tanneries qui leur servait de terre d’accueil, de poste de travail, de lieu de culte. Âgée d’à peine quatre mois, couchée dans un ber de bois qui avait aussi servi à ses frères et à sa sour, la petite dernière avait tenu sa mère éveillée une bonne partie de la nuit. Denis n’a donc pas embrassé son épouse, il s’est contenté, de sa large main rude, de relever un peu la couverture sur ses épaules.

Pas de dernier baiser, pas de dernières paroles. Il gardera d’elle l’image de la mère berçant son enfant. Ils ont connu tellement pire.

En sortant de la maison, Denis aperçut les deux frères McGreery, voisins, amis et parrains respectivement de l’aîné Patrick et de la benjamine, Margaret Jane, que tout le monde appelle déjà Jenny.

Dia diut! se dirent-ils. Ils employaient le gaélique seulement pour ce petit bonjour matinal, à peine prononcé. Chaque matin les mêmes mots, chaque matin le même geste : entre le pouce et l’index, Denis levait la visière de sa casquette élimée en signe de salutations. Un des très rares objets qui lui restait de son Irlande natale.

À la Gawen Gilmore où ils travaillaient tous les trois, ils parlaient en anglais. Leurs enfants pataugeaient dans le français à longueur de journée et revenaient à la maison chaque jour avec des mots et des expressions nouvelles que les parents oubliaient aussitôt.

Denis parlait peu de toute façon. Il travaillait beaucoup par contre, de huit heures du matin à six heures du soir. Pour un bien maigre salaire, mais au moins il pouvait nourrir sa famille. Les enfants savaient par cour l’histoire de leurs parents. Le soir, dans la chambre du haut, leur mère leur contait des histoires de fantômes et d’esprits, de celles qui ont inspiré l’Halloween. Elle leur chantait des comptines aussi. Quand les fils insistaient, le père disait la traversée dans les cales, le typhus répandu aussi rapidement que le mildiou avait ravagé les pommes de terre. Et pourquoi la nourriture était devenue une obsession.

Ce vendredi 21 août, rue Saint-Patrick, les hommes s’agglutinaient autour des usines qui s’élevaient nombreuses depuis l’ouverture du canal Lachine.

Pour la dernière fois, Denis Lynch entrevit les voiliers et les bateaux à vapeur qui lui rappelaient chaque jour son arrivée au pays. Il y avait connu la misère, la faim, il avait côtoyé de si près la mort qu’il se croyait invincible. D’un pas assuré, le pire derrière lui, il entra dans l’usine d’outils et de mèches ouvert depuis 1855. Il aperçut le fils de John Powell, un de ses voisins des Tanneries. Quel âge pouvait-il bien avoir? Dix ans? Combien de temps ses deux aînés pourraient vivre leur enfance sans se soucier de travailler pour quelques sous? Pas être enfermés, pas tout de suite, pas sentir le cuir, le métal et la graisse. Étudier encore un peu, apprendre à lire, à écrire, à compter, ce que leur père savait si peu. Denis, lui, avait appris en lisant les affiches qui invitaient les émigrants à partir pour l’Amérique. Toujours cet été 1847 qui le hantait, qui avait déterminé sa vie, qui la déterminait encore. Les levers de soleil, près du canal Lachine, comparables à ceux sur la rivière Shannon. Le potager de Bridget plus abondant que ne l’avait jamais été celui de sa mère. Cette chaude journée d’août lui rappelait une fois encore celles de l’été meurtrier. Survivant à toutes les enfances mortes autour de lui. Il voulait une meilleure vie pour les siens.

Dans ce Canada bientôt confédéré de 1866, la loi permettait à ses garçons de travailler. En Irlande, les grands-parents, les parents, s’étaient rebellés contre les lois en vigueur. Ils avaient gueulé, protesté, ils discutaient ferme avec les tenanciers, mais à la fin, ils sont morts ruinés et affamés. Batailleur avec ses poings plutôt qu’avec la parole, Denis ne se sentait pas menacé par les lois canadiennes. Il se trouvait privilégié de rapporter de l’argent, d’avoir une famille vivante et en bonne santé. Sa femme n’avait perdu qu’une petite fille, deux jours après sa naissance.

Il avait connu tellement pire.

Il déposa sa boîte à lunch de métal au pied des crochets alignés dans une grande salle sans fenêtres qui leur servait à la fois de réfectoire, de fumoir et de salle d’habillage. Chaque matin depuis dix-sept ans, Denis revêtait sa salopette marine.

– Pourquoi ne t’habilles-tu pas à la maison, tu n’oublierais pas ta salopette une semaine sur deux à l’ouvrage, lui demandait souvent Bridget.

– Tu ne me verras pas me promener ainsi accoutré dans les rues de Montréal. Un habit de travail, c’est pour porter au travail.

Près de la porte de la salle, le jeune Powell l’attendait. Sans dire un mot, d’un signe de tête, l’enfant demanda à Denis de le suivre, en pressant le pas parce qu’il ne restait que quelques minutes avant la sonnerie annonçant le début de la journée. Il lui montra une grosse courroie de cuir. Habitué à polir des mèches de toutes grandeurs, Denis ne connaissait pas vraiment le travail du petit Powell, mais en bon père de famille, en catholique pratiquant, en homme conscient de sa force et de son expérience, il aimait venir en aide à ses semblables. La richesse du cour, il l’avait apportée dans ses gênes, non dans ses bagages.

– Ne le dites pas au contremaître, il me dirait que si je ne peux le faire, aussi bien aller travailler ailleurs, mais pourriez-vous m’aider à serrer le boulon qui retient l’engrenage de la courroie de cuir. Normalement, c’est mon grand frère qui le fait, moi, je me contente de me faufiler sous les machines pour les graisser, mais il est malade aujourd’hui, il tousse beaucoup et il a craché du sang ce matin.

Depuis trente-deux ans, le cadet des Lynch a toujours aidé. Ses parents d’abord, à semer les pommes de terre dans les champs du comté de Leitrim. Ses frères et sours ensuite qui ont préféré rester là-bas à livrer bataille contre l’Anglais, contre les lois, contre la misère, contre la mort. Denis, lui, avait choisi de partir avec les cinq frères McGreery. Sur le voilier, il avait soutenu le moral de ses compatriotes, il avait remis à la mer les morts qu’elle leur avait pris. Une fois à Grosse-Île, dans le fleuve Saint-Laurent, il avait secouru une femme en train d’accoucher dans des conditions sanitaires quasi inexistantes. Le personnel de l’île de la quarantaine débordé. Les immigrés plus robustes, cloîtrés au fond de l’entrepont en attendant l’autorisation de se rendre à Québec ou à Montréal, essayaient de se rendre utiles. Ce que fit Denis Lynch. Une fois dans les hangars de Pointe-Saint-Charles, il avait aidé les religieuses de la Providence à trouver des logements, des vêtements, à distribuer de la nourriture, à occuper les enfants souvent orphelins.

Survivant chaque fois.

C’est donc en toute innocence, fier de rendre service, surtout à ce jeune Powell, fils d’Irlandais lui aussi, que Denis Lynch prit la plus grosse des pinces, monta sur la chaîne de montage arrêtée et serra le boulon graissé qui retenait une courroie d’engrenage. Il descendit, essuya la pince et ses mains avec une guenille toujours pendante dans sa poche arrière. Le petit Powell appuya sur le bouton qui actionnait la machine. L’usine ronronnait, la sirène retentit, les hommes se mirent au travail.

Denis n’eut pas le temps de se retourner, il n’eut pas le temps non plus de jeter un regard à quiconque, ni de proférer une seule parole. La courroie trop tendue se scinda en deux et fouetta le cou de Denis Lynch en lui ouvrant l’artère principale. Il fut projeté sur une grande scie qui lui coupa le bras gauche et la moitié de la poitrine.

Les yeux fermés, la bouche ouverte, il s’effondra dans son sang.

Le lendemain même, avec l’accord de leur mère, Patrick, onze ans, et Edward, neuf ans, entraient à la Gawen Gilmore. Le petit Powell les accueillit avec le regard suppliant de celui qui demande pardon d’une grave faute. Bavard, il se mit à expliquer comment le malheur lui était tombé dessus. Patrick se contenta de demander :

– Notre père a-t-il dit quelque chose avant de mourir?

Le témoin, interrompu dans son élan d’explications, eut du mal à se ressaisir. Sans trop réfléchir, songeant seulement à ce qu’il aurait voulu entendre s’il se fut agi de son propre père, il répondit :

– Oui, il a murmuré : dites-leur que je les aime tous.

– Est-ce que ce furent ses dernières paroles?

Les gros moteurs se mirent en marche, la voix du contremaître ordonna le retour au travail. Les yeux remplis de larmes, le petit garçon s’enfuit vers ses machines meurtrières.

Dubitatifs, Patrick et Edward savaient très bien que leur voisin avait menti. Ils se mirent à trier les mèches par taille. Sans dire un mot, comme leur père.