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Voltaire Côté

Cela faisait onze jours que le phénomène avait commencé.

Voltaire Côté avait d’abord noté que les outardes volaient en formation de cercle. La veille pourtant, il observait encore les V tapageurs traverser le ciel vers le Sud. Les oiseaux migrateurs reprenaient ainsi leur voyage pour rejoindre des cieux plus cléments fuyant les hivers trop rudes d’ici.

En personne de bon sens, Voltaire attribua ce comportement aux humeurs passagères et peut-être normales de l’espèce. Les spécialistes n’auraient jamais observé ce fait, ce qui ne voulait pas dire qu’il ne se soit jamais produit. "Après tout, un cercle n’est qu’un cercle. Une forme que l’on retrouve à l’état d’élan naturel chez nombre de choses !" aura-t-il dit à Jean, son ami. Du petit groupe qui s’était réuni sur sa terre pour assister au curieux défilé, personne n’avait sourcillé à cette remarque. Voltaire Côté en connaissait beaucoup sur le monde et ses particularités et son expérience le rendait invulnérable aux questions restées sans réponse.

Il se leva le lendemain, bien reposé et fût satisfait de voir réapparaître dans le ciel de beaux grands V animals. Lorsque Jean lui fît remarquer l’angle que semblaient prendre tous ces V et de fait les transformer en L, rien ne le fît douter, ni craindre que tout rentrait dans l’ordre. D’ailleurs, cet angle avait quelque chose de discutable, assurément.

Au troisième jour, les oies adoptèrent la formation en T.

Ce n’est que le quatrième jour, que la masse de bon sens de Voltaire Côté se brisa. Ce satané A ! Si cinquante oiseaux volaient en O, L ou T, on pouvait toujours discuter, mais le A est un dessin réfléchi. Il s’apparente au V, certes, mais sa pointe regarde vers le Nord alors qu’il se dirige au Sud, ce qui va à l’encontre des principes établis. Il devenait difficile de concéder pareil détail au hasard. Voltaire le savait très bien.

Ainsi, pendant les sept jours qui suivirent, d’autres lettres s’ajoutèrent. Après une consignation simple, ces lettres formèrent des mots. Deux mots en fait, qui, jusqu’à ce mardi 25 octobre 2005, et tout en considérant le V comme première lettre, étaient : VOLTAIRE COTE.

Les incrédules, ceux qui persistaient à croire aux influences des vents et à se revendiquer des lois du temps et de l’espace, ceux pour qui un oiseau restera toujours un oiseau qui ne peut s’insurger contre son état de bête, ceux-ci avaient à leur tête notre Voltaire Côté. Un Voltaire qui connaissait une lente érosion de sa foi mais qui surnageait, se refusant de sombrer dans d’aveugles justifications. Parce que la nature a sa loi, parce que sa nature en fait foi et parce qu’il s’agissait ici, et c’est là tout le poids qu’il portait, de son nom, là-haut, dans le ciel.

Les autres, plus nombreux, les croyants, ceux qui oscillaient entre la crainte et l’émerveillement, les convaincus du sens divin de ce phénomène, obéissaient aux prières de Loulou Deschênes, l’épicière. Une femme forte, commerçante, qui flairait les occasions comme on flaire l’encens, c’est-à-dire vite et bien. Avec sa plus profonde conviction, qu’elle fût d’éther ou de chair et peu importe ce qu’en pensait le principal intéressé, elle comptait tirer profit de cette icône naissante, Voltaire Côté.

Tous ces gens dormaient peu et, aux petites heures, accourraient dans les champs se poster aux endroits stratégiques. Et comme en cette nuit du 25, tout le monde attendait. Ils attendaient l’aube pour que la lumière soit bonne. C’était à qui allait le premier apercevoir les oies et pouvoir annoncer la lettre. Les uns parlaient, discutaient, théorisaient. Les autres se recueillaient.

Le 26, au lever du jour, le ciel était couvert de bas nuages. Un premier vol passa . Un deuxième. Un troisième. Tous trop hauts. Le quatrième . C’était un I.

I pour " Instituteur ". Car oui, Voltaire était instituteur, cultivateur à ses heures d’été et de nécessité, mais à présent et jusqu’aux prochaines vacances, professeur de mathématiques au Collège pour garçons Saint-Martial. Ce mot " Instituteur ", ce fût Loulou Deschênes qui le pensa d’abord, puis le laissa supposer. Si elle se trompait, et demain le dirait, elle réajusterait ses dires. Mais, pour le moment, " Instituteur ", c’était comme " Berger " ou " Pasteur " ou " Élu ", le mot avait quelque chose de porteur. C’était un risque que Loulou Deschênes osait prendre. Petit risque car, avec son dictionnaire et son esprit vif, elle pouvait toujours s’adapter.

Les sceptiques, eux, avaient accueilli le I dans l’espoir que cette ligne présageait un retour aux choses normales. Un autre vol droit, pareil à celui de mercredi dernier, mais certainement garant de meilleurs lendemains.

Tout le jour, on argumenta longuement sur la position d’un oiseau ou sur la justesse d’un alignement. Chaque vol avaient son I et chaque I son procès. Vers six heures du soir, les gens, l’esprit repu, partirent assouvir leur ventre creux.

Le jeudi 27, il faisait beau. Tôt, la pluie avait mouillé le sol et les nuages avait été chassés par les hautes pressions du Nord. Les outardes furent imprévisibles… Ce qui apparût au ciel, en ce matin, ce n’est pas une lettre mais de toute évidence, un chiffre. Le 9, toujours en considérant que la tête de la lettre était plein Nord. Ce fait nouveau, autant Loulou Deschênes que Voltaire Côté l’encaissèrent en ravalant leur salive.

Les jours suivants, le manège des chiffres continua de plus belle. Le 28, un 5. Le 29, un 2. Le 30, un autre 2.

Voltaire Côté resta la main calée dans les cheveux, fixant le ciel, terrorisé, lorsque le matin du 31, jour de l’Halloween, un cercle passa au-dessus de lui. Ceci confirmait les nouvelles prédictions de Loulou Deschênes qui donnaient à croire que la seconde partie du message céleste était des dates et que le I du 26 était en fait un " un ". VOLTAIRE COTE 1 9 5 2 2 0. Un – neuf – cinq – deux, 1952, était, selon les registres de la paroisse, et du bout des lèvres Voltaire Côté le confirma, l’année de naissance du prévenu. Deux – zéro, deux milles et quelque, serait donc son année de décès. Il manquait deux chiffres. VOLTAIRE COTE 1952 – 20 _ _ , l’épitaphe de notre homme !

En ce jour de fête où les masques rient, Voltaire perdît le sien.

Ce qu’il lui restait d’assurance tomba et l’homme courut récupérer son fusil et ce qui lui restait de cartouches. Il prît la route du marais, ignorant les supplications de tous, et se terra dans une cache, blotti entre les quenouilles, attendant que la moindre plume ait le malheur de survoler l’endroit.

Tout le reste du jour, Voltaire Côté eut de quoi réfléchir. Il semblait que les outardes avaient flairé le traquenard. Elles, habituellement si promptes à se poster devant les canons, désertaient la région. Là, un Voltaire grelottant se demandait quel diable de maléfice avait bien pu le frapper, lui, professeur et cultivateur, amant des choses belles. Lui, qui n’avait d’ennemis que ses propres peurs et qui n’avait chassé l’oie qu’en de rares occasions, et encore, toujours la gorge nouée. Bien sûr, il avait alors appuyé sur la détente. Bien sûr, il avait apprêté la volaille et bien sûr, il l’avait mangé avec délice, mais bien moins souvent que d’autres et avec, Ô combien, plus de respect. Et maintenant, ces bêtes voyageuses voulaient lui révéler cette chose si intime, pire pour lui que la nudité du corps et de l’âme, ce moment où, sournoisement, la faucille allait le frapper. Non ! Qu’il soit de garde le temps qu’il faudra, il ne laisserait pas cette fatalité prendre le dessus. Voltaire Côté, professeur de mathématiques au Collège pour garçons Saint-Martial, allait réagir et refaire corps avec sa rectitude d’esprit, il allait simplement éliminer cette mauvaise farce.

Rien ne se passa.

Au soir, Voltaire se mît à somnoler, épuisé de sa posture de prédateur. Loulou Deschênes, Jean son ami, tous l’avaient laissé à sa cause. Tous devaient attendre les signes du 1er novembre. Tous devaient quand même bouffer les kilos de friandises ramassés par tous.

Il avait faim.

Une voix le fît sursauter. Une voix étrange, grave, cassée :

– Monsieur Côté ?

Il se retourna . Elle se tenait là, grande et grise avec son arme. Sous sa soutane, ses os pointaient, dessinant son corps puissant, sans chair. Son visage, un trou noir qui éveillait les images les plus sombres de ce qu’elle était : la Mort ! Elle le connaissait et allait attendre le matin que les outardes tracent un autre zéro dans le ciel. Le lendemain, ce serait un cinq. Puis, le coup de grâce. Elle ne le laisserait pas s’échapper !

Il avait chaud, trop chaud. Son cour battait fort et vite, et mal. Il allait se relever et fuir les lieux. Son corps engagea à peine la course. Il s’effondra aux pieds de la Mort qui le regardait mourir.

Voltaire Côté se réveilla dans la soirée du 4 novembre. Soyons précis, il reprît conscience à l’hôpital. Chambre 138. Il ne se souvenait de rien, ou presque ; un éclair, une vive douleur à la tête, des bruits, des voix. Dieu, peut-être.

Jean lui raconta tout.

Heureusement que le grand Frédéric Bourdages, un de ses anciens élèves, avait pu alerter à temps les urgences, sinon Voltaire Côté aurait rendu corps et âme dans la boue. L’adolescent revenait de sa soirée d’Halloween par le chemin du marais et avait aperçu Voltaire Côté confus et étouffé. En appelant l’homme, le jeune Bourdages, déguisé pour la circonstance en Prince du Jugement dernier, l’avait vu perdre pied et se fracasser la tête sur un gros rocher.

Infarctus, commotion cérébrale et quelques égratignures. De toutes évidences, il devait se reposer.

Loulou Deschênes, vînt le visiter. Elle lui apprit qu’au matin du 1er novembre, les outardes avaient volé en formation de 9. Ainsi, on pouvait établir sans erreur l’année 2090 comme référence de base pour calculer l’âge minimum qu’aurait Voltaire Côté à son décès. Posons donc 2090 moins 1952, la différence est 138 ! Une équation simple.

Cette conclusion surprenante amena plus d’un croyant à confesser un léger excès dans l’interprétation des choses, Loulou et Voltaire les premiers.

Fin novembre, la migration des outardes vers le Sud prenait fin.