Gil Courtemanche : Tuer le père
Le dernier roman de Gil Courtemanche, Une belle mort, propose une réflexion percutante sur la maladie, la mort et les liens familiaux.
Dans la résidence des parents d’une famille bourgeoise réunie pour célébrer Noël, un père autrefois violent et autoritaire, à présent diminué par une insuffisance cardiaque et un parkinson rigide, n’en finit pas d’agoniser. Devant ce "vieux corps à l’abandon qui ne dissimule plus les secrets de sa déchéance" mais qui continue à dominer son entourage malgré sa perte de réel pouvoir, une épouse, une dizaine d’enfants et autant de petits-enfants essayent tant bien que mal de maintenir les apparences de la fête. Une fête qui, avec son passage par la salle d’urgence, tournera rapidement au cauchemar pour se terminer par un conseil de famille dont le fils aîné sortira avec une intime conviction: "Il faut tuer papa."
Impossible de ne pas comparer le dernier roman fort attendu de Gil Courtemanche, acerbe et génial chroniqueur du Devoir, à son précédent, dont le retentissement reste inégalé dans l’ensemble de sa production littéraire. Couronné de nombreuses distinctions, traduit dans une vingtaine de langues et adapté au cinéma par Robert Favreau, Un dimanche à la piscine à Kigali demeure l’une des œuvres de fiction les plus audacieuses du monde à avoir pris pour cadre le génocide rwandais. D’une facture plus intime et plus personnelle au premier abord, Une belle mort me semble néanmoins doté d’une portée plus large, le caractère spectaculaire et exceptionnel de la tragédie collective faisant place à la généralité du drame individuel. Voilà un roman qui risque de ne laisser personne indifférent, tant par l’universalité de son propos (la mort d’un parent) que par son discours de confrontation très contemporain sur un pouvoir médical qui tend à prolonger la vie à son extrême limite, sans respect pour la dignité humaine.
"Comment nous assurer que nos parents vivent confortablement, paisiblement en attendant la mort. Voilà un objectif simple en apparence, un projet mobilisateur qui nous réunit autant qu’il nous divise." Cette division, André, narrateur et en quelque sorte alter ego de Courtemanche, l’illustre en rangeant les membres de sa famille en deux catégories: alors que les "médicaux" ne jurent que par les recommandations du neurologue et voudraient faire éviter tout excès de table à ce père de 86 ans dont la nourriture reste l’unique plaisir, les "bouddhistes", eux, sont davantage préoccupés par la qualité immédiate de la vie que par sa prolongation. Établissant cette distinction lorsqu’il s’agit de lever le tabou du suicide assisté, Courtemanche évite d’en faire un projet de grande solidarité utopique à la manière des Invasions barbares. La mort du malade devenant ainsi sujet de discorde, c’est au héros, qui n’a jamais aimé son père et qui a d’ailleurs toujours eu envie de le tuer, d’élaborer un plan mi-altruiste mi-égoïste destiné à précipiter sa fin. Son projet, non dépourvu d’un certain comique, sera rejeté par l’ensemble de ses frères et sœurs, mais autorisé et coexécuté par sa mère ainsi que par un seul neveu adolescent, transformé en allié occasionnel et compassionnel.
Rempli de phrases coup-de-poing sur la décrépitude du corps et sur les difficiles rapports père-fils, Une belle mort s’intéresse à cet instant pivot où les parents deviennent les enfants de leurs enfants, situation rendue intenable par ce patriarche handicapé qui, par exemple, refuse obstinément de s’asseoir sur le fauteuil électrique adapté qu’on lui a procuré et qui lui permettrait de se lever sans aide. Autour d’un moribond qui fut aussi détestable en santé qu’il l’est dans la maladie et que le narrateur compare tour à tour à Staline et à Duplessis, Une belle mort semble finalement vouloir sonner le glas de la famille traditionnelle formée d’un père dominateur et d’une mère réparatrice. Deuil tout aussi nécessaire et que la littérature québécoise n’aurait pu rêver de souligner plus magistralement.
Une belle mort
de Gil Courtemanche
Éd. du Boréal
2005, 208 p.