Philippe Claudel : Compagnons d’infortune
Philippe Claudel se penche sur le sort d’un vieux réfugié de guerre dans La Petite Fille de Monsieur Linh.
Des soldats venus d’ailleurs ont rasé le village de Monsieur Linh, détruit sa maison et tué son fils unique et sa bru. Quittant son pays de rizières, le vieil homme s’embarque sur un bateau parmi d’autres survivants, tenant dans ses bras sa petite-fille âgée d’à peine 12 semaines, enfant calme qui s’endort lorsqu’il lui chante une berceuse, toujours la même. Arrivé dans un pays froid où l’on parle une langue étrangère, Monsieur Linh est installé dans un dortoir d’où il part régulièrement en promenade, arpentant une grande ville sans saveurs, sans odeurs et habitée par un "troupeau aveugle et sourd" d’hommes pressés et indifférents. Toujours accompagné de sa petite-fille, pour laquelle il s’efforce de vivre encore un peu, Monsieur Linh fera la connaissance de Monsieur Bark, fumeur invétéré que la mort de sa femme a rendu inconsolable. Chaque jour, sur le même banc de parc face à la mer, le vieil homme écoutera inlassablement son nouvel ami lui parler de sa peine dans cette langue qu’il ne comprend toujours pas, lui répondant par ses sourires les plus asiatiques.
En 2003, Philippe Claudel recevait le prix Renaudot pour Les Âmes grises, roman à succès traduit dans une vingtaine de langues et mettant en scène un policier à la retraite obsédé par une vieille affaire criminelle remontant à la guerre 14-18 dans un village de Lorraine. Proche de la fable et du conte par sa brièveté, son symbolisme et avec ses lieux et son époque jamais nommés, La Petite Fille de Monsieur Linh est d’un registre très différent de cette œuvre qui appartenait davantage à la fresque historique. L’on y retrouve toutefois le même souci d’une phrase épurée, simplifiée à l’extrême, porteuse de toute la douleur du monde. La fascination altruiste de Claudel pour l’autre qui souffre aboutit ici à un éloge de ces amitiés apaisantes et nourrissantes nées au sein de l’exil et de l’adversité.
Faisant la part belle aux silences, aux quiproquos de langage, aux malentendus communicationnels, La Petite Fille de Monsieur Linh offre des passages à la fois jouissifs et inquiétants, telle cette scène d’une grande intensité où l’on voit Monsieur Bark expliquer qu’il a autrefois été forcé de partir à la guerre, une guerre atroce qui avait lieu dans le pays de Monsieur Linh et qui l’a obligé à tuer des compatriotes de celui-ci. Troublante confession à laquelle son interlocuteur, qui ne comprend pas ce qu’on lui dit, répond en silence par ce même sourire où l’on peut presque lire une forme de pardon.
Lorsque les services sociaux envoient le grand-père et sa petite-fille dans un "château" entouré d’un "beau parc" et de hautes grilles, une véritable descente aux enfers débute pour Monsieur Linh qui rêve de retrouver la douceur de ses conversations quotidiennes avec Monsieur Bark. L’évasion picaresque du vieillard, qui parcourra la ville dans sa pathétique chemise d’hôpital à la recherche de son ami, fera place à une finale inattendue qui nous pousse à reconsidérer sous un autre jour cet étonnant récit consacré à la folie que provoque le déracinement.
La Petite Fille de Monsieur Linh
de Philippe Claudel
Éd. Stock
2005, 160 p.