La mort de Mignonne : Extrait de Nan sans Réal
Marie Hélène Poitras, notre chef de section Musique, publiait récemment La mort de Mignonne et autres histoires, un recueil de nouvelles où bêtes et humains cohabitent en un étonnant territoire, livrés aux moments de grâce, à la désillusion, à la tendresse et à la brutalité. Morceau choisi.
Extrait de Nan sans Réal
Une histoire de Marie Hélène Poitras
Avec le cheval que tu m’avais offert, j’avais traîné un arbre jusqu’à ta fenêtre, creusé la terre et enfoncé ses racines avec mes doigts, pendant que tu dormais jusqu’à trois heures de l’après-midi. Je voulais qu’un peu d’ombre traverse tes stores horizontaux disjoints et que, en regardant à l’extérieur, tu puisses imaginer une forêt plutôt que cette route tapissée de petites grenouilles étampées sur l’asphalte dans leur parfaite forme de petites grenouilles mortes les cuisses ouvertes. L’arbre est encore là aujourd’hui, taillé et entretenu, pas du tout comme à ton époque. Ses branches souples semblent chercher quelque chose à travers les murs, un objet coulé dans le béton, éclaté dans les lattes du toit.
Ces branches sont mes bras ouverts sur ton fantôme.
Je marche dans les ruines de ce que nous avons été ensemble à l’été 1988. Je refais le parcours de l’écurie au lac, de l’aéroport abandonné jusqu’au cerisier – les obstacles que nous avions construits sont toujours dans les bois, mais relocalisés -, puis je reviens vers le manège où tu m’appris à dresser les chevaux. Le miroir que nous avions fait suspendre pour contempler les allures de nos bêtes et nos positions parfaites de cavaliers accomplis est toujours sur le mur, légèrement fêlé dans le coin droit comme si on y avait lancé un caillou. Je m’y vois debout, désemparée, un brin de foin à la main. À ce moment précis, j’ai une pensée pour tous ces oisillons tombés du toit et sauvés par mes soins cet été-là grâce à une mixture faite de protéines pour gros animaux mêlées d’eau. Il y eut beaucoup d’oisillons morts, j’en retrouvai souvent agglutinés à la sole des sabots de mon cheval, réduits en une purée rosâtre de chairs vives, de plumes ténues et collantes que je décrochais au cure-pied. Je trouvais désolant que tous ces oiseaux soient nés pour rien. Pour me changer les idées, tu m’attrapais par la ceinture, me soulevais dans les airs, mon pantalon me déchirait les fesses et j’en riais tant que j’oubliais les oiseaux piétinés. J’avais l’âge où tu pouvais encore te permettre un tel geste, douze ans. À la fin de l’été, déjà, ce ne serait plus possible.
Ton fantôme, je ne le cherche plus, car ici il est partout où je mets les pieds. J’avance sur tes terres.
M’offrir un cheval, c’était m’injecter une drogue dure dans le corps, me verser une cuillère d’héroïne dans le sang. Tu l’avais ramené d’un encan en Pennsylvanie, l’avais élu pour moi parce qu’il t’avait semblé accordé à mon tempérament : un grand pur-sang anglais cuivré qui faisait peur à ma mère, ma mère qui s’inquiétait, chuchotait à mon père que donner un animal à un enfant ne se fait pas, qu’elle n’offrirait même pas un poisson rouge à sa sœur, que les animaux ne se donnent pas, que ce cheval avait une mauvaise tête et qu’il était bien trop haut pour moi, que j’allais chuter et devenir paraplégique, qu’il se blesserait à une patte – qu’il avait très fines de par sa race. Offrir un cheval à une adolescente, c’était ouvrir la porte à toutes sortes d’errances et ma mère voyait l’évidence : ce cheval était une bête splendide, magnétique. À partir de ce jour-là, je me détachai de ma mère et passai plus d’heures sur le dos de mon pur-sang que debout sur le sol à hauteur d’homme.
Montée sur cet animal par un jour d’automne et de randonnée, après qu’il se fut cabré parce qu’un lièvre avait détalé devant nous, quelque chose a claqué dans mon ventre, une sensation d’élastique cassé, de cuir déchiré, un choc. Tu étais derrière moi sur ta jument Manou enceinte et avais vu le sang se répandre sur mes vêtements, une goutte s’était dilatée jusqu’à tacher complètement mon pantalon d’équitation gris souris. J’ignorais ce qui m’arrivait, tu avais dit :
– Nan, arrête ton cheval.
– Réal.
– Tu as mal ?
– Il m’a donné un coup dans le ventre. Quelque chose a cédé, le cuir de la sangle s’est défait, je crois.
– Nan…
– Quoi ?
– Rentrons, ton cheval a perdu un fer dans la boue.
Tu revenais souvent de ta nuit au moment où j’arrivais le matin, vers 7 h, pour m’occuper des chevaux avec le palefrenier, et donner les cours d’équitation aux débutants. Tu avais la peau froissée et du maquillage sous les yeux. Tu sortais de ta Renault 5, voûté et blême, tes yeux bleu pâle translucides, et tu semblais évanescent : tu me fuyais, mais moi je voulais te voir. Tout ce que tu faisais m’intriguait : tu congelais des lapins morts pour ensuite les cuire à la moutarde, tu buvais un grand verre de vodka à ton réveil comme si c’était de l’eau, tu te rasais les tempes, tu avais acheté un caniche noir survolté nommé Pernod que tu étais allé chercher en avion jusqu’en Ontario, et tu lui faisais ronger les restes nauséabonds de la corne des sabots fraîchement ferrés. Tu insérais ton bras jusqu’à l’épaule dans le vagin de Manou pour toucher le poulain qu’elle portait et tapoter ses pattes fragiles. Te voir monter seul dans le manège toutes ces bêtes difficiles était un spectacle renversant dont j’étais l’unique spectatrice. Tu réussissais à les faire galoper sur place, elles te donnaient leur tête sans jamais te céder leur honneur et tu me révélais tous les secrets du dressage en des formules cryptées du genre : " Demander souvent, se contenter de peu, récompenser beaucoup. " Tu m’appris qu’un cheval est un grand enfant nerveux. Ensemble, nous faisions d’interminables randonnées dans les bois, à travers la ville, jusque dans les carrières de cailloux, puis nous allions au restaurant du village. On attachait nos montures près de la station d’essence comme deux cow-boys anachroniques. Le soleil mourait sur un ciel rose et on s’attablait.
Il n’y avait jamais que nous, et c’est dans ce restaurant que j’essayais de rejoindre ta main sous la table. Tu allumais une Craven A pour t’occuper les doigts. On lisait l’horoscope : Sagittaire, nous étions nés le même jour, à vingt ans d’intervalle. À cette époque, je n’avais qu’un but dans la vie : me faire adorer de toi en remportant les championnats provinciaux de dressage junior sur le cheval fiévreux que tu m’avais offert. J’ai encore le ruban et la cassette vidéo. Tu es aux côtés du caméraman. On t’y entend me parler durant mon parcours, me murmurer " Baisse tes talons, Nan ", compter les foulées entre les oxers de concert avec moi, retenir ton souffle à chaque obstacle, me mettre en garde lors des virages et des voltes. À entendre les légers hiatus entre tes conseils, je te devine fumant une cigarette.
Bien des choses nous ont rapprochés sans que je comprenne, même encore aujourd’hui, ce qui nous avait liés l’un à l’autre. De mon côté, c’était simple : tu m’avais offert un cheval, tu m’avais sauvée. Quant à toi, tu semblais voir en moi des aptitudes de dresseuse, une cavalière de talent, tu me faisais même débourrer tes poulains. Avec les chevaux, j’étais ferme et obstinée, mais sensible, intuitive, une vraie nature de cavalier, j’avais les reins juste assez creusés et l’assiette souple. Je tombais parfois, me blessais, mais par orgueil je remontais en selle, flegmatique. Aujourd’hui, ce dont je m’ennuie le plus quand je pense à toutes ces années de poils équins piqués dans les cuisses, c’est d’avoir peur avec toi, Réal.
La mort de Mignonne et autres histoires
de Marie Hélène Poitras
Éd. Triptyque
2005, 169 p.