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Vert comme l’enfer

Civet de tapir, anaconda à la provençale, profiteroles au crabe. À la table d’Antoine Ducros, chaque repas était une aventure pour les papilles. Depuis l’ouverture, son restaurant ne désemplissait pas et les critiques gastronomiques les plus coriaces l’encensaient. Après des années de bouillabaisses et d’aïolis sans gloire, le cuisinier venu de Marseille avait trouvé ici, à des milliers de kilomètres de sa ville natale, la reconnaissance qui lui manquait.

La Guyane nourrissait l’inspiration d’Antoine Ducros. Ce département français d’outre-mer, en pleine Amazonie, était pour lui un laboratoire où il pouvait concocter les mets les plus osés. Il avait installé son auberge-restaurant dans une bâtisse coloniale, à côté de l’ancienne léproserie de l’Acarouany. Ce village retiré était, grâce à sa cuisine, maintenant connu jusqu’à New York, Paris et Tokyo.

– Avez-vous une chambre pour ce soir?

Ducros sursauta. Absorbé dans son cahier de recettes, une main dans sa tignasse bouclée et un stylo entre les dents, il n’avait pas entendu arriver la cliente qui venait de lui parler. Chaque après-midi, il s’attablait dans la salle à manger pour noter les idées de menus qui mijotaient sous son crâne. En levant les yeux vers la femme, il fut encore plus surpris : sa voix lasse, où il avait reconnu l’accent du Québec, n’annonçait en rien son allure sportive et juvénile.

– Avez-vous une chambre pour ce soir?, répéta-t-elle.

– Une chambre? Euh. Oui, bien sûr! Pour une personne?

– Non, pour deux.

– Sans problème. Vous dînerez aussi avec nous?

– Oui mais tôt, à 6 heures, c’est possible?

Élise Paradis lui expliqua qu’ils débarquaient d’une expédition sur le fleuve Maroni et rêvaient d’une bonne douche et d’un vrai lit. Disant cela, elle se tourna pour désigner du doigt l’homme qui l’accompagnait. Celui-ci attendait dans le jardin, une cigarette à la main. Sa fumée, figée dans l’air moite, altérait le parfum suave des frangipaniers. Ducros l’aperçut d’abord de dos, grand gaillard en bermuda et polo beiges, maculés de transpiration.

– Marc, tu viens? On a une chambre, lui lança Élise, d’un ton un peu brusque. L’homme se retourna dans un nuage de Gauloise, montrant son visage et son cou écrevisse, boursouflés de cloques.

– Le soleil ne vous a pas manqué, observa Antoine Ducros en s’approchant de lui.

– On peut rien te cacher, toi!, rétorqua l’autre, l’air rogue.

Antoine Ducros vit Élise Paradis lever les yeux au ciel et sentit qu’elle réprimait des mots acides derrière ses lèvres serrées. Ramassant le sac à dos avachi à ses pieds, l’homme écrasa son mégot dans l’herbe et rejoignit sa compagne, passant devant Ducros sans le regarder. Celui-ci attribua sa mauvaise humeur à l’épuisement du voyage, aux brûlures qui le défiguraient et au climat guyanais, capable de corrompre les meilleurs caractères. Et de vous cuire à petit feu.

Il n’y a pas si longtemps, des milliers d’hommes avaient sué sang et eau ici, dans les bagnes de Saint-Laurent-du-Maroni, de Cayenne et des Iles du Salut. Sous un soleil cinglant, ces forçats, parfois condamnés pour un malheureux vol de pain, défrichaient la jungle infestée de bestioles ou cassaient des cailloux pour construire des routes dont certaines aboutissaient nulle part.

Aujourd’hui, les touristes découvraient les vestiges de ces pénitenciers tropicaux en frissonnant. Ils comprenaient pourquoi on avait surnommé l’endroit l’"Enfer vert " – une sale réputation qui collait à la Guyane comme une chemise sur le dos des bagnards. L’âme un peu rebelle, Antoine Ducros avait adopté ce qualificatif honni des autorités locales et baptisé son auberge l’Enfer vert.

En retournant vers le restaurant, il entendit des éclats de voix filtrant de la chambre des nouveaux arrivants, à l’étage, au-dessus du jardin. L’auberge était d’ordinaire calme à cette heure. Des clients en profitaient pour faire un somme, d’autres n’étaient pas encore rentrés d’excursion; quant aux dîneurs, ils n’arrivaient jamais avant le couchant – dont la fraîcheur toute relative invitait à l’apéro sur la terrasse.

N’arrivant pas à comprendre ce qui se criait au-dessus de sa tête, le cuisinier entra en sifflotant dans la salle à manger. Un jeune homme venait de s’y attabler.

– Beau p’tit couple, hein?, ironisa-t-il, en se levant pour serrer la main de Ducros.

C’était Fred Bourboulon, guide-accompagnateur sur le Maroni et barman à mi-temps à l’auberge de l’Enfer vert. Un de ces innombrables Français – appelés ici les "Métros" parce qu’ils venaient de la Métropole, la mère patrie – échoués en Guyane et incapables d’en repartir. Beaucoup collectionnaient les petits boulots, mais la plupart étaient fonctionnaires, gendarmes ou employés au centre spatial de Kourou, la base de lancement des fusées Ariane.

Les Métros aimaient raconter aux voyageurs que la Guyane pouvait rendre fou, et vous avaler comme une proie. À en croire la rumeur, Fred avait quitté Paris sur un coup de tête à 25 ans – après avoir dit à sa fiancée d’alors qu’il sortait acheter des cigarettes. Il ne lui avait jamais donné de nouvelles, pas plus qu’à sa famille. C’était pourtant un bon diable, et l’ami fidèle d’Antoine Ducros.

Bourboulon avait escorté Élise Paradis et son ami, un dénommé Marc Faucher, pendant leur descente du Maroni, entre Maripasoula et Saint-Laurent. C’est lui qui avait accroché chaque soir les hamacs dans les carbets, ces cases exposées aux quatre vents où l’on passait la nuit, dans les villages amérindiens du bord du fleuve. C’est lui aussi qui faisait cuire les oufs le matin, préparait le poulet boucané, épluchait les ananas et les mangues.

Antoine Ducros referma son cahier de recettes et s’assit avec Bourboulon, après leur avoir servi à chacun un ti’punch – citron vert, sirop de canne à sucre et rhum. Il voulait en savoir plus sur ce couple qui l’intriguait. À peine 160 000 habitants peuplaient l’immense territoire guyanais – un gros village où l’on se repaissait de la vie des autres.

– Il était comment, Faucher, pendant le voyage?, s’informa Ducros.

– Imbuvable! Le genre jamais content. Faut croire que les Français ne sont pas les seuls râleurs sur terre et les Québécois pas tous aussi sympas qu’on croit!

– Entre elle et lui, ça ne devait pas être la joie.

– Tu peux le dire : l’orage couvait du matin au soir. J’ai eu droit à leurs confidences, chacun à leur tour. Faucher était crevé, il s’endormait tôt. Élise, elle, avait envie de parler. Plutôt sympa d’ailleurs. Mignonne aussi, non? Le matin, lui était toujours debout le premier. Le dernier jour, il m’a raconté sa vie pendant que je préparais le petit déj’. Mais s’est refermé comme une huître quand elle est apparue.

Bourboulon s’arrêta pour prendre une lampée de rhum, fermant les yeux pour mieux sentir le liquide enflammer sa poitrine.

– Pourquoi sont-ils venus en Guyane?, lui demanda Ducros.

– Paraît qu’ils ont fait ce voyage pour sauver leur couple, répondit le guide. Ils sont de Montréal. Élise est ingénieure en aérospatiale, en stage d’un an à Kourou, lui est prof, il est venu la retrouver pour les vacances de printemps. Elle m’a dit que leur histoire battait déjà de l’aile avant son départ, mais que le type était mordu. Elle avait accepté de lui donner une dernière chance. Il l’a vite perdue.

Chaque expédition alimentait Bourboulon en anecdotes sur "ses" touristes. Dans la forêt primaire, les citadins perdaient leurs repères, et se sentaient nus, seuls. Le guide connaissait leur vulnérabilité, et en jouait.

" Ici, le danger c’est vous, leur répétait-il. N’oubliez jamais que vous dérangez. " La mygale émergeant sans bruit de son terrier, le serpent invisible sinuant dans les herbes, le caïman mangeur d’hommes se mariant aux eaux brunâtres du Maroni. Il leur expliquait que chaque rencontre pouvait s’avérer fatale et n’avait aucun mal à convaincre les touristes qu’il leur était aussi indispensable que l’eau et la nourriture.

Mais cette fois-ci, tout avait été différent. Alors que le guide avait l’habitude de régner sur une dizaine de personnes, Élise Paradis et Marc Faucher avaient exigé d’être seuls. Comme ces deux-là n’en étaient pas à leur première visite en Amazonie, ils n’avaient guère été impressionnés par son discours sur les périls de la forêt. Et ils s’étaient montrés indifférents tant aux papillons morphos qui volaient autour de leur pirogue, qu’aux chants lugubres des singes hurleurs et des crapauds-buffles. L’ambiance avait été pesante comme de la purée de manioc.

– Tu sais ce qu’elle m’a dit?, poursuivit le guide. Qu’elle a su, à un moment précis du voyage, qu’elle ne l’aimait plus. Peux-tu imaginer ça, toi?

– On s’en reparlera, fit Ducros en regardant sa montre.

Bourboulon devait prendre son service au bar et lui-même était attendu en cuisine. Au menu ce soir : féroce d’avocat, terrine de tatou, piranhas en écailles de pommes de terre, sorbet de papayes vertes. Le cuisinier testa les sauces, rectifia un assaisonnement, donna quelques consignes à ses aides.

En sortant de la cuisine, il croisa Élise Paradis qui entrait dans la salle à manger.

– Finalement, je serai seule pour le dîner, lui annonça-t-elle. Mon ami est épuisé.

Antoine Ducros l’installa devant une fenêtre ouverte sur le jardin, maintenant éclairé par la lueur des torches. Pendant le repas, il l’observa de loin, satisfait de voir qu’elle n’était pas de ces femmes perpétuellement au régime, picorant leur salade d’un air ennuyé. Au dessert, elle surprit son regard et lui sourit. Il s’approcha.

– Il y avait longtemps que je n’avais pas aussi bien mangé!, lui dit-elle.

– Je vous offre un petit rhum cour de chauffe pour fêter ça?

– Pourquoi pas?

Ducros s’assit avec elle et ils parlèrent longtemps. De secrets culinaires d’abord : Élise Paradis était une gourmande. Il apprit que Faucher ne partageait pas son goût pour la bonne chère. " Marc ne mange que pour se nourrir ", lui confia-t-elle. Cela avait achevé de l’exaspérer durant l’expédition, quand, une fois de trop, il avait englouti son dîner. Ducros déduisit qu’il s’agissait du fameux moment où elle avait cessé de l’aimer. Et que, depuis lors, le type était cuit.

Les derniers clients étaient partis depuis une heure quand Élise Paradis se leva pour regagner sa chambre. Antoine Ducros la quitta avec un baiser maladroit sur la joue. Après avoir salué Fred Bourboulon, en train de fermer le bar, le cuisinier se dirigea vers le studio qu’il s’était aménagé au dernier étage de l’auberge. Dans le jardin, il crut reconnaître la haute silhouette de Marc Faucher. Sans doute était-il descendu pour fumer, se dit Ducros. Et pour faire prendre l’air à ses coups de soleil, songea-t-il amusé. Il apprit plus tard qu’il avait été le dernier à le voir.

Le lendemain, à la pointe du jour, il s’affairait à ses fourneaux lorsque Élise Paradis poussa les battants de la porte de la cuisine, visiblement énervée.

– Marc n’est pas rentré de la nuit, souffla-t-elle. Et mon auto n’est plus là!

Lorsqu’elle était retournée à leur chambre, la veille, une nouvelle dispute les avait déchirés. Bouillant de colère, Marc Faucher lui avait jeté qu’il sortait faire un tour.

On retrouva la voiture d’Élise Paradis près du quai de Saint-Laurent-du-Maroni. La gendarmerie écuma les environs pendant dix jours, passant la forêt au peigne fin, sondant le Maroni. Seuls le polo et le bermuda de Marc Faucher refirent surface, en lambeaux. Durant les recherches, Élise Paradis s’installa à l’auberge de l’Enfer vert. Parmi les mets dont elle s’y délecta, le caïman grillé sous coulis de piments au miel fut le plus marquant. Elle ne sut cependant jamais que ce fut la seule fois qu’elle aima vraiment Marc Faucher.