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Vis à vis

Ma femme et moi vivions dans un petit logement au centre du vieux Montréal. Nous y avions nos habitudes, nous y vivions depuis quelques décennies. Nous étions habitués à ne pas avoir de vis-à-vis. L’immeuble qui se trouvait à quelques mètres du nôtre était très peu habité. Ainsi, l’appartement situé au troisième étage exactement en face du nôtre, était heureusement vide. Ma femme et moi avions été très chanceux sur ce point là. Nous ne vivions pas les désagréments qu’entraîne ces situations où le vis-à-vis prend l’allure d’une dispute désagréable, d’une observation mutuelle invariablement suspicieuse, pour qu’elle ne tourne à la fin en espionnage caché derrière un voilage douteux.

Or subitement, la situation changea. L’appartement fut habité. Un couple emménagea juste en face de chez nous, de l’autre côté de la rue, au troisième étage, dans un appartement dont l’agencement était strictement identique au nôtre. Les fenêtres se faisaient face ainsi que les portes-fenêtres par lesquelles nous nous rendions sur le balcon, et les pièces avaient exactement la même fonction.

Ma femme et moi décidâmes de ne rien changer à nos habitudes de vie. Nous continuerions à vivre sans rideaux, à jeter les miettes sur le balcon pour les moineaux, à regarder par la fenêtre des heures durant à commenter l’activité des voisins, le matin, l’après-midi, le soir. Nous ne nous gênerions pas non plus pour décortiquer le couple tout juste installé, et ne nous gênerions pas pour les toiser avec insistance pour qu’ils désertent leur propre balcon jusqu’à ce que, indisposés, ils ne s’y sentent plus chez eux. Le no man’s land invisible qui s’étendait de notre balcon au leur serait notre propriété, serait un espace où notre présence s’étendrait alors qu’il nous suffirait de coller nos visages à la fenêtre et d’observer.

Les manouvres d’intimidation semblaient avoir marché mais je vis, un matin, alors que je traînassais sans but dans l’appartement, je vis les bras de la femme d’en face saisir la couette de son lit, la secouer au dessus du matelas. Puis elle l’a étalée sur le lit et l’a repliée encore une fois à la façon d’un portefeuille. Ensuite elle a secoué un chiffon et la fenêtre s’est refermée.

J’en suis resté immobile de longues minutes. J’ai pivoté sur moi-même et, sur notre lit la couette était pliée sur elle-même à la façon d’un portefeuille. Elle aussi. Cette similitude nous a beaucoup dérangés moi et ma femme.

– Ils nous imitent c’est évident, commentait-elle le soir blottie sous la couette dépliée.

Cet infime détail, si exactement copié, si grossièrement emprunté, s’insinuait dans notre vie intime, enrayait le bon ordre d’un bonheur que nous avions mis des années à construire. Cette similitude entre nos deux couches devint comme la pointe d’une aiguille qui nous taraudait l’esprit chaque soir. Notre chambre même n’était plus un lieu de quiétude. Le no man’s land qui séparaient nos balcons rétrécissait imperceptiblement. La turpitude de notre vis-à-vis grignotait cette bulle intime que nous nous efforcions de protéger. Alors quelles mesures adopter ?

Nous ne pouvions décemment pas attaquer ces voisins parce que leur façon d’étendre leur couette sur le lit était la même que la nôtre. Nous optâmes donc pour une résignation de façade.

Le lendemain j’entendis la toute petite voix de ma femme m’appeler à travers l’appartement. Je l’ai retrouvée sur le balcon, montrant du doigt le balcon d’en face où le sèche-linge était posé juste en face du nôtre. C’était exactement le même modèle, le même emplacement choisit pour le poser. Ils avaient ouvert la même fenêtre et se tenaient l’un à côté de l’autre légèrement en retrait dans l’ombre de leur habitation, tels deux spectres ironiques et menaçants.

– Fais quelque chose mais fais quelque chose marmonnait ma femme, la voix déjà à genoux, suppliante, les mains déjà jointes sur sa fragile poitrine.

Mais que pouvais-je faire ?

Les injurier les menacer, les frapper ? Pour la première fois de ma vie je ne savais pas comment agir.

– Fais quelque chose mais fais quelque chose, martelait-elle avec amertume.

Il y avait du mépris dans sa voix, je l’entendais bien. Toute ma vie j’avais dirigé des hommes, des entreprises, j’avais pris des décisions délicates mais je n’étais pas armé pour démêler les conflits de voisinages. Et chaque jour ma femme m’exhortait à l’action avec une hargne grandissante. J’étais impuissant et l’espace que nous avions conquis depuis notre balcon avait tellement rétréci qu’à notre tour, nous n’osions plus y aller.

Restreints à notre seul appartement, la vie en commun devint rapidement difficile. Je passais la plus grande partie de mon temps dans la chambre.

– Que tu es peureux…, disait ma femme en passant à côté de moi.

Je n’osais plus me montrer tant la fréquence de ses reproches était dense. Elle me martelait d’injures, cruelle et obstinée.

– Tu n’es qu’un pauvre imbécile Henry, tu ne t’occuperas jamais de moi correctement parce que tu n’as pas assez de. Pauvre petit Henry qui n’a pas assez de couilles pour.

Je fuyais, j’étais l’objet de sa haine, la honte de sa vie, une déception insurmontable.

Nous ne savions pas si ceux d’en face vivaient toujours comme nous, en s’appropriant nos manies mais nous les soupçonnions de continuer. Nous ne pensions plus à les épier. Nos disputes nous absorbaient totalement. Comme j’occupais la chambre elle habitait le salon. La cuisine était une zone neutre. La vaisselle se brisait contre les portes, mes poings fracassaient les miroirs, les cadres des tableaux, martelaient le visage livide de ma femme qui me suppliait d’arrêter, tout en serrant ma gorge avec une force surprenante. Nous nous sommes arrêté avant la mort et nous avons passé de longues journées chacun retranché dans sa pièce.

Je suis tout de même sortis de ma retraite. Je trouvai ma femme face à la fenêtre grande ouverte, un pied suspendu comme si une vision soudaine la fascinait. En face la voisine se tenait toute droite elle aussi un pied en l’air, bouche bée tandis qu’un homme avançait dans son dos lentement comme au ralenti, levant un bras en l’air et frappant la femme plusieurs fois comme à coups de marteau, tandis qu’un éclat de soleil faisait briller le sang sur la lame du couteau qui tuait mécaniquement. Et je me suis aperçu que ma femme aussi s’avachit en tombant d’abord à genoux, puis en glissant ensuite sur le côté. Quelques temps plus tard des policiers ont pénétré l’appartement d’en face et j’ai sentis la morsure des menottes autour de mes poignets.

Après cela, tout semble incertain.

Par exemple je ne sais plus. Non, je ne sais plus à quand remonte la construction de cet immeuble moderne couvert de miroirs, juste en face de chez nous.