Jean Leclerc : Comme si Voltaire avait pris de l'acide
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Jean Leclerc : Comme si Voltaire avait pris de l’acide

Jean Leclerc-Leloup, chanteur à succès ayant aussi flirté avec le cinéma, prend maintenant la plume et revêt la peau de Massoud Al Rachid, qui signe Noir destin que le mien, un conte pseudo-philosophique délirant.

Ça fait plusieurs années que l’auteur porte ce conte, qui a connu quelques versions. "Mon problème était de l’ordre de l’histoire, non de l’écriture ou du style", nous dit l’auteur, qui prétend avoir été bon étudiant ("Je n’en ai pas toujours l’air, mais j’écoute ce qu’on me dit!") et avoir 100 fois remis sur le métier ce projet de livre avant d’oser le présenter aux lecteurs. Une première mouture voit le jour il y a environ cinq ans, version qu’il fait lire à des amis tout en cherchant ce qui n’allait pas. Il était entêté et voulait terminer et réussir ce conte dont il a annoncé à maintes reprises la sortie (il voulait l’éditer lui-même). "Dans la version antérieure, quelque chose m’agaçait. J’ai écrit ça en partant avec un point de vue, mais en m’abandonnant totalement à l’imagination, et, arrivé aux hyènes de l’espace, là, honnêtement, je n’avais pas vraiment trouvé quoi faire de satisfaisant avec le récit. Finalement, j’ai trouvé une fin qui me plaît à ce petit livre – qui n’est pas si bon que ça! – qui fait que, lorsque je le relis, au moins, mon cerveau fait un 360!" Ça revient souvent, au fil de la conversation, cette manière qu’il a de diminuer son travail d’écrivain ou, tout simplement, d’éviter de se prendre au sérieux et de s’en faire accroire. Publier le rend nerveux et il doute sans arrêt. C’est que, pendant le travail d’écriture, il pensait très peu à la publication, tout en étant réellement porté par le projet, qu’il qualifiait de primitif. "Ce que j’avais fait il y a cinq ans faisait 160 pages, que j’ai réduites à 100. Il y avait vraiment des longueurs, et ça devenait redondant. Là, j’ai retiré plusieurs maîtres du monde et, quand arrivent les hyènes de l’espace [Leloup retient un rire chaque fois qu’il parle de ses fameuses hyènes], l’histoire vire complètement de bord!"

Leloup a grandi parmi les livres et au milieu des voyages: "Ma mère était professeure d’art et mon père, lui, enseignait la physique. Ils ont beaucoup travaillé à l’étranger, car le fait de voyager leur évitait de s’ennuyer. Un jour qu’ils s’emmerdaient joliment dans leur bungalow, ma mère s’est levée et elle a dit à mon père qu’elle ne passerait pas le reste de sa vie à regarder la corde à linge, qu’il était temps de s’en aller. Ce qu’ils ont fait." Leloup est le véritable héritier de ses parents: "J’ai un côté très rationnel doublé de quelqu’un de sensible qui fait ce qu’il veut. On m’a montré comment faire marcher un moteur, comment réparer les carburateurs, comment construire des escaliers et, même, à dépecer le sanglier [son père aimait chasser le sanglier, la nuit, en Algérie, où il a passé une partie de son enfance]. Tout ça pour te dire que je suis un crampillon, finalement." Attiré par tout, Jean Leclerc s’intéresse particulièrement à la littérature et va même jusqu’à s’inscrire à l’université en lettres avant de devenir Jean Leloup: "J’ai de très bons souvenirs de mon passage en études littéraires, car plein de gens m’ont fait découvrir des textes intéressants. J’ai beau avoir grandi dans les livres grâce à mes parents professeurs, je ne connaissais pas grand-chose en littérature avant l’université. À la maison, j’avais lu des classiques que ma mère lisait, comme les livres de Steinbeck et de Green. Mais à l’université, j’ai rencontré des professeurs, véritables maniaques de la littérature, qui m’ont fait avancer sur ce terrain, et j’ai aussi rencontré une foule d’étudiants qui "trippaient" différemment et qui avaient une grande culture littéraire."

ÉCRIRE SOUS INFLUENCE

Ce n’est pas par hasard si Leloup se met à écrire de la fiction. Il a toujours beaucoup lu: "Je suis un inconditionnel de certains titres, mais jamais de l’œuvre entière d’un auteur. Par exemple, j’ai beaucoup aimé Cent Ans de solitude de Marquez et, de Kafka, j’ai aimé Le Procès et La Métamorphose. Un autre livre qui m’a marqué est Candide de Voltaire, car j’apprécie les auteurs qui ne larmoient pas. Voltaire, qui m’a réellement aidé à ne pas me suicider, sait parler avec simplicité de l’humanité en témoignant de sa complexité, en montrant ses paradoxes tout en sachant en rire. Voltaire, aussi, sait bien exploiter son personnage." Noir destin que le mien, bien qu’absolument d’un autre registre, a une construction qui peut rappeler Candide à certains égards: "La base de ce livre, c’est Voltaire, mais avec un peu de Gotlib."

Est-ce que cette première publication, qui n’a rien d’autobiographique, est la première véritable expérience d’écriture de fiction depuis l’université? "J’ai écrit deux romans quand j’étais jeune; l’un était une espèce de copie de Kafka, l’autre une espèce de copie de Céline. Je les avais envoyés à des éditeurs, encourageants et bien gentils, qui m’ont dit poliment que c’était mauvais." Il bifurque alors vers la chanson, qui combine plusieurs de ses intérêts d’alors: "J’ai décidé de faire de la chanson, car j’aimais la poésie et je voulais gagner ma vie. Après, j’ai eu cette idée de roman qui s’appelait Le Tour du monde en complet, qui s’est transformé pour devenir Noir destin que le mien. Et là, je me suis mis à vraiment travailler, jusqu’à le finir. Je me suis isolé plusieurs fois pour l’écrire. Je m’étais vraiment lâché lousse et ça a donné une affaire pas possible. Mais ce texte m’a beaucoup servi, finalement, ça a été une réflexion sur les rapports humains. J’ai pu me projeter dans les réflexions de mon personnage et ça m’a aidé à voir les choses différemment dans la vie. Par contre, le texte n’était pas à la hauteur et j’ai dû retravailler tout ça."

LES GRANDES QUESTIONS

"Le livre pose des questions fondamentales comme: Est-ce que l’homme est comme un crapaud australien qui attend son libérateur? Est-ce que, finalement, le mulot est le résultat du désir de l’aigle?" Au milieu de ces questions absurdes souvent très drôles, le récit, qui ne semble jamais vouloir s’épuiser d’anecdotes, sous-tend tout de même un questionnement sur l’humain, ne serait-ce qu’en présentant cet antihéros, Massoud, qui a l’air dépourvu de sentiments, mais qui ne fait que chercher un sens en multipliant les sensations, sans qu’aucune de ses expériences ne semble laisser de véritables traces sur sa personnalité. "Ces questions m’ont amené à la sagesse! [Grands rires.] Sérieusement, les questions ne m’ont amené nulle part, elles ne m’ont amené qu’à d’autres questions. C’est pour ça que parfois j’ai du mal avec ce livre: on parle d’amour, on parle de questions spirituelles ou philosophiques, mais, à la fin, on se rend bien compte qu’on ne vaut pas un clou! S’il arrive des problèmes, on va se planquer dans des caves: nous ne sommes pas très courageux et si on avait l’immortalité, ce serait gênant. Je pense qu’on meurt pour ne pas être trop gêné. C’est un peu la conclusion du livre. Il est tellement lâche, Massoud!"

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VIVRE POUR LA RACONTER
Massoud Al Rachid, un immortel ayant fait le tour du monde, nous raconte son voyage et ses péripéties. Récit de la surenchère aux multiples digressions farfelues et absurdes, ce conte humoristique mais philosophique relate une quête du bonheur et une quête spirituelle. Ce personnage, aux dehors imperturbables et parfois glacials, cherche autant l’amour qu’il tente de se divertir. Si le héros traverse les pays du Sud et l’Éden premier, s’il découvre ses chakras et devient champion de sexualité tantrique, s’il passe un moment dans un monastère avec ses désirs envahissants, s’il se démène avec différents maîtres du monde et s’il affronte même les hyènes de l’espace, c’est en fait pour mieux nous raconter ce périple initiatique atypique.
Noir destin que le mien
de Massoud Al Rachid (Jean Leclerc-Leloup)
Leméac, collection "Roman", 2005, 96 p.

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MASSOUD AL-RACHID
NOIR DESTIN QUE LE MIEN
LEMÉAC

Après des années de gestation, l’un des auteurs-compositeurs les plus importants de la dernière décennie au Québec accouche de son premier roman. Nous vous en proposons en primeur un extrait choisi par l’auteur de Noir destin que le mien.

TROISIÈME CHAPITRE

Où le héros découvre l’importance de l’amour

Mon voyage venait de trouver un objectif: l’amour vrai! Il me fallait le débusquer. Fuyant les pays chauds où ma différence avait brouillé les cartes, je remontai au nord. Pour que ma quête soit efficace, je devrais rester modeste et ne présenter aucun lustre qui détournerait le regard des autres de ma nature profonde et vraie. Ah, Massoud! Me trouver un appartement minable et un travail de plongeur dans un restaurant ne fut pas difficile, et je fus bientôt fui des femmes. Il faut admettre que le proverbe est vrai qui dit que "l’odeur de vaisselle est tenace sur le plongeur de métier". Comme j’étais repoussant, et comme elles me repoussèrent! "Qu’à cela ne tienne! me disais-je, acharné, orgueilleux, je trouverais bien la perle rare", et je conservai mon emploi même quand on m’offrit de devenir serveur: je n’avais que faire de ces sourires factices aux clients, je resterais intègre et courageux, et je continuais de frotter les plats croûtés avec obstination et fierté! Incroyable combien le fromage gratiné colle à la terre cuite, dans les plats à lasagne: il faut l’avoir vécu pour le croire. Mais Dieu est grand et, malgré ma foi, l’amour tardait. Les filles préféraient vraiment les garçons mieux placés. Fâché du matérialisme ambiant, je découvris bientôt dans la poésie un exutoire à ma colère et, d’un jet, j’écrivis quatre recueils innommables dont on me refusa la publication. Fi! Je promenais ma silhouette exsangue sur les trottoirs, déclamant mes vers aux passants, rageur, cynique, couvert de saleté et m’aiguisant l’âme comme un diamant pur.

C’est au cours d’une soirée de poésie sulfureuse où j’avais fait sensation en lisant mon "Ode au Torchon" que je rencontrai enfin Serena qui avoua avoir lu tous mes poèmes et pleuré. Ah, lecteur! Pourquoi Dieu ne me tua-t-Il pas immédiatement? À force de chercher la pureté, je l’avais découverte et Serena était une sainte. Mais cette confession, la ferai-je? Elle n’était pas sexy. Et pendant que nos conversations à propos du monde s’éternisaient toujours jusqu’aux petites heures et que je m’attelais à me croire amoureux, le moment venu de nous mettre au lit me paraissait toujours trop tôt. Allais-je comprendre et m’esquiver élégamment après quelques essais infructueux, comme un gentleman? Non pas: je décidai de m’acharner et de vivre avec elle! Pendant les premiers mois, je tentai de travailler la relation. Ensuite, voyant que rien n’évoluait, je décidai de m’ouvrir franchement de mes fantasmes et de ses difficultés à les satisfaire avec force détails, qui la laissèrent clouée au lit de douleur. Pourquoi Dieu ne me raya-t-Il pas de la surface de la Terre à ce moment-là? Mais non, je restai en vie et pendant qu’elle pleurait, je me plaignais des affres que ma noble franchise me faisait subir. Ah! Éducation ridicule et politiquement correcte de mon pays d’origine, que fis-tu de moi? Convaincu que la discussion règle tout, je me déversais en de grandes analyses après chaque tentative de rapprochement. Rien ne changea, bien sûr, et ce qui devait arriver arriva, après maintes tortures inutiles, je me mis à baiser des cocottes en cachette et tandis que coupable, pas fier, je me traînais chaque fois que je le pouvais dans les bars high-tech, cachant ma honte dans une attitude désinvolte et des belles fringues à la mode payées à même la caisse commune de nos salaires de misère, à la maison j’en appelais à la liberté et à l’élévation: "C’est le quotidien qui tue tout. Il nous faut nous donner de l’air pour nous retrouver, nous revoir neufs!" Ou encore: "C’est la vie de couple qui m’empêche d’écrire mon roman : il n’y a plus d’inattendu. Il faut que je vive des choses." Ah, lecteur! qu’on me trucide! Trop généreuse pour voir ma mauvaise foi et ma lâcheté, Serena se mit soudain à essayer d’être plus sexy et à investir dans ma carrière, ruinant sa famille et ses amis pour publier mes manuscrits. Raconterai-je l’épisode de l’horrible mini-jupe, et celui des talons hauts où elle chancelait, voulant me faire plaisir, tandis qu’elle me traînait dans des cercles littéraires en faisant ma promotion? Raconterai-je comment elle se niait pour ne pas me perdre, son abnégation horrible de fille en proie à son premier amour, et moi qui laissais faire? Allais-je me ressaisir à temps? Non: je suis une pestilence, je restai lâche jusqu’au bout, et un matin où je rentrai fourbu après une nuit fabuleuse à l’extérieur, je la retrouvai pendue au lustre de l’entrée. Avait-elle trouvé par là le moyen de ne pas me détester? Noir destin que le mien: allais-je me mettre enfin à réfléchir? Non! Je décidai de ne pas culpabiliser et me lançai dans des sorties forcenées. Déclarant que la danse et le rythme étaient le secret de l’équilibre, tous les soirs j’essayais une nouvelle discothèque. Je devins excellent, les gens m’applaudissaient, on m’invitait à rejoindre des troupes contemporaines et je refusais invariablement. Était-ce pour me racheter à mes yeux que je me voulais intègre et vrai? Ah! tristesse, honte, orgueil! Mais Dieu fut bon, encore une fois, et me sauva en me faisant rencontrer Ibrahim et ses pétrodollars. Ah, Ibrahim, quel fêtard impénitent! Et comme il assumait sa superficialité avec panache! Quand je lui contai mes aventures un soir de confidences, il décida de m’apprendre à vivre. "Tu as tué ta copine à force de lâcheté. Tu es une raie sale! Un crapaud infect!" me criait-il, tendre et caressant malgré tout. "Si je n’étais pas passé par là, je te haïrais, mais là je puis te par donner, t’aider… Car j’ai été comme toi, moi, presque pire. Rien de tel que ceux qui ont vécu une expérience commune à la nôtre et s’en sont sortis pour nous comprendre. Tu es pire que moi, et pourtant, combien de démons se sont évanouis à mon contact pestilentiel!"

Il m’avait adopté. Comme elles étaient douces à mes oreilles, ses insultes succulentes, quel facile repentir! Il avait raison: j’étais un hypocrite, un coupable-né. J’adorais les cocottes aimant s’habiller léger et cher et ne rien foutre, je n’avais qu’à m’accepter au lieu de faire souffrir tout le monde, voilà tout. La vie était ainsi faite, il fallait que j’arrête de faire l’intéressant : et c’est dans un seul élan que je laissai enfin tomber la littérature pour me faire une place dans l’immobilier et me mettre en quête d’une épouse de qualité, essayant de la choisir avec circonspection. "C’est comme choisir une auto: il y en a pour tous les goûts", disait Ibrahim, le maître. Ah! lecteur, qu’on me tue! J’écoutais avec intérêt, j’acquiesçais, je trouvais cela intelligent et simple! Enfin, à force de me tenir dans "les bons endroits branchés où les vraies femmes se trouvent", je rencontrai enfin Eva, une beauté nordique à couper le souffle. Ah! Eva la sculpturale, aux jambes mirobolantes, aux seins mirifiques, aux yeux verts et aux intérêts pratiques. "C’est une Rolls Royce", me disait Ibrahim. Il avait raison: son cul de fer, ses seins de granit, haut perchés, au lit ses mouvements secs, précis, aisés et cochons, ses petites moues indifférentes et son soin parfait ne me lasseraient jamais, je pouvais en être sûr. Je l’obtins un soir avec brio, rivant finalement le clou à son amant japonais en payant la tournée générale de champagne au club en entier, après que l’amant en question avait suggéré avec arrogance que je n’aurais pas eu les moyens de vivre à Tokyo! Comme il grimaçait, tentant de sourire en buvant sa flûte de Moët et Chandon! Et quelle nuit enfiévrée, après. Était-ce la bonne? Je n’en doutai plus, un mois plus tard je l’épousai lors d’une belle cérémonie dispendieuse et achetai une grosse villa dans les quartiers chic.

Extrait de Noir destin que le mien, par Massoud Al-Rachid, (c) Leméac Éditeur 2005

Séance de signature le jeudi 6 octobre à la librairie Renaud Bray (Champigny) à 18h.